8. Clan Destin - Manon
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8. Clan Destin - Manon
Avaient-ils dormi ?
Manon et Élias avaient pris le risque de se rendre à la cascade, malgré l’interdiction de Salween. La panthère les avait suivis, s’était couchée à proximité.
Élias n’avait plus envie de taire quoi que ce soit à Manon. Il voulait qu’il en fût de même pour elle. Il avait longuement réfléchi au lieu et au moyen d’une communication qui ne pourrait pas être perçue par Salween. Derrière la chute d’eau, il y avait une petite caverne ; le bruit de la chute couvrirait peut-être le chahut de leurs pensées. Il emporta avec lui son carnet de croquis.
Une fois les paroles confiées, parfois écrites pour plus de sûreté, ils étaient ressortis trempés et frigorifiés mais apaisés. Ils s’étaient étalés sur la berge pour continuer à papoter. La panthère les réchauffa. Ils étaient bien. Réconciliés sans s’être disputés, ils s’étaient promis de ne plus rien se cacher, malgré les consignes qui viendraient d’en haut, de Salween ou d’autres. Le carnet resterait sur place même si, pour y accéder, il fallait ruser.
Quand ils aperçurent les premières lueurs, ils se dirigèrent calmement vers leur hutte. Salween les y attendait.
— Où étiez-vous ? demanda-t-il.
— À la cascade, répondit posément Élias.
— Ce n’est pas vrai, j’y suis allé ! Cela ne sert à rien de me raconter n’importe quoi, je saurai où vous étiez.
— Eh bien, tu sauras qu’on y était ! rétorqua Manon. Où est le problème ?
— On ne quitte pas le village pour dormir, vous le saviez.
— J’assume ! répliqua Élias sereinement.
— Non, s’exclama Manon. On assume à deux ! Quelle sera notre punition ?
Furieux, Salween les fixa tour à tour avant de tourner les talons. Manon et Élias en rirent.
Ils se dirigèrent directement vers le réfectoire où ils donnèrent un coup de main aux trois personnes qui préparaient le repas : Lisu, Varanasi (la femme de Lhassa) et Astola.
Les deux ados façonnèrent les galettes. Il s’agissait d’une pâte à pain dans laquelle on poinçonnait quelques trous avec les doigts, pour qu’elles n’éclatent pas au four. Élias avait dessiné sur l’une d’elles le profil de Salween coiffé d’un chapeau à trois cornes comme ceux des bouffons, ce qui avait provoqué l’hilarité des deux cancres. Salween arriva derrière eux au moment où ils sortaient leur œuvre du four. Ils ne le virent pas arriver tant ils riaient à gorge déployée de leur galette, dont la chaleur avait agrémenté le modèle de quelques boursouflures et cratères.
Salween n’eut pas vraiment besoin d’explications en découvrant la galette. Les ados n’arrivaient pas à contenir leurs éclats de rire, et chaque fois qu’ils essayaient de reprendre leur sérieux, l’un pouffait, plié en deux, entraînant l’autre dans le fou rire.
Contrôlant difficilement sa colère, Salween avisa Manon et la pointa.
— Puisque tu aimes tant la cuisine, tu changes de travail pour offrir à la collectivité de quoi manger, lui déclara-t-il. Désormais, tu te lèveras une heure plus tôt pour cuire les galettes, puis tu aideras aux fourneaux.
— Voilà donc la réponse du berger à la bergère ! lança Élias. Bravo caporal ! La punition est à la hauteur du délit !
— Non, rétorqua Salween bouillonnant, ça, ce n’est pas la punition ! C’est ....
— C’est ? titilla Élias.
Salween ne répondit pas. Élias le scrutait, un brin moqueur. Il s’aperçut que son pied s’enfonçait dans le sol; il devait communiquer avec une des personnes présentes autour de lui. L’ado observa les autres, essaya de déterminer si l’une d’elles avait un tic qui pouvait trahir son état de chauve-souris. Lhassa lui tournait le dos en remuant mécaniquement dans les graines qu’il allait donner aux poules ; Varanasi papotait avec Astola ; Lisu coupait les galettes ; et il y avait, caché derrière la réserve, un quidam dont il ne voyait que l’ombre.
