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Pris au piège

Pris au piège

Published Apr 8, 2021 Updated Apr 8, 2021 Culture
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Pris au piège

Envoûté par le spectacle, j’oubliai la fatigue de la montée et je m’arrêtai pour contempler, comme si plus rien n’existait au monde. La renaissance du soleil au-dessus des montagnes était une des grandes merveilles offertes par la nature. Je ne regrettai pas de m’être sorti du lit à quatre heures du matin ce samedi.

Quelle beauté !

L’air était vif en cette aurore de juin et les rayons du soleil étaient les bienvenus. Je m’arrachai à regret à ce spectacle. J’étais à deux encablures de la ligne de crêtes, car les montagnes ici ne sont pas pointues, mais forment de longues chaînes à hauteur assez monotone.

Ce massif calcaire de faible altitude était dédaigné par les alpinistes à la recherche de courses techniques. Le lieu favorisait plutôt les randonneurs, quoique la difficulté restait patente. Nombre de sorties étaient classés « randonnée du vertige » et gare au randonneur inexpérimenté tenté par une montagne « facile ». On mourrait aussi facilement en dévissant à mille huit cents mètres d’altitude qu’à quatre mille. L’épitaphe était moins glorieuse : c’est tout.

Je ne pouvais difficilement être classé parmi les débutants. J’étais né avec des chaussures de randonnées aux pieds et je n’avais jamais cessé depuis. J’avais goûté à l’alpinisme et à l’ivresse des hautes altitudes, mais je revenais toujours à mes premières amours, celles qu’on appelait avec condescendance, les « montagnes à vaches ».

Je marchai d’un pied sûr et léger. Mes poumons s’emplissaient de cet air particulier, à la fois riche et pur, à la saveur unique, que l’on ne trouve qu’en montagne. Mon cœur battait fort, soutenant sans peine mon effort. Le sang circulait dans mon corps, comme si la vie elle-même en prenait possession et laissait une trace de son passage.

Je me sentais tout simplement vivre.

À chaque randonnée solitaire, je frôlais cet état extatique et, pour être honnête, je le recherchai aussi.

 

J’avais désormais atteint la ligne de crête et continuai le long du vide en suivant un sentier à peine formé. Plus tard, je le quittai pour sauter de rocher en rocher, tel un jeune chamois ivre de jeunesse. Je brûlais la mienne ainsi. D’autres s’amusaient devant la télévision, au stade ou bien dans les boîtes.

La sauvagerie du paysage me plaisait : de minuscules arbustes, dont les plus hardis peinaient à culminer au-dessus de quelques dizaines de centimètres, n’étaient en concurrence qu’avec une herbe rase et rare, objet de toutes les attentions des quadrupèdes d’altitude. J’aimais cet espace que je préférai à celui luxuriant des forêts pré-alpines et au désert minéral des hauts sommets. La lutte pour la vie était patente à chaque pas et on imaginait sans peine la difficulté de chaque végétal à lutter contre le soleil, le vent et le gel. La vie à son niveau zéro d’existence.

 

Perdu dans ces pensées chaotiques, je sautai d’un rocher pour atterrir sur un carré d’herbe parsemé de pierres. À cet instant, je ressentis une vive douleur à la cheville accompagnée d’un craquement sinistre comme une branche qui rompt d’un coup. Une image très nette de mon tibia volant en éclat me traversa l’esprit. Déséquilibré, je chutai en avant et ne pus de me protéger, car mes pouces étaient toujours accrochés aux bretelles de mon sac. Le temps de songer à les retirer, ma tête avait déjà heurté le sol. Sur un des cailloux.

Mon visage s’enflamma, tandis que ma vue se brouillait. Une nuée de disques lumineux dansèrent devant ma rétine. Mes dernières sensations furent le contact avec un liquide chaud et gluant.

Puis je perdis connaissance.

 

Quand je me réveillai, je ne sus tout d’abord pas où je me trouvais. J’avais les narines enfoncées dans le sol et mon corps entier rayonnait de douleur. Je restai ainsi de longues minutes, incapable d’élaborer la moindre pensée cohérente.

Peu à peu, mon cerveau fut la première partie de mon corps à se remettre à fonctionner. Du moins à peu près. Je commençais à me souvenir : la sortie en montagne, le lever du soleil et, enfin, la chute.

Oui, c’est cela, je me suis pris une sacrée gamelle !

Ça y est ; j’avais enfin tout reconnecté. Mais je n’étais pas sorti de l’affaire pour autant.

J’étais toujours allongé, face contre le sol. J’avais une sensation poisseuse dans la bouche et en voulant m’essuyer les lèvres, je poussai un cri. Mon poignet droit était douloureux. Je le hissais avec précaution jusqu’à mes yeux et il m’apparut gonflé et violacé. Mes doigts pouvaient bouger, mais une douleur vive et lancinante rayonnait à partir du pouce.

Bon, rien de rédhibitoire pour le moment.

J’approchai ma main et me caressai les lèvres. Quand je les retirai, mes doigts avaient rougi. Ça ne me surprit pas et je poursuivis mon exploration. Le sang devait venir du crâne où une croûte commençait à se former.

C’est plutôt bon signe.

Mes yeux commençaient à discerner l’environnement avec plus d’acuité, notamment l’herbe et les cailloux. La douleur généralisée avait fini par migrer dans des zones plus localisées : mon épaule et mon pied gauches.

Je devais me retourner pour en savoir plus. Mon corps reposait sur mon épaule douloureuse et le moindre mouvement était sanctionné par une vive douleur. Je faillis renoncer, mais mon poids pesait sur la blessure, causant des élancements que je devinais devenir à termes insupportables.

Je pris mon courage à deux mains, même s’il ne m’en restait qu’une de valide, et poussai de ma main libre. Je serrai les dents et dans un ultime effort, réussis ma rotation. Un coup de poignard me traversa la pointe de l’épaule quand mon dos toucha le sol et ma vue se brouilla. Les disques lumineux revinrent en nombre et je luttai pour rester éveillé. Je ne sus si c’était dû à ma volonté ou au hasard, mais je restai conscient.

Je tentais d’apaiser les battements de mon cœur. La vue me revenait peu à peu et je sentis la caresse des rayons du soleil sur mon visage. La douleur de mon épaule atteignit enfin un seuil supportable et mon cerveau se remit en ordre de marche.

Tout d’abord, l’épaule. Ma position ne m’autorisait pas à embrasser une vue d’ensemble, mais je distinguais sans peine une bosse anormale. La tête de l’épaule s’était déplacée plus bas qu’à l’accoutumée : je soupçonnais m’être démis l’épaule.

Tu pourrais presque faire un bon toubib.

Il y a parfois des associations d’idées comiques, car mon malheur me rappela Mel Gibson dans l’Arme Fatale. Sa capacité à se démettre volontairement l’épaule et la remettre d’un coup violent était un moment fort de la série. Je soupirai : je n’étais pas dans un film et j’étais dans l’incapacité de remettre seul mon épaule.

Mauvais point.

Mel Gibson m’avait distrait quelques instants. Il ne saura jamais qu’un pauvre gars dans une situation merdique lui doit quelques bons instants au sommet d’une montagne. Mais je n’avais pas fini mon état des lieux. Mon pied me faisait souffrir atrocement, et mon épaule m’empêchait d’évaluer les dégâts. Plus le temps passait, et plus la douleur augmentait. Et m’angoissait.

Tu peux repartir avec un bras ou une épaule abîmés. Pas avec une jambe en moins.

Je chassai mes angoisses. Ce n’était pas le moment.

