Denton Welch forever
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Denton Welch forever
On ne dirait pas comme ça, mais un village d’un peu plus de 1000 habitants qui reçoit plus de 500 000 visiteurs par été, ça s’organise un minimum. Bon il faut bien dire que le château capte les trois quarts d’entre eux, tant mieux. Dans le « bas du village », le flux doit s’organiser, entre locaux et visiteurs. Touristes ? Pour les locaux, autant qu’un continental pour un ilien.
Je préfère les voir comme des gens de passage. Qui grouillent, certes, surtout à certaines dates catholiquement festives. Et entre commerçants, ça donne « j’ai fait une bonne Pâques, par contre on s’est fait déchirés à la Pentecôte… ».
La rue du bas du village. Combien de restaurants ? Tous les ans un peu plus ma bonne dame, surtout celle-ci. Peu d’entre eux restent ouvert quand le village se retrouve « seuls ».
La rue du bas du village, un long boyau d’un peu plus d’un kilomètre, à pied la distance double facilement…surtout quand on s’est trompé de côté :
« -bonjour, vous savez s’il y a une boulangerie dans le village ?
-ah oui, c’est exactement de l’autre côté, près du pont.
-ah…j’en viens…il n’y en a pas d’autre ?
-non-monsieur…désolée, bonne journée ! »
Je vois dans l’expression de son corps que l’espace d’une microseconde, il s’est dit quelque chose du genre : « c’est elle qui a changé l’adresse de la boulangerie dans la nuit, rien que pour me faire chier… ».
Quand je suis arrivée, il y a 5 ans, j’arrivais de la ville. Je ne connaissais la campagne que génétiquement. C’est-à-dire que mon corps s’est habitué bien plus vite que ma raison…je voulais aider tout le monde !!! Ça faisait rire Blanche. Elle a eu l’intelligence de me laisser faire jusqu’à ce que ça me fatigue. Par contre, elle n’imaginait certainement pas mon endurance. 5 ans plus tard, je continue à vouloir aider, mais pas tout le monde. Je résiste encore…mais d’une autre manière.
Il y a des heures où ça grouille plus que d’autres, les conditions climatiques qui font que « aujourd’hui, y’aura pas grand-monde… », selon l’expertise belle-mèrienne que j’ai appris à respecter avec le temps. Beaucoup de temps.
Et la Loire. Qui coule, inlassablement. Et toujours dans le même sens.
Un matin, presque comme les autres, j’avais prévenu que « je ne sais pas à quelle heure je pourrais venir travailler… ». Joie de la campagne où tu peux prévenir ton patron que tu vas venir, certes, mais quand…tu sais pas. Et ça ne pose pas de problème. Tant qu’il t’a vu travailler, et qu’il sait que tu es.
Bon, avoir le patron comme partenaire de vie aide aussi…je dis pas.
Ce matin là, je devais « juste » finir la conclusion de mon mémoire de Master 2. Et j’en avais ras… tout le corps et la raison avec. Je ne savais si en me levant j’allais trouver la force de refaire encore un texte de conclusion aussi costaud que le reste. Parce que, pour une fois, je « voyais » que j’avais travaillé. C’était pas parfait, mais qu’est ce que j’avais bossé. Mais là j’en pouvais plus, j’avais plus de jus.
Finalement, j’ai torché la conclusion en une heure ou deux. Ou trois quand même, mais de mémoire, elle faisait 2 pages à peine. J’en pouvais plus. Je suis allée à la Détente, pour prendre mon service, et surtout, surtout…faire autre chose. Juste servir des plats, laver des salades, faire la vaisselle…plus écrire, ou expliquer, ou tenter de faire l’un ou l’autre…
Sauf que Blanche s’était organisée…il y avait une autre serveuse pour la journée. J’ai décidé de rester pour leur filer un coup de main, on n’est jamais trop de trois pour faire la vaisselle un dimanche…
Ca faisait une heure que je crois que finalement, je ne les aidais pas beaucoup, à errer entre la cuisine et la salle, ne sachant pas trop quoi faire de mon corps et ma raison vides. Mes yeux se posent sur le trottoir d’en face. J’y vois deux Zhommes, l’air débonnaire, mais bien mis. Ils regardent la façade de la Détente, elle fait toujours son petit effet avec la citation de Lamartine que Pierre avait mise là bien avant que le « salon de thé » n’ouvre sa porte. Pierre…l’architecte sans diplôme qui connait toutes les règles d’urbanisme et qui garde tous ses non-secrets dans son sourire. Il sait quoi et comment. Parce que pouvoir mettre une plaque de bois de 2 mètres sur 2 sur la façade de sa maison avec une citation de Lamartine en pleine zone « Bâtiments de France »…il faut savoir quoi et comment. Lui, il sait. J’essaye d’apprendre de lui. Et en 5 ans, ce que j’ai appris de plus important, c’est que je vais beaucoup trop vite pour apprendre quoi que ce soit. Du coup, souvent, je me contente de l’admirer.