Élias regarda Manon, qui le dévisageait sans comprendre. Il lui avait soufflé mentalement de courir derrière l’appentis tandis qu’il discutaillerait avec Salween ; mais Manon ne le captait pas.
— C’est juste le moyen pour que j’aille gentiment chez Bégawan puisque Manon ne sera plus au potager, reprit Élias. Diviser pour régner, c’est ça ?
Salween le fixa encore un instant puis il tourna les talons pour emprunter la route qui passait derrière le dépôt. Élias empoigna la galette et courut après lui.
— Salween ! le rappela-t-il.
L’homme qui était derrière la réserve contournait la maison au fur et à mesure qu’Élias avançait. Salween s’arrêta et se retourna vers l’ado, toujours de mauvaise humeur. Élias lui tendit le pain :
— Tiens, je sens que tu vas manquer le petit déjeuner, lui lança-t-il. C’est vilain de sauter les repas !
— Je mangerai avec tout le monde dans la hutte «réfectoire », grinça Salween, fulminant.
Il vira d’un pas rageur vers la forêt interdite. Élias rit et rejoignit tranquillement Manon, en faisant le tour de la case réserve. Il n’y avait plus personne.
Manon avait vu une silhouette s’éloigner rapidement ; elle n’avait compris qu’à ce moment-là la manœuvre d’Élias. Elle étala deux poignées de céréales et traça dedans :
« Tu dois m’apprendre à communiquer comme les chauves-souris ! »
Lisu arriva à ce moment-là, observa les graines en demandant ce qu’il était écrit. Les deux complices échangèrent un regard vainqueur, ayant capté tous les deux qu’ils étaient dans une société totalement analphabète. Lisu fut un peu contrariée par ce conciliabule, elle les gronda gentiment en disant qu’on ne jouait pas avec la nourriture. Élias ramassa les céréales en s’en excusant.
Pendant la nuit à la cascade, les deux ados avaient décidé de faire ensemble ce qu’on imposait à l’un des deux. Ainsi, puisqu’on obligeait Manon à travailler aux cuisines, Élias l’accompagnerait puis il irait chez Bégawan l’après-midi ; et si Manon ne pouvait entrer dans le jardin, elle l’attendrait juste de l’autre côté de la haie.
Très vexé par la caricature, Salween ne toléra plus aucun dessin sur la route ou dans le sable. Il avait demandé à Élias de lui rendre son carnet de croquis mais Élias prétendit l’avoir perdu. Le résultat des courses fut que Manon et Élias renforcèrent leur connivence, à la grande fureur du cerbère bouffon.
Élias réalisa très vite qu’il leur fallait du temps supplémentaire pour apprendre à Manon la transmission à la manière des chauves-souris. Il proposa dès lors à Manon de s’acquitter de leurs tâches séparément pour avoir plus de temps libre.
Les jours s’écoulaient lentement. Félix accomplissait son devoir auprès de Chebbi avec plaisir. Au-delà de la leçon, Félix apprenait beaucoup du jeune garçon. Ce n’était pas toujours facile : Chebbi était imprévisible; parfois, il se mettait en colère et se roulait par terre comme un enfant de cinq ans. La première fois que Chebbi avait été coincé dans cet état, Félix avait failli tout abandonner. Lisu l’avait aidé à reprendre de l’assurance.
— Laisse passer l’orage, lui avait-elle conseillé.
— Cet enfant est trop différent,
— C’est quoi la différence ? Tout le monde est différent. Il y a peut-être plus de ressemblances entre toi et lui qu’entre toi et moi.
— Oui, mais avec toi, je peux communiquer !
— Communiquer ne sert à rien si la confiance n’y est pas. Chebbi croit en toi ; pourquoi pas toi ? Essaie d’abord de communiquer avec toi-même !
Félix était resté pensif. Les phrases de Lisu résonnaient en lui plus que n’importe quel autre discours. Petit à petit, il comprit ce qu’elle voulait dire et Chebbi et lui s’apprivoisèrent, devenant presque inséparables.