Chaque chose en son temps.

Pour le moment, je devais savoir ce que j’avais à la jambe.

La douleur était devenue si insupportable que je ne pouvais plus bouger ma jambe. Après quelques vaines tentatives, j’abandonnai cette stratégie et essayai l’inverse : plutôt que monter mon pied vers les yeux, je rapprochai ma tête.

Je dus composer avec mon épaule récalcitrante. Finalement, millimètre après millimètre, après un temps qui me parut durer une éternité, je pus enfin apercevoir ma guibolle.

Je hoquetai.

Ma cheville était enserrée entre les mâchoires d’un piège à loup, dont les bords dentelés incrustés dans ma chair avaient pénétré jusqu’à l’os.

Une terreur indicible envahit tout mon être, tandis qu’un tremblement incontrôlable s’emparait de moi. Le piège prit possession de mon esprit et les heures d’agonie à venir défilèrent devant mes yeux en quelques secondes. Je hurlai comme une bête, de désespoir, d’angoisse, de peur, de douleur.

J’étais pris au piège.

Tu es foutu.

Je restai prostré pendant de longues minutes, sanglotant, incapable de penser à autre chose qu’à cette mort lente et horrible à laquelle j’étais condamné. Même la douleur de mes blessures n’arrivait à me sortir de cet état second.

Peu à peu, je repris contact avec la réalité. L’injustice de la situation occupa ma première pensée cohérente. Un piège à loup, pour un homme. Quelle humiliation ! Quelle ignominie ! Puis, un sentiment de colère monta, incontrôlable, contre le piégeur.

Pourquoi ? Pourquoi ici ? Pourquoi moi ?

Je n’ai jamais rien eu pour ou contre les loups. Comme tout le monde, j’ai suivi les débats sur ces prédateurs, fléau des parcs à moutons d’un côté, bénédiction des pâturages alpins pour les autres. Mais en vérité, je m’en fichais : la présence ou l’absence du loup m’indifférait. J’avais enregistré l’information qu’il n’était pas un problème pour les hommes, et ça suffisait à ma bonne conscience.

La réalité m’avait rattrapé. Elle ne m’avait pas sauté au visage : elle m’avait cruellement déchiqueté les chairs de la cheville.

Je me rappelai des souvenirs de lectures qui professaient que la chasse au loup était sévèrement contrôlée. Les loups étaient plutôt tirés. Il s’agissait ici d’un règlement de compte entre un éleveur et le féroce canidé et l’illégalité de l’acte empêcherait le piégeur de venir constater les résultats.

Je n’avais même pas d’espoir de côté-là.

Tu es seul. Tout seul.

Ma passion des randonnées solitaires se retournait contre moi. Loin des sentiers battus, dans une contrée aussi déserte que sauvage, la probabilité qu’un randonneur me découvrît était un peu près nulle.

Foutu. Tu es foutu.

 

Mon corps se remit à trembler et une peur viscérale s’empara de moi. La panique allait gagner la partie. Mon instinct prit alors les commandes et je frappai sans ménagement mon poignet blessé sur le sol. La douleur aiguë, presque insupportable, endigua la vague de terreur tandis que mon esprit continuait à osciller entre la folie et la raison. Finalement, il chuta du bon côté et je pus reprendre le contrôle.

Soyons cartésien.

Pas facile de réfléchir, cloué au sol et de douleur. J’essayai d’observer ma blessure. Il n’y avait pas d’hémorragie.

Un bon point. C’est bon signe.

La blessure pouvait donc attendre. J’essayai de faire le point. Quelle heure était-il ? Le soleil était haut et avait dépassé son zénith. On avait donc franchi le cap des quatorze heures. Il me fallait une confirmation. Ma montre était du côté de mon épaule blessé.

Je pliai comme je pus le coude tout en relevant au maximum la tête. Le verre n’avait pas supporté la chute dans les rochers. Je relâchai la tension de ma nuque tandis que j’éclatai d’un rire nerveux. J’avais déboursé cent euros de plus pour avoir un cristal soi-disant incassable. Si je m’en sortais, j’irai revoir ce satané vendeur…

Si tu t’en sors… Oui, tu vas t’en sortir.

Il me restait mon portable, au fond de mon sac. Je l’emmenais toujours, au cas où. Le sac était sous mon dos et j’avais déjà eu toutes la peine du monde à me retourner. Il était impensable de recommencer cette opération.

Le plus simple était de faire glisser le sac après avoir sectionné les bretelles. Ça ne devrait pas être insurmontable, car les sacs modernes ont des lanières fines en raison de la course à l’allègement à laquelle se livrent les marques. Or, le mien était tout neuf. Ma main blessée tâta la poche de mon pantalon. Mon compagnon de toujours était là.

À ma première randonnée, mon père m’avait remis un canif en me disant : « On ne part jamais randonner sans couteau. ». J’ai toujours suivi ce conseil à la lettre et, même si les couteaux ont pris de nombreuses formes depuis cette époque, je ne suis jamais parti les mains vides.

Coinçant le manche sur ma cuisse, je déployai la lame et bloquai la virole d’une main. J’utilisai régulièrement cet Opinel et la pointe ne demanda aucun effort pour pivoter. Couper les bretelles fut plus difficile. En premier lieu, à cause de mon poignet blessé. Ensuite, le matériau avait beau être fin, il était, de façon inattendue, très résistant, si bien que je m’éreintasse pendant de longues minutes. Je gémissais à chaque faux mouvements, en particulier quand j’attaquai la bretelle gauche. La fine lanière courait le long de la déformation et chaque tension trop prononcée provoquait une vive douleur. Enfin, je sectionnai le dernier millimètre.

Libéré. Tu as réussi.

L’opération m’avait demandée un tel effort que je suai à grosses gouttes et je n’en pris conscience qu’à cet instant. Je m’arrêtai quelques secondes pour souffler. Je n’étais pas encore sorti de l’auberge, car je devais maintenant faire glisser le sac.

L’opération fut plus aisée que je ne l’avais craint. En roulant lentement d’une épaule sur l’autre, le sac glissa assez facilement. Était-ce par ce que je maîtrisais désormais mieux mes gestes ? Je ne le sais, mais à ce stade, je m’en fichais : seul le résultat comptait.

Ouvrir le sac fut un jeu d’enfant, même avec mon pouce handicapé. Les fixations modernes n’ont plus rien à voir avec les boucles de cuir d’antan lorsque, racornies par le temps, il fallait parfois développer des trésors d’adresse pour parvenir à ses fins. Je trouvais enfin le portable. Avec un peu de chance, j’aurai du réseau et je pourrai appeler de l’aide. À cette idée, mon cœur s’accélérera. Je voyais déjà les hommes du secours en montagne dégringoler de l’hélicoptère, tels des anges descendus du Ciel.

Sauvé. Tu vas être sauvé. Merci Mon Dieu !

 

Ma main avait beau avoir perdu une partie de sa sensibilité, quand je pris le portable, je sus que quelque chose clochait. Le téléphone avait un embonpoint anormal. Le choc l’avait ouvert, un espace de quelques millimètres baillait, entre la coque et l’écran qui, étonnamment, n’avait pas la moindre rayure. J’essayai alors avec fébrilité de l’allumer. Peine perdue. L’appareil restait aussi inerte que les rochers autour de moi.

Tu es foutu.

