Les quatre éléments d'Aragon
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Les quatre éléments d'Aragon
La diversité
« Diversité, c’est ma devise », a écrit La Fontaine. C’est encore plus vrai pour Louis Aragon. S’il n’a jamais varié d’opinion politique, il s’est constamment réinventé en littérature. Comme Victor Hugo (et Michel Houellebecq), il est à la fois romancier et poète. Et à l’intérieur de chaque genre, il a su faire des œuvres très différentes : un roman d’amour (Aurélien), un roman historique (La Semaine sainte), le roman social et réaliste avec le « cycle du monde réel », le roman expérimental (La Mise à mort, Blanche, ou l’oubli), la poésie d’amour avec Les Yeux d’Elsa… Il manie aussi bien l’ironie que le lamento, l’octosyllabe que l’hexamètre ou l’alexandrin, et il a même créé un vers comptant seize pieds dans Le Roman inachevé.
Cette diversité vient d’abord d’une invraisemblable virtuosité, d’une souplesse mentale qui épatait ses amis (à commencer par le rigide André Breton), et dont il s’amuse parfois dans ses poèmes avec un zeste d’autodérision (ici de seize pieds) :
« Allez va-z-y la mécanique allez va-z-y la mélodie »
Après tout, la poésie n’est composée que de ces deux éléments. Et avec lui, la mécanique est toujours au service de la mélodie. Les poèmes d’Aragon invitent au chant : Brassens, Léo Ferré, Jean Ferrat, Jacqueline Sauvage, Nina Simone l’ont bien compris, qui ont fait leur miel de son œuvre, et lui ont donné un visage inattendu par leurs interprétations, à la fin de la vie du poète.
L'amour
« L’amour est ta dernière chance. Il n’y a vraiment rien d’autre sur la terre pour t’y retenir ».
Cette phrase qu’a écrite un Aragon de 24 ans dans Anicet ou le Panorama, il semble qu’elle soit restée vraie toute sa vie. Comme pour Stendhal, rien d’autre que l’amour ne comptait vraiment à ses yeux.
Séduire devint donc la grande affaire. Aragon séduisait. Pourtant, malgré ses succès, le compte n’y était jamais et il se sentait toujours au bord d’un gouffre, menacé par l’abandon et le chaos. Dès ses premières œuvres (Anicet, Le Paysan de Paris), l’amour fut pour lui une obsession, une religion et une question à laquelle il s’efforce de répondre, un peu à la manière de Voltaire et de ses contes philosophiques (Anicet), ou en pastichant à la fois Lautréamont et Fénelon (Les Aventures de Télémaque).
La rencontre avec Elsa et les poèmes la célébrant pourraient nous faire croire que les sentiments d’Aragon s’abouchèrent désormais à une seule source. Il n’en fut rien. Pour lui, l’amour n’était pas confiné au couple : le communisme, la France, c’était encore de l’amour. Et c’est pourquoi il en fit des poèmes. Qu’Elsa ou l’URSS aient ressemblé vraiment à ce que chante Aragon, on peut en douter, mais peu importe : seule demeure la beauté du chant et du sentiment.
Toute l’œuvre d’Aragon est une célébration de l’amour, philtre magique qui rend toutes choses plus belles et plus intenses.
La fantaisie
Bien des tentations menaçaient Aragon : la fête, la facilité, le snobisme, le nihilisme. L’amour d’Elsa et l’espérance révolutionnaire lui ont certainement donné cette colonne vertébrale qui lui manquait. Mais heureusement, il n’a jamais sacrifié sa propre fantaisie. Et dans cette fantaisie réside le grand bonheur de lire Aragon, depuis Anicet ou Le Panorama en passant par Le Paysan de Paris, jusqu’à Aurélien et La Semaine sainte, qui sont pourtant des romans sérieux. Il est un violoniste de génie, un champion du charme et de la rêverie
Les hommes vivent les yeux fermés au milieu des précipices magiques. Ils manient innocemment des symboles noirs, leurs lèvres ignorantes répètent sans le savoir des incantations terribles, des formules pareilles à des revolvers.
Le Paysan de Paris
Louis Aragon, lui, voit la magie et les précipices. Il nous les dit dans le flot continu de son invention, multipliant les arabesques et les feux d’artifice de style, dès son premier livre :
Je donne un nom meilleur aux merveilles du jour
J’invente à nouveau le vent tape-joie
Le vent tapageur
Le monde à bas je le bâtis plus beau
(Feu de joie, 1920)
La blessure
Aragon est resté un éternel adolescent. C’est sans doute pourquoi il a été poète jusqu’au bout. Mais l’inaccomplissement est aussi une souffrance. Aragon ne s’est jamais trouvé. A la fin de sa vie, il avoue un sentiment de gâchis qu’on peut lire dans ces vers étourdissants du Roman inachevé :
Et le roman s’achève de lui-même
J’ai déchiré ma vie et mon poème
Cette blessure est la sienne, mais elle est aussi celle de la femme aimée et qui n’a peut-être pas été heureuse à ses côtés
Et le pis est que la déchirure passe par ce que j’aime et que c’est dans ce que j’aime que je gémis
Le lamento prolongé se nourrit, après la seconde guerre mondiale, de l’amertume d’avoir été trahi par le communisme, -lui qui redoutait tant la trahison !
Pablo mon ami qu’avons-nous permis
L’ombre devant nous s’allonge s’allonge
Qu’avons-nous permis Pablo mon ami
Pablo mon ami nos songes nos songes(« Ode à Pablo Neruda»)