Dès lors, les grands n’entrèrent que parcimonieusement dans le jeu d’Élias et Manon. Ils voulaient bien les couvrir mais pas plus. Depuis qu’ils s’intégraient à la vie du village sans faire d’éclat, on les laissait tranquilles. Zoé se proposa même d’apprendre à lire et à écrire à Tode. Salween avait largement approuvé le projet, Élias et Manon en étaient fort contrariés.
— Je me demande vraiment à quoi ça lui servira ! râla Élias. Il n’y a pas un livre ici, pas un papier : on est à l’âge du fer !
— C’est le fils d’un préfet de discipline qui dit ça ! se moqua Félix.
— Le préfet de discipline t’assurerait qu’il faut plus que sept lunes pour apprendre à lire ! rétorqua-t-il. Et on les a déjà vachement entamées !
— Combien reste-t-il de lunes à passer ? intervint Zoé.
Les ados se regardèrent, étonnés de ne pas pouvoir répondre à la question. Seul Félix avait une idée assez précise.
— On est plus ou moins à la moitié mais je ne vous en révèle pas plus. Je voudrais vous réveiller un matin en vous annonçant le plus simplement du monde : allez hop ! laissez tout par terre et rentrons chez nous ! déclara-t-il, assez grandiloquent.
Ils en rirent. Manon souligna qu’il fallait d’abord qu’ils se présentassent à quelqu’un dont elle ne se souvenait pas du nom, qui allait juger leur cœur et leur âme. Elle se mit à pleurer. Elle n’entrevoyait que l’appréciation de son âme, sûrement mauvaise ; elle n’arrivait pas à être gentille avec tout le monde. Les aînés la consolèrent. Ils partirent dans une discussion sur le nom de ce grand manitou sans pouvoir le déterminer. Ils enchaînèrent ensuite avec le verdict du jugement, les deux aînés prétendant qu’en suivant les consignes de Salween l’examen serait plus facile à réussir.
— Puis, dit Manon entre ses larmes, il y a le singe qu’il faut nourrir, mais personne n’a déjà vu ce singe ! comment voulez-vous qu’on s’en sorte ?
Sans prendre part à la discussion, Élias observait sa copine avec angoisse : elle avait froid, de grandes cernes rayaient ses joues et, depuis deux ou trois jours, elle ne mangeait presque plus rien. Chaque soir, c’était pareil : elle pleurait pour un rien et s’endormait comme une souche, au milieu de la conversation.
Ce n’était pas normal. Il lui avait déjà proposé d’aller voir Bégawan, mais Manon n’osait plus se confier à elle. Elle avait surpris aux cuisines une conversation à leur sujet. L’une des femmes s’était inquiétée de savoir où en était la « transformation » ; elle avait émis un commentaire pessimiste en soulignant le fait que les deux ados se serraient trop les coudes pour qu’on puisse avancer convenablement, même Bégawan n’arrivait pas à en tirer davantage.
Elle l’avait tout de suite relaté à Élias ; ils avaient alors repris un rythme d’enfer en effectuant à deux l’ensemble de leurs corvées. Ils se levaient avant l’aube, pour apprendre à communiquer en silence. Manon était à ce moment-là dans une forme qui frisait l’hystérie tant elle était dynamique et riante. Dès lors, Élias se rassurait sur sa santé ; mais à midi elle sentait la fatigue l’emporter et s’endormait devant la haie du jardin de Bégawan quand Élias allait y travailler.
Le lendemain, Manon ne tenait plus sur ses jambes. Elle hurlait que des démons allaient l’emporter, elle avait des hallucinations. Élias et Félix la soutinrent jusqu’à la hutte « médecine ». Quand Bégawan décida de la garder près d’elle, Élias s’imposa sans en demander la permission à quiconque.
La femme médecin n’était pas très heureuse de constater l’état dans lequel se trouvait la jeune fille, elle aurait dû agir nettement plus tôt. Elle envoya Élias concocter quelques remèdes en espérant que cela ferait de l’effet.