À cet instant, je me rendis compte combien j’avais placé d’espoir dans mon téléphone. S’il y a quelque chose de plus grand que le désespoir, c’est bien l’espoir avorté. Je basculai dans un monde si désespéré que j’aurai donné n’importe quoi pour mourir sur le champ. Je maudis tout, les portables, les nouvelles technologies et le faux-semblant de sécurité qu’elles apportent, la fragilité, l’inconscience des ingénieurs à fabriquer des jouets inutiles…

Toutes ces pensées, parfois exprimées à voix haute, eurent un effet cathartique et je finis par reprendre pied dans la réalité. Finalement, je me fichais de connaître l’heure. C’était idiot. Ne pas pouvoir appeler les secours était bien plus problématique, si tant est qu’il pût y avoir du réseau à l’endroit où je me trouvais, ce dont je doutais.

 

Le problème principal que j’avais à gérer était la douleur de ma jambe broyée. En comparaison, mes élancements d’épaule et de poignet me paraissaient dérisoires.

Si tu pouvais te dégager, te libérer de ce foutu piège…

Malgré le dégoût que m’inspirait ma blessure, je me forçai à regarder la machine infernale. C’était à bien des égards une merveille de simplicité. Par une analogie glauque, je pensai que les ingénieurs qui avaient conçu mon portable auraient dû en prendre de la graine : simple, fonctionnel et solide. Je chassai cette idée qui ne me faisait pas avancer.

Deux mâchoires incrustées de dents acérées s’articulaient autour d’un anneau métallique mobile. Lorsque le piège était ouvert, l’anneau était écrasé par les mâchoires et retenu par un loquet. Lorsqu’il était fermé, après avoir fait sauter le loquet en marchant dessus par exemple, l’anneau mobile accompagnait d’un côté la fermeture des mandibules pour les verrouiller. Il suffisait de le repousser, et d’exercer une solide pression sur les mâchoires pour se libérer.

Voilà, c’est simple. Y’a qu’à.

En temps normal, avec des épaules et des mains en bon état, l’opération aurait peut-être été réalisable. Coincé et à moitié paralysé, je n’avais aucune chance. Le piège semblait de plus ancien avec sa pellicule de rouille. J’essayai de pousser sur l’anneau. Il ne bougea pas d’un millimètre. J’appuyai aussi fort que je pus. Tout ce que je réussis fut d’accentuer la pression des dents sur ma cheville, ce qui provoqua une douleur si aiguë que je faillis m’évanouir. Une onde oscilla dans mon corps, comme si un couteau me lacerait en partant du pied, puis montait jusqu’à la tête, faisant des allers-retours incessants. Je criai et pleurai comme si ça pouvait m’aider à surmonter l’épreuve…

Il fallut de long minutes avant que je ne pusse reprendre un état normal. Enfin, disons aussi normal qu’avant le début de ma tentative de libération. Échaudé, je décidai de changer de stratégie.

Qui dit effort, dit bras de levier. Merci Archimède !

J’avais toujours une paire de bâton dans mon sac, ces bijoux de technologie en carbone, pliable en trois parties, aussi légère qu’une plume et dont le prix atteignait un sommet astronomique. Je m’en servais peu, mais comme mon couteau, les bâtons étaient là, au cas où. Et c’était justement un cas où.

Leur déploiement m’occasionna plus de difficulté que celui de mon fidèle compagnon à lame, car il n’avait pas été pensé pour être effectué d’une seule main. J’adressai alors quelques pensées peu amènes vers ces concepteurs déconnectés des réalités du terrain. J’étais à deux doigts d’attribuer tous mes malheurs à une cabale, avec toute la mauvaise foi qui me caractérisait parfois.

Garde ton sens de l’humour. Tiens bon.

Finalement, après bien des efforts, mes bâtons furent déployés et bloqués. Je les avais réglés à quatre-vingt-dix centimètres, longueur inutile sauf peut-être pour un Schtroumph, mais très intéressante pour augmenter leur rigidité. Je coinçai le premier dans l’anneau et bloquai le second comme je pus, en utilisant mon corps, ma main libre actionnerait le levier restant.

J’hésitai quelques instants. La douleur de ma première expérience résonnait encore dans mes fibres.

Allez, courage, bordel ! Ta liberté est au bout. Ce n’est qu’un mauvais moment à passer.

Un mauvais ?

Je serrai les dents et tirai aussi fort que je pus. En même temps que je poussais sur le demi-anneau, le bâton appuyait sur le piège qui tirait sur la blessure. Je crus devenir fou de douleur, mais une petite voix m’implorait de ne pas lâcher. Des étoiles aux formes étranges jonglèrent devant mes yeux et un bourdonnement alternatif, comme si un essaim d’abeilles passait et repassait devant moi, envahirent mes oreilles. Les astres lumineux grossirent pour atteindre la taille de soleils et le vrombissement se mua en un bruit de réacteur, mais je ne lâchai rien, accentuant ma pression. Au moment où je pensai perdre connaissance, un claquement sec accompagna ma main d’un mouvement brutal.

Tu as réussi. Tu es libre…

J’avais outrepassé mes limites et sombrai alors dans l’inconscience.

 

Je ne sus combien de temps dura mon évanouissement. Je repris connaissance d’un coup, comme si rien ne s’était passé, sauf que je ne me souvenais plus de rien. La poignée du bâton que j’enserrai me fournit le fil auquel je raccrochai alors tous les événements : je m’étais libéré.

Le moment était venu d’évaluer les dégâts. Mais quand mes yeux se posèrent sur le piège, je m’aperçus avec horreur qu’il était encore en place. Le bâton s’était rompu et l’anneau bloquait toujours aussi fermement les mâchoires. Je hurlai de rage. Si j’avais pu trépigner comme un gamin colérique, je l’aurai fait, mais le piège m’empêcha d’agir de façon grotesque et puérile. Peu à peu, je me calmai.

 

Le ciel commençait à rosir, indiquant que le soleil n’allait pas tarder à prendre congé. Coincé comme je l’étais, j’étais condamné à passer une nuit à la belle étoile. Une nuit qui avait toutes les chances d’être très désagréable.

Reste calme. Ne panique pas. Une nuit, c’est huit heures maximum en cette saison. Huit heures, c’est court.

Sauf quand on est attaché à un piège à loup.

J’eus alors la tentation de renoncer. J’invoquais le Ciel afin qu’il envoie sa foudre pour me réduire en charpie et mettre fin à mes souffrances.

La foudre, une météorite, un tremblement de terre : n’importe quoi, mais pas ça !

Dans une situation comme la mienne, on a beau penser et vouloir n’importe quoi, le temps vous ramène toujours à la cruelle réalité du moment. Je cessai bientôt d’invoquer les châtiments divins afin de me replonger dans mon problème immédiat. Comment affronter la nuit ?

La montagne en ce début d’été est exceptionnel pendant la journée. L’altitude et la nuit vous rappellent immédiatement que vous êtes dans un milieu extrême, sans pitié pour les bipèdes à peau humaine non recouvert d’une fourrure ad hoc. Si je voulais revoir se lever le soleil, étant donné mes blessures, il allait falloir trouver un moyen de survivre à une nuit passée dans un congélateur.

Je fis l’inventaire de mon sac démembré qui gisait à mes côtés : un coupe-vent, une polaire, un casse-croûte et un nécessaire de premiers soins. À l’exception de l’en-cas que je renouvelais avant chaque départ, le reste dormait dans le sac entre deux randonnées. Je tirai la pipette et bus avidement. Je n’avais rien absorbé depuis le matin et ma bouche était sèche. Jusqu’à présent, la douleur avait été plus forte que la soif, mais boire me fit prendre conscience combien j’étais assoiffé.

