5. Franz
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5. Franz
J’ai résolu le problème de Schrödinger. À un moment donné, faut bien se bouger le cul, parce que le chat mort, pas mort, mort, pas mort, ça peut durer longtemps cette histoire, mais ça résout pas grand-chose en fait. Moi, ça m’a pas pris longtemps : le chat, je l’ai buté. Bon, j’avoue, c’était pas le mien, c’était celui de Franz. J’observais tranquillement ce con de pêcheur pendant qu’il se matait à la télé. Franchement, qui s’enregistre en train de témoigner à BFM ? En plus BFM quoi ! Les journalistes se cassent les uns après les autres ! Bref, cet abruti jouait les Narcisses en faisant tourner en boucle son interview sur l’attaque de ma truite. Il n’entendait même pas son crétin de félin qui me braillait dessus pendant que j’étais sur le perron. Je sais pas vous, mais moi ça m’a gonflé. Et j’allais pas prendre le risque de me faire repérer par la boule de poil. Alors, zip ! Ni une ni deux, il a rien vu venir, j’ai fait un prélèvement de ses cordes vocales d’un seul geste. Ça m’a permis de vérifier l’affûtage de mes lames, et je peux vous dire après ça qu’il était au poil !
Blague à part, j’étais venu pour Franz, il fallait donc que je m’occupe de ce con de bouseux. La rage me montait dans mes carotides comme deux traînées de poudre allumées par l’enfoiré qui se matait. Pourquoi ? Parce qu’il décrédibilisait ma truite ! En étant aussi ridicule à la télé, il faisait pas crédible, alors comment vous voulez que mon poisson soit pris au sérieux ? Cette nuit c’est donc moi qui allais être le pêcheur, mais aux yeux de l’église.
Rentrer chez lui fut un jeu d’enfant. D’abord parce qu’il ne fermait pas sa fenêtre de cuisine, ensuite parce que la télé braillait. Depuis quelques jours, j’avais commencé mes observations et c’était toujours la même histoire avec lui : il finissait par mettre des enregistrements de Chasse et Pêche et s’endormait devant. Jusque là, normal. Chasse et Pêche c’est comme regarder L’homme De Picardie quoi ! Ou un épisode de Derrick ! Je me suis moi-même endormi plus d’une fois à mon poste d’observation rien qu’en écoutant sa putain de télé. Enfin, là où je savais que c’était bon pour moi, c’était quand il y avait les pubs. D’un coup ça se mettait à brailler et le gars il bronchait pas. Là, y’avait un peu de changement, mais ça ne changeait pas grand-chose en fait. Une fois sa boucle terminée, ça s’est mis à faire de la neige à la télé. Et ça faisait un bruit pas possible. Et ce con il bronchait pas. Je suis donc entrée en scène en passant par la fenêtre de la cuisine, celle au-dessus de l’évier. J’ai bien fait gaffe d’éviter tout le bordel qui encombrait les bacs et l’égouttoir. Terme bien choisi à voir la crasse entre les sillons, un véritable égout à ciel ouvert. Puis, agile comme Scaramouche, je sautais tout en souplesse sur le lino.
Franz sciait sa bûche. La lèvre pendante, il s’attelait à sa tâche avec un sommeil de plomb. Quel savoureux instant que celui-ci, suspendu à son ronflement, bercé par la contrebasse caverneuse de sa mélodie gutturale, j’avais presque envie de remonter sa couverture pleine de miettes sur sa bedaine fatiguée de faire semblant d’être ferme. Mode apitoiement off, je scrutais ses veines et hop, sans jouer l’infirmière gentille et sexy pour le gros bébé dégueux affalé sur le canapé, je lui balançais une bonne dose d’anesthésiant. Vive le dark web putain ! On peut tout se procurer avec un minimum de précautions ; genre Tor sur clef USB et autres petites astuces, puis paiement en crypto. Ça m’avait excité à mort ce truc d’agent secret. Bref, revenons à mon mouton. Du coup, ouais on devrait dire subséquemment, je sais, mais du coup, le Franz, il pionçait comme une enclume. Alors je pouvais préparer ma scène de folie que j’avais prévue.