Manon naviguait dans les brumes de la fièvre depuis six jours. Élias ne dormait plus, ne mangeait plus. Il la regardait se débattre, apeuré. Le soir de ce sixième jour, assis devant la porte, découragé et terriblement angoissé, Élias pleurait doucement en s’en voulant de l’avoir laissée plonger dans la maladie sans intervenir plus rapidement. Assis à côté de lui, Félix et Zoé n’étaient pas plus optimistes et, la tête entre les mains, ils se morfondaient de ne pas avoir poussé les plus jeunes à plus de collaboration entre eux. Bégawan sortit de la hutte et se planta devant eux :
— Il lui manque une présence pour s’en sortir mais je ne détermine pas laquelle.
— Mes parents sûrement ! détermina Zoé, un brin rancunière.
— Non, j’y ai pensé, pas eux. Vous n’avez pas une autre idée ?
— Qu’est-ce t’en sais ? répliqua Zoé dont le désespoir se transformait petit à petit en une colère noire contre le clan.
Bégawan regarda la jeune fille sans répondre immédiatement. Élias, trop las pour réagir, tourna la tête vers la forêt : il vit la panthère rôder à la lisière du bois, assez nerveuse.
Depuis leur escapade à la cascade, Salween avait expressément éloigné d’eux le félin. C’était cela leur « punition ». Elle les surveillait à une distance relative pour qu’ils ne se sentent plus dans une sécurité sans faille. Ils s’en étaient ouvertement gaussés devant Salween mais Élias savait que Manon en avait été profondément meurtrie.
— Il faut chercher Salween, décida-t-il en se levant. Allez au bassin et fouillez le village. Rendez-vous ici ! leur cria-t-il, déjà en route vers la forêt interdite.
La panthère était là, lui barrant le passage. C’est elle qui pourrait la tirer d’affaire mais comment se faire comprendre ? Seul Salween pouvait jouer cet intermédiaire.
Élias s’accroupit ; elle s’approcha calmement. D’une main peu assurée, il tenta de la caresser ; il lui parla très doucement.
Panthère, ma sœur panthère, supplia Élias mentalement. Tu dois sauver Manon. Tu es mon dernier espoir, son dernier espoir !
Celle-ci tourna la tête vers un point précis à l’orée du village. Élias essaya de suivre son regard : une silhouette ressemblant à Salween se dessinait en contre-jour. Élias n’eut pas le temps de l’appeler : le félin le fixa à nouveau. Élias reçut une sorte de flash : une image qu’il n’arrivait pas à décrypter, assez compliquée. Plusieurs anneaux s’entrelaçaient, au milieu desquels une sorte arbre dont les racines et le branches jouaient miroir. La panthère se dirigea au trot vers la hutte « médecine ». Elle entra sans hésiter chez Bégawan et se coucha sur Manon.
— C’était donc ça ? s’étonna Bégawan. Pourquoi cherchais-tu Salween alors ?
— Parce que c’est son maître, il n’y a qu’à lui qu’elle obéit !
— Tu crois ça ?
— Qu’est-ce qui se passe ? s’écria Salween en déboulant à son tour dans la hutte, suivi des deux grands.
Bégawan ne dit rien mais elle le fixa en tremblant du nez, d’un air sévère. Clairement ennuyé, Salween évita son regard, le talon profondément ancré dans le sol.
Il est en train de se ramasser un sérieux savon, remarqua Élias, un peu narquois.
Salween lui lança un coup d’œil exaspéré puis réajusta son attention sur Manon. Celle-ci était complètement enfouie sous la bête. Seule sa tête apparaissait sous la masse noire de l’animal. Elle avait l’air perdu, toute petite en dessous de cette énorme puissance. Un bras sortit du lit et tâtonna dans la fourrure, à un endroit bien précis. Elle s’agrippa à un médaillon bleu, incrusté entre les omoplates du fauve. Manon s’assoupit.
De grosses gouttes de sueur perlèrent sur le front de la malade. Élias se tourna vers Bégawan, paniqué :
— Elle n’est pas en train de la tuer ?
— Ne te tracasse plus, la fièvre s’éloigne.
— Sauvée, murmura Zoé, soulagée. Tu l’as sauvée, Élias !
— Ce n’est pas moi, c’est la panthère, marmonna Élias dans un souffle.
