Jour de grève
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Jour de grève
Des odeurs synthétiques de gaufres. Des cheminots qui distribuent des tracts et des dizaines de CRS avec leurs boucliers transparents. Gare Lille-Flandres, jour de grève.
L'unique train à destination de Boulogne-sur-Mer se faisait attendre. On était nombreux à hésiter sur le quai habituel, le numéro 13.
Ma réunion de fin de journée tournait encore dans la tête. L'excitation de ma cheffe qui n'avait que les mots co-construction et pratico-pratique à la bouche. La novlangue administrative fendait mon petit cœur d'ex-étudiante de Lettres qui avait lu tout Hemingway deux fois. Mais faut bien gagner sa vie.
— Vous êtes joueuse ?
Il était là planté devant moi avec son bonnet et ses yeux clairs. Pas de bonjour, mais cette question comme entrée en matière.
— Ben oui, quoi ? il a dit, en s’approchant un peu, vous êtes joueuse ? Moi, je vous propose de miser sur le 8, aujourd'hui nous partirons quai numéro 8.
— Quoi, quai numéro 8 ? s'est moqué un grand maigre à grosse valise – un étudiant qui rentrait chez lui pour le week-end –, Hazebrouck sûrement. Ça ne s’est jamais vu ça, j'y crois pas au quai numéro 8. Béthune oui, Lens pourquoi pas, Douai sait-on jamais, mais un train pour Boulogne quai numéro 8, jamais. Jamais !
C'était marrant, il parlait comme un vieux, accroché à ses certitudes.
Mon gars au bonnet a repris :
— Bon, vous, vous n'êtes pas joueur, OK, mais vous, êtes-vous joueuse ?
Je l’ai regardé un moment avant de répondre :
— Disons que je suis plutôt pratico-pratique.
Ça l'a fait marrer. Visiblement il n'adhérait pas non plus au concept.
Je le connaissais de vue, on prenait le même train tous les matins. Un sourire, un hochement de tête, un bonjour parfois ou des échanges d'informations sur les trains retardés, supprimés. C’était toujours discret, on ne s'approchait pas, on se regardait à peine. Comme des résistants en 42 : personne n'aurait pu dire qu'on se connaissait. Sous la torture, j'aurai été loyale, je n'aurai pu donner son nom.
— Bon, oubliez le 8, c'était une idée un peu baroque, dit-il en sautillant presque sur place.
C’est le baroque qui me décida à jouer :
— Alors moi je vous propose qu'on mise sur le 11, regardez il est encore vide !
Il ne s' attendait pas à la réplique, je crois que c'est pour ça qu'il a enlevé son bonnet. Comme le docteur qui ôte sa blouse, il était en civil, ce n'était plus le gars du 6h54, c'était un autre. Il me tendit la main.
— Au fait, je m'appelle Edgar.
Je n'eus pas d'autre choix que de révéler à mon tour mon identité, Audrey.
— Enchanté, Audrey, dit-il puis, en baissant d’un ton : oublions le 8, oublions le 11, je vous offre un café.
J’attendis la fin d'un crissement aigu de freins fatigués pour répondre :
— Je ne sais pas, Edgar. On risque de rater le train.
Il chercha à me rassurer :
— Mais non regardez, il y a un distributeur juste à côté.
J’objectai :
— Mais on risque de ne plus avoir de place assise. Et puis je me suis dit que vivre c'était un risque. Alors : OK mais ce sera un moccacino sans sucre dans ce cas.
Cinq minutes plus tard, il me demanda en touillant son café long :
— Alors Audrey, vers quelles aventures le 6h54 vous mène-t-il chaque jour ?
Je soufflais longuement sur mon gobelet en plastique avant de répondre :
— Les aventures d'un cadre intermédiaire dans une administration publique.
— Je vois, il fit, l’air pensif et lointain.
— Non, vous ne voyez pas. Ça ne paraît pas folichon comme ça mais c'est captivant. Romanesque même. Tout est une question de point vue. Suffit de voir le potentiel comique dans chaque situation. Et de savoir se raconter des histoires.
— Bien sûr le plus important c'est les histoires... Moi, Je suis psychologue.
Je manquais d’avaler de travers :
— C'est une plaisanterie ?
— Non ! Et, c'est très romanesque également
Il ne ressemblait pas à un psy. Pas avec ses trente-cinq ans à tout casser, son jean, et ses convers, son air maladroit et ses yeux clairs.
— Je ne vous vois pas trop dans le style froid et silencieux.
Dans un sourire :
— Vous avez bien raison, je suis plutôt bavard et chaleureux.
Il ajouta :
— Il fait beau, et si on sortait un peu ?
On s'est assis sur le rebord de la fontaine place de la gare. La sono du syndicat SUD crachotait Bella Ciao chanté par Manu Chao. L'air était doux, des pétales de fleurs de cerisiers jonchaient le sol, le soleil nous chauffait presque.
— Alors, comme ça Edgar, vous sauvez des gens.
Ses yeux clairs étaient fixés sur les flammes des palettes qui brûlaient devant la fontaine.
— Je ne sauve personne, chacun est responsable de sa vie. Je sème des petites graines qui poussent parfois en de magnifiques fleurs. C'est un peu magique quand ça arrive.
Magique.
— Et alors vous allez m'analyser ?
— Sûrement pas.
— Parce que je suis une cause perdue ?
Un long silence et puis d'une voix très douce il dit :
— Non parce que je n'aurais pas le droit de vous embrasser.
Il me regarda aspirer lentement les dernières gouttes froides de mon moccacino, me lever, jeter le gobelet dans une poubelle, porter mon regard au loin de la rue Faidherbe et lui poser cette question :
— Edgar, et si on allait se promener ?
On ne sut jamais de quel quai partit finalement le train.
L. S. Martins 2 years ago
C'est un véritable plaisir de te lire sur Panodyssey ! 😊
Alicia Bouffay 2 years ago
Merci :-) Heureuse de rejoindre ton univers !