Donc, ces deux hommes se causent sur le trottoir en face de la Détente. Pourquoi et comment, je ne sais pas, mais mon petit corps les a repérés, et une table de 2 vient juste de se libérer à l’intérieur. Je sors maigrement du restaurant pour aller à leur rencontre. Je les salue, gagné, ce sont des anglais. Je suis la seule à parler anglais, je les prends donc en charge, un regard à Blanche, elle acquiesce. Je crois qu’elle sait qu’au moins avec eux, je vais pouvoir un peu savoir ce que je fais là.
Je les place sur la petite table de 2. Je leur dis, en anglais, de ne pas s’inquiéter, je vais tout leur traduire. Tout se passe bien, ils commandent même une bouteille. Ils sont « table arbre ». Parce que Pierre a eu l’idée, un jour, de ramener un frêne séché pour le mettre le long du mur. Oui, il sert de poutre à la maison, il a été cerclé de fer pour se faire, et une très joli planche de bois a été rajouté pour l’esthétique. Du coup, la petite table à côté profite d’une desserte tout-à-fait sympathique. Ce qui équilibre avec la petitesse de la table. Donc, je sers les boissons, je traduis la carte…ils sont joueurs, ils comprennent que je ne suis pas vraiment dans mon état normal. Alors je leur en dis un peu plus.
« In fact, this very morning, I ended a very long work about literature. In France we call it a “mémoire”, I don’t even remember the name in English…a dissertation? Just before the PhD you know…and I’m like…exhausted.
-Okay!!! In literature? What about?
-Oh it was about an English writer that even English people don’t know…
-Is it? Just give me the name…
-Denton Welch. Lui répondis-je avec dans tout mon visage, mon corps, ma voix, toute la chanson de Yael Naim...
-I know him…
Ce silence, ce regard, il connait Denton Welch. Ceux qui connaissent Denton Welch. Ce sourire. Je n’avais encore jamais rencontré quelqu’un qui connaisse Denton Welch. A part celui qui me l’a présenté, bien sûr, mais je ne l’écoutais pas. Il m’avait vu de bien trop près pour que je l’écoute.
Là. A ce moment-là, très précisément. Se sentir…pas seule. Relié. Connectée. Même mal, même de travers. Mais…reliée. A quelqu’un d’autre que moi. Et ailleurs que dans une relation simplement sexuelle. Autant vous dire que mes deux lords m’avaient alors avoué être en « balade française sans nos femmes !!! ». Une fois le nom de Denton Welch prononcé, tout cela prenait sens. Nous sommes bien « au-delà ».
On en a parlé pendant tout le repas, il est venu en pause clope avec moi. Il m’a même donné son nom. Que je n’ai pas retenu, sinon c’est trop facile. Deux heures. Deux heures où j’ai « vécu » ma conclusion, plutôt que de m’échiner à l’écrire. C’est quoi une conclusion ? J’imaginais, très naïvement, que c’était le moment où on disait qu’on avait tout compris, et qu’on allait tout bien expliquer. C’est pour ça que je ne voulais pas la faire. Parce que je savais très bien que je n’avais rien compris, et que j’étais encore très loin d’être capable de m’en expliquer.
Mais non, une conclusion, ce n’est pas ça.
Une conclusion, c’est accepter de faire une pause. Pour digérer.
Post-Sciptum : quand j’ai raconté ce petit épisode à mon directeur de recherches de l’époque, son visage s’est figé, je crois qu’il m’a demandé son nom deux ou trois fois. Ce qui ne servait pas à grand-chose, puisque je ne m’en souvenais absolument pas. Qui était-il ? Un biographe connu de DW ? Peut être même l’avais-je lu pendant mes recherches ? Le visage de mon directeur de recherches, surtout sa bouche ouverte et béante, me donne bien quelques indices…un jour peut être ferai-je la recherche…
Post-Scriptum 2: pour tous les "mais" du texte, désolée...