En une fois, toute la tension accumulée les derniers jours s’évapora laissant place à une immense fatigue. Élias tituba, s’appuya sur un des piliers centraux. Salween l’attrapa avant qu’il ne s’effondre.
— Va dormir !
— J’ai promis que je ne la quitterais pas.
— Je resterai, lui proposa-t-il.
— Raison de plus ! lâcha-t-il entre les dents.
Salween avala la remarque en reniflant bruyamment. Zoé intervint en regardant sa sœur.
— C’est à mon tour de la garder, Élias. Moi je la veillerai.
Élias hésita. Il n’aimait pas rompre sa promesse mais il savait qu’il ne tiendrait pas longtemps. Félix renchérit en lui assurant qu’il serait aussi à ses côtés. Élias accepta, soulagé, et sortit de la hutte en chancelant. Il fit quelques mètres vers sa case, avant que Borhut lui barrât le passage.
— Alors, pas encore morte ? Ça va pas tarder ! lui largua-t-il à mi-voix.
Élias sentit une rage folle monter en lui. Il en serait bien venu aux mains, mais ce mec était certainement plus fort. Il le fixa en serrant les dents et entendit une voix :
— Stop, Borhut.
Borhut se retourna : dans la pénombre d’un marronnier, un homme avait suivi leur progression.
— J’les tuerai tous ! j’te l’promets !
— Dis-le tout haut, vermine, et c’est toi qui es mort !
Borhut pointa Élias du doigt, Élias vit s’imprimer une image sur le front de son adversaire : il s’agissait d’une plante dont la fleur était assez jolie. Il lui sembla l’avoir déjà aperçue dans le fond du jardin de Bégawan. Il fronça les sourcils, intrigué. C’était la première fois qu’il voyait une scène se dessiner sur le front de quelqu’un, comme si au-delà des mots il visualisait la pensée de la personne.
— Elle ne résistera pas et ce n’est que la première ! prédit Borhut menaçant.
— Dégage, petit con ! grinça Élias.
— Ne m’appelle plus «Ptico » ! menaça Borhut.
Élias réalisa enfin qu’il avait dû le traiter de « petit con » la première fois qu’il l’avait titillé. Il éclata de rire en comprenant ce que « Ptico » voulait dire. Borhut en fut encore plus marri et s’éloigna furieux.
Derrière l’arbre, l’homme était manifestement très content de cette hilarité soudaine. Il murmura :
"Bien joué, petit frère !"
Élias se tourna vers lui et le chercha des yeux. Lhassa arriva de ce côté et lui demanda des nouvelles de Manon. Il lui répondit en quelques mots.
"Tu peux aller lui dire bonjour mais elle dort," lança Élias pour voir s’il l’entendait mentalement ou non.
Lhassa ne réagit pas à la phrase. Élias en conclut que cela ne signifiait pas qu’il ne le percevait pas mais que, s’il discernait ces propos mentaux, il ne voulait pas qu’Élias le sache. Lhassa s’éloigna, encore inquiet pour Manon. Elle et lui avaient tissé une amitié solide en soignant les bêtes du clan. Il fit quelques pas puis se ravisa et il rejoignit la hutte « médecine ».
Élias était médusé. Jusqu’alors il ne percevait que les pensées qui lui étaient adressées. Bégawan lui avait expliqué qu’elle non plus n’entendait pas quand lui et Salween communiquaient ainsi. C’était toujours un message d’une tête à l’autre, sans qu’il y ait de témoin sauf, bien entendu, si le billet était émis pour deux personnes à la fois.
Salween lui parlait presque uniquement par écholocation, pour s’exercer, lui avait-il affirmé. Cela faisait enrager Élias qui ne voulait en aucun cas faire des apartés vis-à-vis de Manon. Si bien que, la plupart du temps, il n’y répondait pas.
Élias en déduisit qu’une fois de plus on ne lui disait qu’une partie de la vérité ; s’il décelait les chauves-souris d’alentour, il n’y avait aucune raison que les autres ne fassent pas la même chose. Cette fois, il se jura de taire ce progrès.
Après avoir dormi vingt-quatre heures d’affilée, Élias retourna à la hutte « médecine ». Sur la paillasse, Manon buvait tranquillement un bouillon de légumes.
