Paul - Partie IV : Préjugés et thérapie
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Paul - Partie IV : Préjugés et thérapie
- Tout va bien ?
Paul s'était confortablement enfoncé dans un fauteuil en cuir, les jambes croisées. Le cabinet de son psychologue était pensé pour être le plus accueillant possible, afin que ses patients soient à l'aise lors des consultations. Une quantité incalculable d'émotions avait été abandonnée dans cette pièce. Colère, tristesse, peur, angoisse, culpabilité…
Le spécialiste se dépêchait toujours d’ouvrir les fenêtres en grand dès que ses visiteurs le quittaient. Il avait aussi élaboré un rituel qu'il accomplissait sans en transgresser l'ordre. D'abord, il arrachait trois feuilles d'un rouleau d'essuie-tout rangé dans le tiroir d'une commode. Le compartiment contenait également un pulvérisateur avec du désinfectant. Il en aspergeait trois doses sur le siège des patients, puis il essuyait avec le papier en faisant trois tours. Dans la continuité, il allumait trois bâtonnets d'encens naturel à l'ambre. Après quoi, il connectait ses enceintes à son smartphone ultra coûteux et dernier cri, et activait la fonction "musique". Il démarrait constamment le titre "Patients are more than money, so take a deep breath or smoke opium ! / Psychill Goa Mix". A l'écoute des premières notes électro, il inspirait et expirait, suivant un exercice de méditation, durant une modeste minute et il verbalisait la phrase :
- Ils sont leurs problèmes, tu es le catalyseur de leurs solutions, pas de leurs émotions.
Pour achever cette pratique de reconnexion intérieure, il allait sur le parking extérieur situé juste en bas de l'immeuble où se trouvait son cabinet. Il y fumait trois cigarettes, auparavant roulées par ses soins. Il appelait cette dernière phase de préparation mentale "les 300 ultimes secondes avant la prochaine décharge".
Ce protocole avait été consciencieusement élaboré. Le but était de nettoyer les émanations errantes des commotions psychiques, des traces invisibles laissées lors de chaque consultation. En l'espace de trois-quarts d'heure, elles parvenaient à se coller au psychologue telles des sangsues.
La consultation de Paul n’y dérogeait pas. Il était seulement un patient de plus, un dossier torturé rajouté sur une pile nommée "Rendez-vous du jour". Il ne considérait pas cet homme comme un cas aussi grave que certains, mais il le classait plutôt dans un genre complexe.
- Franchement, je ne sais pas. Je me sens bizarre. Vous savez, je possède tout ce qu'on peut rêver d'avoir, mais il n'y a rien à faire… J'ai continuellement l'impression qu'il me manque quelque chose. Ça crée un vide qui grandit tous les jours un peu plus en moi. J'y médite beaucoup et ça ne fait aucun doute… Ce vide doit provenir de cette absence de considération que mes parents ont eue à mon égard. C’est flagrant.
- Vos parents n'ont pas été tendres avec vous, mais ils ont été là, présents à vos côtés. Ils vous ont donné de l'amour, un toit, un cadre idéal pour vous épanouir de l'enfance à l'âge adulte. Ils n'ont jamais eu un mot plus haut que l'autre, n'est-ce pas ?
- Pas envers moi. Avant leur divorce, ils avaient tendance à se disputer fréquemment.
- Ils ont tout mis en œuvre pour que leur séparation ne vous affecte pas. Vous l'avez admis lors de la dernière séance.
- À leur façon.
- Nous n'avions pas pu le détailler. Pouvez-vous m'expliquer ce qu'ils ont fait ?
- Ils cédaient à tous mes caprices. Je suspecte que leurs remords y soient pour quelque chose.
- Vous ont-ils déjà dit qu'ils regrettaient un de leurs actes ?
- Non… Ou peut-être ma mère. Le jour de mes dix-huit ans, elle avait inscrit sur le gâteau "Joyeux Anniversaire, Paul. Désolée". Je n'ai pas compris la teneur de ce message, parce qu'il faut admettre qu'elle n'avait mis qu'une bougie en forme de huit. Il ne lui en restait plus en forme de un. Était-ce vrai ou de l'humour ? Allez savoir. Elle ne m'a jamais fourni la raison de ces excuses et je ne lui ai jamais demandé. C'est un mystère qui demeurera irrésolu.
- Pourquoi ne pas le lui demander aujourd’hui ?
- Parce que même lorsqu’elle sera dans la tombe, elle viendra briser son silence de mort pour que j’entende l’éternelle et insatisfaisante réponse : "tu n’as jamais eu d’humour, Paul".
L’écrivain soupirait de désespoir, tandis que le psychologue faisait de son mieux pour rester détaché face à autant d’absurdité.
- Encore faut-il que l’au-delà existe et qu’il veuille d’elle. Je vous ai dit que mes parents avaient un humour étrange ?
- Oui, vous le répétez relativement souvent.
- Ça ne mène à rien. Je n'ai plus envie de parler de mes parents.
- Comme vous voudrez. Nous aborderons le sujet à nouveau, quand vous serez prêt.
- Ça n'arrivera pas.
- Il sera question de votre père.
- Eh bien, hors de question ! S’agaçait-il.