La boisson eut un effet extraordinaire. Mon cerveau se mit à fonctionner à deux cents kilomètre par heure. Je me forçai à manger une barre énergétique. J’étais aussi affamé que déshydraté.

Tu vois, la vie est bien faite : tu prends ton panard avec un peu d’eau et une barre de céréales, alors que le-dit pied se trouve broyé par une machine infernale. Quelle ironie, n’est-ce pas ?

Cette pause gastronomique, quel qu’ait pu être sa frugalité, avait non seulement rechargé mes batteries, mais aussi regonflé mon moral.

Un Mars, et ça repart…

J’aurais bien aimé pouvoir repartir, prendre mes cliques et mes claques et quitter cet endroit infernal. Mais un monde séparait l’univers aseptisé de la publicité et ma réalité. Je devais me préparer à affronter les frimas de la nuit en attendant…

En attendant quoi ? Tu crois peut-être que demain, tout changera par magie ? Parce que le soleil sera revenu ? Qu’un petit hélico passera par hasard juste au-dessus de toi ? Qu’il te verra et t’emmènera dans un lit d’hôpital douillet ? Pauvre con… Faut vraiment être le dernier des débiles pour penser que ça va arriver. T’es même pas sûr de survivre à cette nuit.

Un élancement vif mit fin à mes pensées négatives. Je remerciai le Ciel de cette aide aussi généreuse que douloureuse. La pire des choses qui me menaçait était le désespoir.

Je me replongeai dans mon problème immédiat. Dans la trousse médicale, j’avais glissé des objets tout à fait inutiles comme des pansements – je souris à l’idée de panser ma cheville déchirée avec ces minuscules bouts de sparadrap -, mais capitales pour mon avenir immédiat, comme ma couverture de survie. Je la tins fermement, comme si mes mains soutenaient l’objet le plus précieux du monde, bien que sa valeur pécuniaire soit ridicule, quoique très onéreuse si l’on songe de quoi elle est constituée.

J’arrachai avec les dents la housse plastique de protection. Un énergumène avait eu l’idée saugrenue de proposer une date de péremption sur la couverture d’or et d’argent. Il avait sans doute eu peur d’une dévaluation ? Parfois, il valait mieux ne pas essayer de comprendre ce qui se passait dans la tête du législateur.

Emmitouflé dans ma couverture qui empêchait ma chaleur d’aller compter fleurette aux étoiles, je sentis aussitôt ses bienfaits et baignai dans un chaud cocon.

On n’est jamais aussi bien servi que par soi-même.

 

À force de tester différentes positions, je m’aperçus que l’immobilité me convenait le mieux. Les élancements avaient alors tendance à diminuer pour atteindre un seuil supportable.

En d’autres lieux, ce seuil aurait été intolérable. Mais après ce que je venais d’endurer, la position de mon curseur s’était déplacée.

Tout est relatif, mon pote : c’est Einstein qui l’a dit.

Je ne savais pas si le grand Albert avait déjà connu une situation analogue, mais je voulus bien lui reconnaître la primauté de la découverte. Je n’étais pas en état de débattre de toute façon. Il serait vainqueur par K.O.

 

Mes douleurs m’empêchaient de profiter de la nuit qui s’était maintenant installée. Pourtant, la magie d’une voûte étoilée en montagne n’a nul écho ailleurs. On a l’impression d’être en mesure de toucher le ciel avec les mains, tant les distances semblent s’être amenuisées. Mais le charme n’opérait pas cette nuit-là. J’étais en train de constater les limites de ma théorie sur l’immobilité, que ne pouvait suppléer l’absorption d’une bonne rasade d’antalgiques. J’avais naïvement pensé pouvoir m’endormir pour « passer le temps ». Je m’étais bien trompé. J’étais parti pour une longue et douloureuse nuit blanche.

Malgré tout, j’étais tombé dans une sorte de transe, mi-sommeil, mi-réveil, où j’oscillai en permanence entre la réalité et le rêve. Je m’aperçus alors que j’avais chaud, beaucoup plus que ce que la couverture était censée m’apporter. J’échafaudai un tas de théories quand j’eus l’illumination.

Infection. Ben, t’en as mis du temps…

Les mâchoires rouillées ne m’avaient pas que déchiqueté les chairs, elles avaient commencé à attaquer mon système de défense immunitaire. Je fermai les yeux. Je ne pouvais rien y faire à ce stade. Y penser était même contre-productif. Il me fallait un dérivatif.

 

C’est à ce moment que je sentis une présence. Bien que la voûte fût merveilleusement lumineuse, l’éclairage de la Lune créait des jeux d’ombres et de lumières inquiétants au niveau du sol et l’œil ne pouvait distinguer l’entourage avec précision. Au début, je crus à une vision, conséquence de la fièvre qui commençait à me gagner. Je me rassurai, tentant de nier à mon instinct ce que mon esprit ne voulait pas concevoir. Je gagnai ainsi de précieuses minutes de tranquillité.

Soudain, mon regard accrocha deux cercles lumineux dans un recoin sombre. Je crus encore avoir rêvé, car ils disparurent aussitôt. Puis, ils réapparurent. Deux points jaunes.

Des yeux, bordel de merde. Ce sont des yeux qui te fixent.

Un vent de panique souffla sur moi, comme si tous les ouragans du monde s’était donné rendez-vous dans mon corps. Je me mordis les lèvres pour ne pas hurler. Mon regard ne pouvait se détacher de ces yeux qui me fixaient.

Ne t’inquiète pas. C’est peut-être un chamois. Ou un bouquetin.

J’avais toujours tendance à envisager le pire. Mais pour une fois, il me fallait être réaliste. En France, les bêtes sauvages et dangereuses, comme les loups, les lynx ou les ours, se comptent presque sur les doigts d’une main. Il fallait vraiment ne pas avoir de chance pour les croiser. De plus, ces bêtes possèdent un instinct forgé par de longs millénaires de traques qui leur font mettre un maximum de distance avec ceux de notre espèce. Je devais avoir affaire à un jeune quadrupède alpin curieux de rencontrer en cette heure inattendue un des braillards bipèdes qu’il apercevait d’habitude dans la journée.

Une rencontre sympa qui fournira une anecdote encore plus sympa quand tu raconteras ça à ton retour. Le truc improbable qui donne un accent surréaliste à une discussion autour d’une bière avec des copains. « Vous savez ce qui m’est arrivé ? J’étais pris dans un piège à loup quand un chamois est venu me renifler le cul au milieu de la nuit. » Jeté négligemment à la troisième bière, t’es sûr de décrocher le pompon dans une soirée.

 

Voilà, j’étais juste en train d’écrire une page de ma légende. En toute simplicité. La situation était presque cocasse, si l’on exceptait que j’avais toujours un mal de chien et que les yeux qui me fixaient ne bougeaient pas d’un iota, sauf quand l’animal clignait des paupières. Quand tout à coup, la bête sortit de l’ombre.

C’était un chien. Un grand chien efflanqué au pelage sombre qui tirait presque au noir dans l’obscurité.

Mais non, crétin, c’est un loup. Regarde-le mieux !

Les oreilles pointées, les yeux jaunes en amande qui me fixait sans peur, l’arrière-train droit, le pelage uniforme, les pattes longues et la gueule allongée ne laissaient aucune place au doute.

Canis lupus.

C’était bien le moment de me rappeler de son nom en latin. J’essayais plutôt de rassembler tous mes souvenirs. Cet animal craint l’homme et le fuit. Il n’attaque pas. Il vit en meute. Il se nourrit d’animaux blessés ou trop faibles.