— Pourquoi Félix et Zoé ne sont-ils plus là ? s’enquit-il, contrarié qu’ils aient rompu leur promesse.
— Puisque j’étais hors de danger, Salween leur a demandé d’aller au potager, répondit-elle.
Manon le dévisagea. Elle voulut le rassurer sans pour autant en parler devant Bégawan. Elle soupira en pensant :
— Pas grave ; pour l’instant, je ne sens pas trop de danger. Bégawan n’agira pas toute seule.
— Sauf que Salween essaie de nouveau son petit truc d’ascendance et ça, ça me pompe ! répliqua Élias sans se rendre compte qu’il s’était exprimé en écholocation.
Manon sourit en le fixant d’un air triomphant :
- Je t’ai capté !
Bégawan les observait tous les deux d’une mine un peu méfiante. Élias changea de cap.
— Raconte-moi ; cette panthère est vachement lourde, non ?
— Pas du tout, pourquoi tu as pensé à elle ?
— Je me suis souvenu du flash que t’avais eu le premier jour, quand elle avait bondi sur toi. Je me suis dit qu’il y avait plus entre vous deux qu’un simple lien avec un animal de compagnie !
— Un flash ? pensa Bégawan intriguée.
— Sauf que ce n’était pas une panthère que j’avais vue, continua Manon sans se préoccuper de Bégawan, mais un aigle.
— Un aigle ??? émit Bégawan en pâlissant, mais ça change tout !
— Déso, mais j’avais pas d’aigle sous la main ; par contre la panthère faisait les cent pas le long de la forêt. Je suis sûr qu’elle percevait ton mal sans savoir comment agir.
Bégawan était assez nerveuse ; elle avait arrêté de touiller dans sa casserole. Elle se retourna et elle leur lança un dernier regard avant de quitter la hutte en douce pour se diriger précipitamment vers la forêt. Les ados attendirent pour se confier que Bégawan ait totalement disparu. Élias lui narra la conversation avec Borhut et l’homme qui le nommait « petit frère ».
— La panthère m’a parlé hier soir, enchaîna Manon. Elle m’a demandé de trouver un médaillon perdu dans sa fourrure et de m’y accrocher. Une grande chaleur était transmise par cette turquoise, dans mon bras puis dans mon corps. Ensuite, j’ai capté trois images : la première, c’était celle des fameux bracelets du Kadga. Le premier était tel que celui que je t’avais décrit à la cascade. Le second était vachement plus intéressant : c’était celui dont les médaillons avaient été retirés mais qui, cette fois, en était muni. J’ai vu en gros plan les pierres turquoise incrustées : il y avait quatre médaillons ; sur chaque caillou, un dessin était gravé : un ovale coupé en deux, le fameux aigle que la panthère m’avait déjà montré et le cercle chinois du yin et du yang. Le dernier était trop compliqué pour te le décrire : un arbre dont les racines et les branches s’entremêlaient.
— Ça, c’est sans doute celui que la panthère m’a envoyé. Je tâcherai de le dessiner pour comparer.
— La seconde image était un homme de dos. Il avait des bracelets aux poignets, il était nu à côté d’un grand feu et il y jetait ses vêtements.
— Le Kadga, à poil ! Je voudrais bien voir ça ! s’exclama Élias avec un petit sourire.
— Stop, Élias, c’est vraiment pas drôle. Le troisième flash était la même personne vue de face...
Manon s’interrompit : Salween accompagné d’un autre homme était dans l’embrasure de la porte. Ils étaient essoufflés, semblaient soulagés d’être arrivés juste à temps. Comme ils étaient dans son dos, Élias ne les avait pas vus.
— Et c’était ? demanda-t-il.
— Attention Élias ! cria Manon avant de s’affaler sur sa natte.
Élias se tourna vers la porte. L’homme qui accompagnait Salween souffla une seconde fois dans une sarbacane et lui envoya une petite boulette bleue. Élias la racla immédiatement.
Bien qu’il ne perdît pas entièrement connaissance, il fut incapable de bouger quand ils emportèrent Manon.