- Nous avons entamé un travail dans ce sens. Ça dépend de vous. En l'occurrence, l'origine de votre problème, donc le vide dont vous pensez être la victime, vient d'une déception. Et actuellement, selon votre point de vue, tout le monde vous déçoit.
- Alors, tout le monde s'est mis d'accord.
- Vous avez une jolie carrière d'auteur.
- Certes.
- Vos livres ont été traduits en plusieurs langues et vous êtes considéré comme la référence contemporaine en littérature.
- Ce n'est pas un gage de réussite ou un bilan suffisant pour me sentir satisfait.
- Si on écarte les vacances, grâce à votre métier, vous voyagez partout. Lorsque vous avez besoin de comprendre un contexte, d’investiguer auprès d’une culture, d'être en immersion, vous avez le luxe et les moyens de vous déplacer.
- Je ne suis pas encore allé au Japon. Mais pour ma défense, je n'ai pas encore eu d'idée sur une histoire qui se déroulerait Japon. J'aimerais bien y aller pendant la saison des cerisiers. Il paraît que c'est magnifique.
- Où que vous vous rendiez, vous êtes admiré et respecté. Vous êtes reconnu. Vous avez des millions de fans à travers la planète.
- Ce n'est pas sincère. Que savent-ils sur moi, au fond ? Ils m’aiment, alors qu’ils ne savent pas à quel point je les déteste.
- Vous les détestez ?
- Comme toute personne à la notoriété normalement constituée, oui.
- Grâce à eux, vous possédez une grande maison.
- J'en ai trois.
- Vous êtes marié à une belle femme.
- Sa beauté est équivalente à sa froideur. C’est vous dire si c’est intense. Elle refuse de me comprendre !
- Et vous, est-ce que vous la comprenez ?
- On parle de moi ! S’offusquait-il.
- Paul, votre égocentrisme aura raison de vous. Pour comprendre votre état, la raison de ce vide, ce sentiment de déception, il faut vous décentrer de vous.
- Si je me décentre de moi, qui va se centrer sur moi mieux que moi ?
Le psychologue faisait craquer sa nuque pour se détendre. Cette séance était particulièrement éprouvante et lui donnait du fil à retordre.
- Vous devez prendre du recul et observer la vue ! Est-ce que vous observez le panorama comme il se doit ?
- Oui, et je ne l’aime pas. Il ne donne sur rien, mis à part un mur de briques rouges.
- Vous ne regardez pas plus loin que le bout de votre nez, alors que c’est une vue à trois-cent-soixante degrés offerte par une terrasse située sur le toit d’un gratte-ciel. Votre mur de briques rouges n’est qu’un muret qui ne dépasse pas vos hanches et derrière lequel vous vous réfugiez. Vous faites l’autruche ! Alors maintenant, relevez-vous et observez la vue que je vous ai décrite.
- Je me tiens parfaitement debout derrière mon muret, s’indignait-il. Sachez que la seule chose que j'observe est un conflit au quotidien. Ma femme n'est pas heureuse avec moi. Elle se fiche carrément que nous ayons tout ce qu'il nous faut. Ma notoriété ne l'atteint pas. C'est d'une apathie déprimante… Elle m'a balancé, je cite : être la "lady" de Paul n'a aucun intérêt. Alors, oui, je récolte des prix, mes romans battent des records de ventes à chaque nouvelle sortie, ils font l'objet d’adaptations cinématographiques qui ne valent pas le produit originel, j'excelle dans mon domaine, je suis acclamé, voire adulé, on est sur le point de donner mon nom à une rue… Mais à quoi bon tout ça ? Quelle en est l'utilité, si je ne peux pas partager mon bonheur avec l'être aimé ? Je suis las d'être seul à profiter de ma gloire. Ma réussite a un goût amer depuis des années. Je suis fatigué du dédain de mon épouse et déçu de son comportement.
- Ce n'est pas anodin.
- N'est-ce pas ?
- Son comportement n’est pas anodin.
- Vous prenez sa défense ? De quel côté êtes-vous à la fin ?!
- Si elle réagit ainsi, c'est qu'il y a logiquement un vide à l'intérieur de sa personne. Elle n'est pas comblée.
- C’est fou ça ! On est là pour sa thérapie ou la mienne ?
Cette fois, le psychologue craquait sa mâchoire.
- Très bien. Vous voulez son attention ?
- Oui.
- Qu'elle vous juge à votre juste valeur.
- Oui.
- Qu'elle vous traite comme vous le méritez, c'est-à-dire, comme l'homme exemplaire que toute femme rêverait d'avoir.
- Oui.
- C'est impossible.
- Quoi ?!
- Combien de temps cela fait-il que vous ne lui avez pas offert un cadeau ou que vous êtes rentré avec un témoignage de votre affection ? Un bouquet de fleurs, par exemple ?
- Mais… si elle veut des fleurs, elle peut se les acheter. Je ne l'en empêche pas.
- Le geste doit venir de vous. C'est un premier pas…
- C'est à moi de faire le premier pas ?
- Il servira à encourager les suivants… pour obtenir ce que vous voulez.
- Ce qui implique des concessions. Nous n'en sommes plus là.
- Essayez, au moins. Qu'est-ce que vous avez à perdre ? Si vous ne voulez pas investir dans un présent, utilisez votre talent. Écrivez-lui un mot. C'est gratuit et ça ne mange pas de pain.