Attention, grand art ! J’avais badigeonné son bide de crème Emla. Vous savez les patchs pour les gosses, petits et grands, qui n’aiment pas les aiguilles. C’est un anesthésique local. J’en avais sûrement pas besoin vu qu’il en avait dans les veines, mais je voulais tellement pas qu’il ait mal avec tout ce que j’allais lui planter sur la bedaine. Donc j’ai hérissé son ventre d’une sacrée quantité d’hameçons et j’ai bien tout tendu avec du fil de pêche. Ensuite j’ai relié les fils à sa saloperie de poisson dansant ! Vous savez ce con de gadget débile et bruyant : un gros poisson sur une planche qui se met à chanter en musique et en battant de la queue dès que ça bouge ou qu’il y a du bruit. Je vous rassure, il était éteint le truc. Bon, j’ai tout relié, j’ai bien ficelé notre Franz national pour qu’il ait un peu de mal à se libérer, ensuite j’ai braqué une caméra en face de lui et j’ai branché les câbles à la télé. Et ben vous savez quoi, c’était une tuerie le truc ! Et quand j’ai mis le bon canal et que Franz est apparu à l’image, c’était carrément la retransmission d’un film récompensé au festival de Gérardmer ! Quand Franz allait se réveiller, il tomberait sur sa trogne à la télé, la bedaine à l’air, hameçonnée au con de poisson dansant. Dès qu’il se mettrait â bouger pour se libérer, le poisson, lui, se mettrait à chanter et danser en remuant la queue. Alors, ça tirerait sur les lignes et ça lui ferait un mal de chien à Franz. Du coup, pardon subséquemment, notre Franz arrêterait de bouger, mais il ne tiendrait pas longtemps et il tentera forcément de se libérer. Ce faisant, en appelant à l’aide ou en essayant de nouveau de se dégager des liens, ça recommencerait ! Je bouge, je bouge pas, je bouge, je bouge pas. Tout était parfait. Tout était parfait, mais c’est là que ça a merdé.
Quand j’ai allumé le poisson sur le mur, j’avais oublié un détail. À l’allumage, ce truc de mauvais goût se met à gigoter en braillant pendant un cycle ! C’est histoire de dire que ça marche, et ça marchait bordel ! Le poisson dansait la figue sur son cadre de bois et il tirait sur les lignes. Franz s’est réveillé ! Non mais sérieux ! Si même sur le dark web ils te vendent de la camelote on va où ? J’aurais dû mettre la dose pour cheval, pas pour pêcheur ! Mais trop tard. Franz avait ses deux yeux de mérou grand ouvert et sa gueule tout autant. L’autre Franz dans la télé faisant pareil ! Chacun se regardait avec tout l’appareillage de la scène et chacun encourageait l’autre à brailler de plus belle. Putain, on aurait dit une pub pour une alarme ! C’était un duo de Farinelli ! Et plus les deux castrats montaient dans les octaves plus le poisson se mettait à battre frénétiquement de sa queue en tirant les lignes. J’ai bien cru que l’écran de la télé allait péter comme du cristal. C’était un raffut pas possible ! Je me suis dit qu’il fallait que je coupe les lignes qui tiraient à en déchirer le ventre du vrai Franz pour qu’il coupe la sirène. Alors j’ai dégainé mes rasoirs et j’ai bondi en avant, puis j’ai merdé. J’ai merdé en marchant sur la saloperie de souris chouineuse du chat. J’ai sursauté en même temps que je me suis pris les pieds. Résultat un plongeon en bonne et due forme, rasoir en avant, sur la bedaine distendue de Franz. Elle s’est ouverte comme un boudin qui éclate à la cuisson. Zip ! Et là c’était l’horreur absolue. Le prix Gérardmer pour les deux ans à venir. Tandis que je gisais entre les cuisses de Franz, son ventre fendu en deux m’exhibait cette intimité intestinale que je n’aurais jamais voulu voir. L’autre Franz dans la télé montrait la scène au véritable Franz qui se découvrit une nouvelle octave dans les aigus, aussitôt imité par son double. Et le poisson devenait hystérique à battre sa queue comme un batteur de heavy metal sur les peaux de sa batterie. Résultat, les lignes toujours en place faisaient s’ouvrir et se fermer les lèvres de la plaie ventrale de Franz. J’avais l’impression que son bide, transformé en bouche verticale géante, s’ouvrait et se fermait en me chantant tout son récital. C’était trop ! Trop et trop tard. J’ai pris la fuite.
J’étais même pas arrivé à la voiture, volée forcément, que le silence était revenu. Le cœur de Franz avait dû lâcher. Le poisson fermait donc sa gueule très respectueusement. Pourtant je ne pouvais plus aller voir tout ça et signer le tableau : des lumières s’allumaient un peu partout chez les voisins. Dans ma tête, où résonnait encore le concert du trio, je passais en revue mes actions, mes mouvements. Gants, charlotte, masque, lunettes, tout semblait intact et bien ajusté. Pas de peau à l’air, pas de déchirure. Je filais donc au travers de la nuit en direction de la décharge, où j’allais mettre le feu à la voiture, avec la conscience du travail bien fait, malgré le fiasco de mon œuvre d’art, mais la récompense suprême du festival du film d’horreur. Quant à Franz, il pouvait être heureux, il serait bientôt la vedette de BFM, à titre posthume.