Blessés ?

Je cochai une mauvaise case. Le loup m’avait identifié comme une proie potentielle. Le sang de ma blessure avait dû l’attirer. Si ça se trouve, il m’observait depuis longtemps.

Il ne semblait pas pressé. Son regard étrange continuait de me fixer. Je n’arrivais pas à deviner ses pensées. Était-il curieux ou bien intéressé par les soixante-quinze kilos de barbaques prêts à l’emploi ? Soudain, il retroussa ses babines, découvrant de longues dents pointues, démesurées par rapport à sa gueule.

En tout cas, tu as ta réponse. Tu es sur la liste du menu de ce soir.

L’idée d’être dévoré vivant envahit d’un coup mon cerveau, créant une onde de choc suivie d’un tremblement compulsif incontrôlable. Des images atroces s’emmêlèrent dans mon esprit sans que je ne pusse les contrôler : je vivais chaque morsure, chaque arrachement de chair comme si c’était réel… Mon estomac se contracta si violemment que ma vessie rendit grâce et je me pissai dessus.

Tu vas crever de la plus atroce des façons.

 

Le loup continuait son approche prudente. Il aurait rendu fou un paresseux tant chacun de ses gestes était effectué avec une lenteur calculée. Jamais une fois son regard ne quitta le mien. Seule une oscillation intermittente de sa lèvre supérieure trahissait son désir.

J’avais quelques minuscules cailloux autour de moi. Une protection dérisoire, incapable de mettre à mal un canidé sauvage de cette taille. Et dans mon état, il était illusoire que j’eusse assez de force pour l’atteindre mortellement.

Ma respiration haletante trahissait ma panique, encourageant l’animal à progresser. Je devais faire changer la peur de camp. Alors, je hurlai :

« Dégage, saloperie, tire-toi ! Barre-toi ! Tu ne me fais pas peur ! »

L’animal se figea au son de ma voix. Son poil se hérissa et ses crocs apparurent. Je l’insultai tant et plus, lui balançant tout ce qui me passait par la tête, ne sachant même plus ce que je disais.

Ma logorrhée verbale n’eut pas le résultat escompté : le loup reprit sa progression.

T’es foutu. Si tu ne trouves rien dans les secondes qui viennent, tu vas servir de beefsteak à ce clébard sauvage !

 

La sueur m’inondait le dos, mais cette fois, j’étais sûr que cela n’avait rien à voir avec ma fièvre. Je ne sentis même pas l’urine dont je m’étais copieusement arrosé.

L’image du steak illumina mon esprit. C’est un animal sauvage, donc il craint…

Le feu. Eh oui, le feu. Tous les animaux ont peur du feu.

Je fouillai les affaires que j’avais renversées. Mon briquet. Je ne le trouvai plus. Il était dans mon sac. Soudain, je me rappelai l’avoir glissé dans ma poche de veste. J’eus toutes les peines du monde à faire glisser la fermeture et mis enfin la main sur mon précieux sésame.

Sauvé !

J’ouvris à fond la molette de gaz et fis rouler la pierre. Une longue flamme jaune de dix centimètres s’éleva au bout de mon bras. Cette fois, le loup eut un mouvement de recul. Il grogna pour la première fois et son regard quitta le mien pour se poser sur la flamme.

Mon briquet était en plastique transparent, un premier prix acheté dans un bazar quelconque. Si je continuais ainsi, j’allais me brûler les doigts, mais l’idée d’être dévoré me préoccupait plus que celle de la brûlure. Je risquai quand même de ne pas pouvoir tenir longtemps. Je devais trouver un autre moyen. J’éteignis le briquet et, aussitôt, le loup cessa de reculer. Je le rallumai quelques instants en insultant l’animal, pour le montrer que désormais, c’était moi le patron.

Jusqu’à la fin de ta réserve de gaz.

 

Mon cerveau carburait de nouveau à toute allure. Je devais trouver le moyen d’entretenir une flamme suffisamment longtemps pour tenir à distance ou faire fuir l’animal. À l’évidence, mon briquet n’y suffirait pas. Le sol désertique autour de moi n’offrait de que maigres ressources. Un arbuste d’à peine dix centimètres avait séché sur place, m’offrant le seul vrai combustible. J’y boutai le feu. Les brindilles s’enflammèrent immédiatement, créant une grande flamme orange et or qui illumina d’un coup la minuscule carrière. Le loup recula de plusieurs mètres en grognant et en montrant ses dents. Le crépitement semblait autant l’effrayer que le feu.

Hélas, l’arbuste n’offrait qu’une quantité dérisoire de combustible et bientôt la flamme se réduisit jusqu’à s’éteindre complètement. Quelques brindilles rougies subsistaient encore, misérables résidus fumants de mon ultime rempart.

Les fumerolles qui s’échappaient des cendres continuaient à inquiéter le loup qui restait à distance.

C’était toujours ça de gagné. Ça ne brûle plus, mais ce charognard n’approche pas. Combien de temps va-t-il encore hésiter entre sa peur et sa faim ?

 

Je devais trouver un nouveau combustible. Ma main raclait frénétiquement autour de moi pour dégager tout ce qui pouvait brûler. J’ajoutai de la mousse et toutes les brindilles. Le feu repartit, repoussant encore le loup. Puis il s’éteignit

Dommage que tu ne fumes pas…

Si j’avais eu un paquet de cigarettes, la puanteur de ces poisons d’atmosphère aurait sans doute chassé l’animal. Je n’avais même pas le plaisir d’avoir un de ces maudits fumeurs sous la main.

C’est bien ta peine : toujours prêt à t’empoisonner la vie à petit feu, mais jamais là pour te sauver la vie.

Si je m’en sortais, je jurai de ne plus me plaindre des fumeurs. Et d’avoir toujours un paquet de clopes sur moi.

C’est idiot tes promesses. Mais au point où tu en es, tu ne risques pas grand-chose à t’engager…

 

Soudain, ma main accrocha ma veste coupe-vent et ma polaire. Je tenais la solution au bout de mes doigts. On ne pouvait trouver pireou meilleur combustible pour imiter le goudron du tabac. J’allais faire découvrir au loup les merveilles de la pollution du monde moderne.

L’idée de réussir à le chasser commençait à s’instiller en moi et un début d’euphorie me gagnait si bien que la douleur passait en arrière-plan.

Comme quoi, tout est vraiment relatif.

J’entassai en boule pas trop compacte les deux vêtements sur mon foyer qui n’aurait même pas pu allumer une cigarette avec les résidus de braise restantes. Je plaçai le coupe-vent en dessous, car c’était le tissu qui craignait le plus le feu. Je sacrifiai sans amertume ni regret mon sac et mes vestes techniques à l’autel de ma survie. Ma peau valait largement ce sacrifice.

Le loup me fixait de nouveau. Sa motivation remontait en flèche avec la fin des fumées, même si l’odeur persistante le rendait encore prudent.

Tu vas voir l’odeur. Il va t’en mettre plein la gueule, mon salaud.

Excité, je fis rouler la molette du briquet avec jouissance. Si ça marchait…

Ça va marcher.

 

Au début, la flamme lécha la veste qui se rétracta sous la chaleur. Puis, le feu grossit en dévorant le tissu synthétique. En quelques secondes, il devint un brasier, dégageant une fumée noire et toxique. Je suffoquai. Je toussai à en cracher mes poumons. Mes mouvements compulsifs me rappelèrent aussitôt que ce qui était passé au second plan pouvait très bien revenir au premier et je hurlai de douleur.

