Jean & Jean, souliers snobs, et la condition humaine – 1
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Jean & Jean, souliers snobs, et la condition humaine – 1
Il faut me voir pour me croire – Elizabeth II.
Importance de l’homme
Alexander Robineau, modeste ami des Arts, ray ban teintées, foulard de soie rose, chemise Berluti pastel, jeans Atelier Tufery, masque Yves Saint-Laurent noir, n'avait jamais écrit plus étrange dans de plus étranges conditions.
– Tenir un blog littéraire est avoir installé son camping-car dans les jardins de Versailles, nous disait-il, morose.
Il nommait les chroniques de son feuilleton quotidien des ⸮s – ce caractère étant un point d’ironie (une lubie à lui). Dans les conditions dramatiques qui accablaient la planète il avait la certitude que l’⸮ du jour serait le dernier de ses ⸮s parus dans son blog fameux. Il vivait les ⸮s avec la solennité d’un testament ou leur prêtait une portée oraculaire d’ultima verba – mais non, voici qu’un autre ⸮ s’ensuivait le lendemain, héritage plein de sens pour l’humanité émue. Il était sa propre Shéhérazade.
☆
Une lectrice d’Alexander – personne d'une quarantaine d'années physiquement et intellectuellement délectable, que nous nommerons Céleste – louait abondamment les épisodes du journal de bord de notre maître. Chaque commentaire était chaque nuit l'occasion de mille et une variations subtiles qui en apprenaient au patron beaucoup sur ce qu’il avait écrit (et beaucoup plus qu’il n’avait écrit).
La Femme n’est pas très prévisible, c’est connu, n’est-ce pas. Il était tout de même extraordinaire – selon notre homme – que Céleste lui ait expliqué ce qu’il écrivait, et les rêveries lyriques de cette dame étant parfaitement justes, il lui en était infiniment reconnaissant, c'était une joie et une source, ils confirmaient à eux deux que le lecteur achève le travail.
Finalement, Céleste – divine couturière au 6 de la rue de la Violette – était-elle la véritable Shéhérazade ? Un rendez-vous fut décidé, de bon augure et qui tint ses promesses. Nous y reviendrons.
Or – au cours d’un premier dîner aux bougies – il lui avait rappelé le souvenir d'un conte improvisé par Oscar Wilde pour André Gide après de longues conversations entre ces deux écrivains hors-normes qui s’étaient croisés à Paris. En résumé : la Nature pleure la mort de Narcisse, les animaux, les fleurs, la rivière où il se mirait. La rivière est fort justement la plus triste de tous.
En effet, elle ne verrait plus le reflet de ses eaux dans les yeux de Narcisse.
Cet Oscar a dû dire ça mieux que nous le faisons ici.
J'ai moins peur de Narcisse, maintenant, avait répondu Céleste.
Il n’en est pas moins vrai que le même lecteur se cherchera entre les lignes d’eau de ce livre, et s’il n’y trouve pas son reflet, rien ne lui fera suivre le fil du courant dans sa petite barque : l’infâme fuyard saute déjà dans la marge, file par un crawl vif et cherche d’autres fleuves, d’autres embouchures romanesques, d’autres lagunes romantiques où s’échouer, d’autres poétiques ruisseaux où se noyer dans son image.
☆
Le chef – ayant médité ce court apologue –nous tint par la suite le discours suivant.
– Bon. Trouvons quelques mots de plus pour vous distraire, messieurs. Ce sera parler de moi, forcément, et donc de vous, d’après ce que je viens de comprendre à ma grande stupeur. Je suis doté d'une grande énergie dont parfois ne pas savoir trop quoi faire, je l’admets : j'ai mis des années à être léger, je suis enfin suffisamment superficiel pour n’être jamais dépressif. Je voudrais seulement n'avoir pas perdu connaissance (morphine ou coma artificiel) et être là pour ma mort. Mais j'avoue – ne m'en veuillez pas – rire beaucoup avec mon amie Céleste, malgré nos peurs – la peur qu'elle a que je meure, m’a-t-elle dit dès notre premier regard, la peur que j'ai qu'elle en ait du chagrin.
Là-dessus, notre boss sortit dans la ville mourir un peu.
Le grand cabot qui se moque de lui-même est un homme sauvé.
[à suivre]