Crétin ! Non seulement tu vas mourir étouffé comme un con, empoisonné par des fumées toxiques à mille lieux d’une usine, mais avant, tu vas souffrir le martyr en te secouant dans tous les sens. S’il y a une couronne pour le roi des cons, t’es un candidat sérieux à l’intronisation.

Il doit y avoir un Bon Dieu pour les imbéciles aux idées farfelues. Au moment où je crus rendre l’âme, occis par les fumées du bûcher que j’avais moi-même dressé, le brasero prit fin, rendant l’air de nouveau respirable. Mes yeux pleurèrent et je reniflais encore pendant longtemps. J’eus enfin la force de jeter un coup d’œil en direction de mon loup. Les émanations toxiques l’avaient fait disparaître. Il n’était pas sans doute pas prêt à affronter les affres du monde moderne.

Tu as réussi. Ça alors. Je n’aurai pas parié un kopeck.

Une odeur désagréable de plastique brûlé flottait toujours dans l’air. Au moins, je serai tranquille pour un bon bout de temps. Peu de chance que le loup ne revînt sous ces conditions.

 

Le ciel commençait à laisser pointer des signes avant-coureurs de l’aurore. J’avais donc passé une bonne partie de la nuit à tenir à distance le loup. Avec un peu de chance, l’animal ne reviendrait plus.

Mes nerfs me lâchèrent à ce moment-. Trop de tension, trop de pression, trop de peur. Je pleurai comme un nouveau-né, incapable de stopper mes larmes. J’étais vivant, alors que je m’étais vu mort. Le fait de goûter de nouveau à la vie me laissait à la fois un goût amer et sucré. J’étais un survivant.

Ouais, un survivant. Un putain de survivant.

J’étais trempé de sueur, je grelottai de froid et de fièvre et je continuai à pleurer pendant de longues minutes. Je m’étais pissé dessus de peur.

Ça sera moins glamour à raconter autour de ta bière, hein ?

Je m’en fichais. Si j’avais quelque chose à raconter un jour, ça voudrait dire que j’aurai réussi à m’en sortir. La nuit m’avait appris quelque chose : si je devais survivre, je ne le devrais qu’à moi.

 

Le soleil sortit enfin de sa tanière rocheuse et l’atmosphère changea du tout au tout. Le froid sembla se figer, puis recula sous l’action des rayons du soleil. Mon moral monta aussitôt en flèche. Quoiqu’on en dise, l’homme est un animal diurne : la nuit ne lui vaut rien.

Même si j’accueillis le soleil comme le Messie, ma situation ne s’améliorait pas pour autant. Maintenant que j’étais de nouveau désœuvré, la douleur était redevenue ma préoccupation première. Comme quoi, rien de tel qu’un bon dérivatif…

Tu ne veux quand même pas que ton copain revienne pour te changer les idées, non ?

J’avais renoncé à desserrer les mâchoires du monstre. L’âge canonique du piège se retournait contre moi : rouillé et bloqué par un mécanisme hors d’usage, il aurait fallu des outils pour en venir à bout.

 

Ma position allongée était aussi sur le point de devenir insupportable. Mon dos criait grâce. Je devais me redresser pour le soulager et je pourrais ainsi observer plus à mon aise le piège à loup. Je m’attelais à la tâche, avec l’allégresse d’un condamné montant à l’échafaud. J’allais avoir à mener un travail d’équilibriste, entre mon poignet, mon épaule et ma cheville : arriver à m’asseoir en mobilisant le moins possible chacune de ces articulations, sachant que tout mon corps était ankylosé et répondait à mes sollicitations avec autant de grâce qu’un patron à une augmentation.

Arrête de débiter des conneries : ferme-la et fais-le.

Je mangeais la moitié de mes provisions et bus pour me donner du courage. Puis, je roulais délicatement sur le côté, comme si le sol était miné. J’avais décidé de sacrifier l’élément le moins douloureux, à savoir mon poignet, au succès de l’opération. Bien que je vinsse de boire, ma bouche était sèche et ma langue râpeuse. L’idée de tirer sur ma cheville m’angoissait. Imitant la prudence de mon compagnon nocturne, je bougeais aussi lentement qu’il était humainement possible de le faire. Je capitalisais sur l’expérience des dernières vingt-quatre heures pour, enfin, me retrouver sur le côté, sans avoir déclenché de catastrophe.

Tu vois, avec un peu de bonne volonté, tu peux y arriver. Quand tu veux, tu peux.

Je transpirai à grosses gouttes. La fièvre n’arrangeait pas ma concentration, mais j’ignorai à laquelle des deux je devais mon état. Je me recroquevillai en chien de fusil, prêt pour la phase finale. Je dus patienter quelques instants tant mon dos essayait de me dire combien le traitement de la nuit lui avait déplu. Une crampe de soutien vint à propos renforcer son discours. Je fermai les yeux et cessai de respirer. Si la contracture prenait de l’ampleur, j’allais faire un faux mouvement et…

Respire, crétin ! Pour une crampe, il faut se détendre, pas se contracter !

J’avais pris le problème à l’envers. Je soufflai et inspirai aussi vite que je pus, avec la naïve conviction que mon air détendu serait perçu par mes muscles dorsaux qui auraient la sympathique idée de se mettre au diapason. Ces derniers comprirent, par compassion ou fatigués de jouer les gros bras, et se relâchèrent en entraînant la crampe dans leur chute.

Ouf ! Pas passé loin de la correctionnelle. Tu ferais mieux de réfléchir avant de faire n’importe quoi la prochaine fois.

 

Échaudé par cette fausse alerte, je pris un long temps de repos, afin que mon corps se détendît. Puis, je posai un coude pour me relever. Tant que je poussai dessus, la douleur était supportable, mais je dus pousser sur le poignet pour gagner les derniers centimètres. On n’aurait pas glissé un cheveu entre mes dents tellement mes mâchoires étaient contractées.

J’étais enfin assis. Le sol tanguait et tourbillonnait et je crus que j’allais tourner de l’œil. Ça aurait été stupide après tous ces efforts. Je luttai, clignant des yeux pour aider mon cerveau à gérer son nouvel environnement. Finalement, le camp des conscients l’importa et je pus savourer ma nouvelle position.

Finalement, on n’est jamais si bien assis que sur son cul, hein ?

Assoiffé, je finis mon eau. C’était sans doute une erreur, car le massif calcaire était peu propice aux sources. Mais à ce stade, le besoin primaire d’étancher ma soif primait sur toute réflexion.

 

J’avais désormais tout le loisir d’observer l’étendue des dégâts. La mâchoire s’était refermée sur la malléole, épargnant le tendon d’Achille qui, sinon, aurait été sectionnée net. Mais je ne m’en tirai pas à bon compte pour autant. Les dents s’étaient enfoncées jusqu’à l’os, rendant le moindre mouvement suppliciant. Le mécanisme était bel et bien bloqué et ma tentative de la veille, plutôt qu’arranger les choses, les avait sans doute aggravées. Aucun espoir de ce côté-là.

En revanche, mon nouvel angle de vue mit en évidence le système de fixation. Une chaîne rouillée, aux maillons qui semblaient être capable de retenir le Titanic, empêchait le malheureux prisonnier – en l’occurrence ma pomme – de s’échapper avec le piège. Son extrémité avait été coincée dans une faille du rocher, comme un piton. Plus on tirait, et plus on la coinçait. Aucune bête n’aurait pu démonter le mécanisme.

Mais toi, oui. Allez, dis-le que t’es content d’être plus malin qu’un stupide animal…

J’essayais de sortir le coinceur de ma pseudo-main valide, mais je manquai trop de force. Même en possession de tous mes moyens, je n’aurai pas eu la certitude d’y arriver. Mais en tant qu’homo sapiens – et parait-il deux fois sapiens -, j’avais hérité d’une longue lignée où mes premiers ancêtres avaient inventé les outils.

Je saisis donc le marteau le plus proche, à savoir un caillou, et je frappai en cadence sur la chaîne. Je lâchai le rocher avant chaque impact, afin de ne pas meurtrir davantage mon poignet et, à force de persuasion, le piton eut la bonté de répondre à mes sollicitations et de sortir de sa cachette.

J’étais libre.

Ouais, t’es surtout libre de circuler avec ton boulet au pied…

 

Alors, j’éclatai de rire. Et je pleurai. Mes nerfs me refaisaient le coup de la détente. Je restai prostré pendant de longues minutes, le temps que mes terminaisons nerveuses et moi décidions de jouer dans le même camp. Puis, je fis le point.

Si je ne bougeais pas, tout allait un peu près bien.

Alors, ne bouge pas, crétin. Reste assis et attends.

Si je ne bougeais pas, je n’aurais aucune chance d’être secouru. Je devais rejoindre un chemin plus fréquenté.

Alors, cesse de discuter et bouge-toi le cul. Qu’est-ce que tu attends ?

Je n’avais pas le choix. Mon épaule démise était très sensible, mais en comparaison de la cheville, ce n’était rien. Elle ne me gênerait pas vraiment pour marcher. Mon poignet ne comptait pas.

Je tentai de soulever ma cheville, mais je renonçai de suite. Les choucas qui tournoyaient à deux mille mètres au-dessus de ma tête avaient dû perdre un tympan sous l’action de mes cordes vocales. Le poids du piège entraînait les mâchoires en me déchirant la jambe. Je faillis de nouveau tourner de l’œil.

Bon, t’as compris. Il ne te reste plus qu’à ramper. Alors, commence tout de suite, car on n’est pas rentrés.

 

Le soleil commençait à prendre de la hauteur quand j’entamai ma reptation. Je me demandai alors si je n’avais pas une lointaine parenté avec le serpent du Jardin d’Éden, chassé du Paradis. J’entrai en Enfer. Et pas sur mes deux pieds.

Je dus très rapidement mettre au point une technique de progression. Traîner le piège était aussi insupportable que de le soulever. En pliant le genou, j’arrivai à faire supporter le poids de l’engin sur mes cuisses, au détriment de la reptation de ma jambe valide. Il me fallut donc composer entre deux mouvements antagonistes. Vaille que vaille, en décomposant chaque geste, j’arrivai à progresser.

Ouais, on peut dire ça. Ta vitesse se situe entre celle d’un paresseux en état d’hypoglycémie et celle d’un escargot tractant une caravane. Si tu ralentis davantage, tu vas reculer.

Chaque escarpement et chaque lapiaz composaient autant d’obstacles presque insurmontables. Pourtant, comme la fourmi qui s’attaquait à une tâche démesurée, je gagnai mètre après mètre, mais le plus souvent, centimètre après centimètre.

 

Les heures s’égrenaient et les rayons du soleil, désormais haut dans le ciel, cuisaient ma nuque sans pitié. Une soif cruelle minait mes efforts. Ma langue avait la texture d’un morceau de bois. Je n’arrivai même plus à saliver et ma gorge me brûlait. Je suais paradoxalement, exsudant par tous les pores de ma peau. Mon essaim d’abeilles était de retour, qui allait et venait au-dessus de moi. Ma vue se brouillait et je commençais à éprouver de la difficulté à distinguer les détails au loin. J’étais devenu un automate qui rampait sans volonté propre.

C’est dans cet état second que je l’ai entendue. Une espèce de cri effrayant, qui disait « je suis là et je viens pour toi » et qui me glaça le sang. Le hurlement du loup s’éternisa, comme si l’animal jouait avec mes nerfs. Il semblait proche et j’essayai de me retourner pour le situer. Ma vue brouillée ne passait pas au-delà d’un horizon de quelques mètres. Mon ouïe ne m’était pas d’un grand secours non plus, à cause des abeilles.

Un loup remonte ta piste et tu ne peux ni le voir ni l’entendre. Elle n’est pas bien barrée ton histoire…

Je recommençai à ramper, le cœur battant, essayant d’accélérer. Je ne réussis qu’à désordonner mes mouvements. Une peur viscérale m’envahit au point de me faire monter la nausée aux lèvres. À chaque instant, je m’attendais à sentir le souffle chaud du fauve sur ma nuque ou à recevoir un coup de crocs sur un mollet. Je me retournai sans cesse, craignant à chaque fois de tomber nez-à-nez avec lui.

Peine perdue. Le fauve engageait une guerre psychologique. L’animal hurlait et son cri me glaçait. Mais à chaque fois, je recevais un coup de fouet. Pourtant, mon esprit perdait peu à peu sa lucidité et la panique me gagnait. Je haletai d’épuisement. Si je m’arrêtai, ce serait l’hallali.

Tu dois lutter, putain ! Tu dois lutter ! Tu ne vas pas mourir comme un con après tout ce que tu as traversé. Bats-toi, putain ! Bats-toi !

C’en était trop. Le soleil, la soif, la nuit d’angoisse, mes blessures et ma reptation. Mon organisme ne put en supporter davantage. Je n’entendis pas la fin du dernier hurlement et je sombrai dans l’inconscience.

J’avais lutté jusqu’aux limites.

J’étais battu.

Ce fut ma dernière pensée.

 

Mon inconscience fut peuplée de cauchemars.

Un loup qui me dévorait vivant.

L’essaim d’abeilles dont le vrombissement devint assourdissant, provoquant un vent violent.

Le sentiment de planer et des lumières vives qui me brûlaient les yeux.

Des gens qui discutaient de façon pessimiste de mon sort.

 

Quand j’ouvris les yeux, j’étais si embrumé que je ne reconnus rien. Je me souvins seulement que j’étais allongé sur le dos. Je me rendormis plusieurs fois et chaque réveil fut aussi laborieux.

Puis, au dernier, je commençai à prendre conscience de mon environnement. J’étais bien allongé, mais sur un lit à une place, dans une chambre austère dont la couleur uniforme tirait sur le bleu clair. Je me sentais à la fois bien et cotonneux, comme si j’assistais à la scène en tant que spectateur. Sur ma droite, une machine était connectée à mon corps par un réseau de fils et de tubulures.

T’es sur un lit d’hôpital. Regarde, t’es sous perfusion.

Mon bras était effectivement percé d’une sonde reliée à une poche de liquide suspendue au-dessus de moi. Une goutte tombait régulièrement, comme si un métronome réglait le temps entre les chutes.

Mon attention fut attirée par un bruit. Une femme se tenait devant moi. Son uniforme bleu s’ornait au niveau de la poitrine d’un carton plastifié avec une inscription – sans doute son prénom -, mais je n’arrivai pas à le lire. Elle me souriait et attendait de toute évidence une réponse. J’ouvris de grands yeux en guise d’incompréhension.

« Comment allez-vous, Samuel ? dit-elle d’une voix très douce. Est-ce que vous me comprenez ? »

Cette fois, j’avais compris. Mais je n’arrivai pas à parler. Je clignai des yeux avec un léger balancement du menton.

« C’est bien. Tout va bien. Vous venez de vous réveiller. Vous êtes à l’hôpital, en sécurité. Vous souvenez-vous de ce qui s’est passé ? »

Sa voix me fit l’effet d’une caresse tendre. J’essayais de me souvenir. Peu à peu, des bribes d’informations sortirent des brumes de mon cerveau. Pour le moment, j’avais devant moi une sorte de galimatias incompréhensible. Puis, je commençai à reconstituer le puzzle. Ma sortie en montagne. L’accident. Le piège. Le loup. Enfin, ma course-poursuite en rampant.

« Le loup…, soufflai-je d’une voix aussi gutturale que douloureuse.

— Vous pouvez parler, c’est bien. Voulez-vous un peu d’eau ? »

Je clignais à nouveau des yeux. L’infirmière prit un verre sur la table de chevet et me le présenta devant les lèvres.

« Buvez doucement. Par petites gorgées. Sinon, vous allez vomir. »

J’appliquai le conseil à la lettre. L’effet fut bénéfique et je retrouvai l’usage de la parole, même si elle demeurait rauque et assez douloureuse.

« Je me souviens. Le loup. Le piège. Que s’est-il passé ?

— Le médecin est prévenu. C’est lui qui vous a opéré. Il va venir vous expliquer. Comment vous sentez-vous ?

— Je me sens bien. Très bien. J’ai quelque chose de grave ?

— Vous êtes arrivé dans un sale état, mais aujourd’hui, tout va bien. Et… »

 

L’arrivée du médecin l’empêcha de terminer sa phrase. Il portait le même uniforme, avec une variation de couleur. Il semblait avoir à peine trente ans et était si grand qu’il tassait ses épaules pour franchir le seuil de la porte.

« Bonjour monsieur. Je suis le docteur Briand-Troncier. Comment allez-vous ?

— Bonjour, docteur. Bien, comme je le disais à mademoiselle…

— Avez-vous mal quelque part ? Envie de vomir ?

— Non. Je me sens comme dans de la ouate. J’ai l’impression aussi de vivre à côté de mon corps. Et en même temps, je ressens une espèce d’euphorie.

— C’est normal. On vous injecte en ce moment des doses massives d’antalgiques.

— Pourquoi ?

— Je vous ai opéré à votre arrivée avant-hier. Vous étiez mal au point.

— C’est grave ? »

Ma voix était soudain devenue mal assurée et ça n’avait rien à voir avec la difficulté que j’avais à m’exprimer.

« Assez. Quand vous êtes arrivé, vous étiez dans un état proche du coma. Complètement déshydraté, ce qui n’est pas très grave, mais vous souffriez surtout d’un début de septicémie en raison d’une infection de votre cheville. Je ne vous cache pas que nous avons craint pour votre vie pendant quelques heures. Heureusement, aujourd’hui vous êtes hors de danger. Les antibiotiques ont commencé à faire leurs effets et les dernières analyses sont très satisfaisantes. »

Un je-ne-sais-quoi dans ses yeux aviva mon inquiétude. Le médecin n’était pas capable de soutenir mon regard plus de quelques secondes.

« Donc tout va bien ? Je n’ai rien ?

— Aujourd’hui, oui, tout va bien, car nous avons fait le nécessaire.

— Le nécessaire ? »

Le médecin se tortillait, comme si le fait de se tenir sur ses deux jambes en même temps lui posait un problème d’équilibre. Son regard fuyait vers la fenêtre, comme attiré par un spectacle fascinant.

« L’infection était trop avancée quand vous êtes arrivé et avait touché le système osseux. Nous avons dû nous résoudre à nous séparer de votre cheville pour stopper le risque, sinon vous seriez sans doute mort à l’heure actuelle. »

Je ne comprenais pas l’explication du médecin. Comment peut-on se séparer d’une cheville ?

Crétin, il te dit qu’il a coupé ta jambe. Fais un effort : essaie de comprendre !

Le plafond se serait écroulé sur mon lit que je n’aurai pas hoqueté différemment.

« Vous… Vous voulez dire… que… vous m’avez… coupé…

— Oui, nous avons dû couper au niveau du tibia. La cheville était très abîmée par le traitement que vous lui aviez fait subir. On ne pouvait pas faire autrement. »

Pas un mot d’excuse, ni de consolation. Un gars vient vous dire qu’il vous a charcuté et retirer un morceau conséquent de beefsteak et il ne semble pas éprouver la moindre compassion. Soudain, l’image du loup traversa mon esprit. Lequel des deux en aurait éprouvé le plus ?

Par réflexe, ma main descendit le long de ma jambe charcutée.

« Je ne comprends pas. Je sens toujours ma cheville.

— C’est un symptôme classique. Celui du membre fantôme. Ça va durer quelques mois. »

Il partit dans des explications techniques, un terrain où il se sentait sans doute plus à l’aise. Je n’écoutai pas, abasourdi par la nouvelle. Je prenais doucement conscience des conséquences.

Un cul-de-jatte, mon pote. Tu vas devenir un cul-de-jatte !

Je pris à peine conscience du départ du médecin. J’étais passé d’un martyre sur la montagne à un enfer à l’hôpital. Une main me saisit avec délicatesse les doigts. L’infirmière était restée et son regard était empli de compassion.

« Ça va ? »

Deux petits mots. Mais le ton et son regard m’aidèrent à surmonter le marasme dans lequel j’étais plongé. Je hochai la tête.

« Je suis là. Vous pouvez m’appeler quand vous voulez. D’accord ?

— Merci.

— Vous revenez de loin, vous savez.

— Oui… Mais à quel prix !

— Croyez-moi, c’est difficile à entendre aujourd’hui, mais la vie n’a pas de prix. Vous pourrez reprendre une vie presque normale. Dans quelques mois…

— Peut-être… Sans doute. Je n’arrive pas à me projeter. »

L’infirmière me serra un peu plus fort la main.

« C’est normal, me dit-elle. Mais rappelez-vous que vous êtes un homme exceptionnel.

— Qu’en savez-vous ? dis-je en haussant les épaules.

— Vous avez rampé pendant trois kilomètres avec un piège à loup au pied ! Les gendarmes du peloton de haute montagne n’y croyaient pas, et ils ont remonté votre piste jusqu’au lieu du piégeage.

— Je n’avais pas le choix…

— Aujourd’hui non plus. Considérez que c’est la suite.

— Et le loup ? Pourquoi ne m’a-t-il pas attaqué ?

— Ce sont des randonneurs qui vous ont trouvé. Ils ont entendu des hurlements de loup et se sont approchés. »

 

Se pourrait-il que le loup m’eût sauvé la vie finalement ? C’était impossible. Il voulait me bouffer, j’en étais certain. D’une certaine façon, il avait réussi. Une partie de moi s’était envolée à tout jamais et je le rendais responsable.

C’est injuste, mec. C’est toi qui n’as pas regardé où tu mettais les pieds. Faut assumer ses conneries dans la vie.

C’est vrai que la vie est injuste parfois. Avec ou sans cheville.

Si cette nouvelle vous a plu, n'hésitez pas à laisser un petit mot. Un compliment ou une critique constructive est toujours bon à prendre ! Évitez seulement  de « spoiler » l'histoire, afin que ceux qui n'ont pas encore lu le texte éprouvent le même plaisir que vous.

Si vous désirez m'aider dans mon métier d'écrivain, n'hésitez pas à laisser une contribution, même minime. Les petits rus font les grandes rivières !

Ainsi, je pourrai vous livrer régulièrement de quoi alimenter votre faim de lecteur.

Au plaisir d'écrire pour vous,

Carpates

 

 

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