Jeanne
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Jeanne
(La photo originale ayant inspiré ce texte est du photographe August Sander)
Dimanche 3 mai 1921
Cher journal,
Aujourd’hui un photographe est venu au cirque. Il est resté debout pendant tout le spectacle, coincé dans le fond à droite, dans le coin où Madame nous dit de poser les chaises. Je l’ai bien observé et il n’a pas pris une photo des artistes, pas une. Il n’a même pas sorti son appareil photo. Pour tout te dire je crois que le spectacle n’était pas vraiment à son goût. Ce que je sais en revanche c’est qu’il a tout de même payé sa place. Judy me l’a dit. Ça ne m’étonne pas que cette chipie soit au courant. Elle repère les gentilshommes en complet dès qu’ils sortent de leur voiture et s’arrange toujours pour se faire remarquer à leurs yeux, espérant trouver bon parti à marier. La pauvre n’a toujours pas compris que nos deux mondes ne se mélangent pas. Ce n’est pas faute de le lui avoir expliqué.
Il n’empêche que j’ai de la peine à la voir espérer ainsi. Chaque dimanche elle sort sa plus belle robe, se maquille, et guette l’arrivée du prince charmant depuis l’entrée du chapiteau. Elle est plutôt jolie Judy. Mais comme le disait maman : « Elle n’a pas inventé le fil à couper le beurre. »
Les expressions de maman me manquent parfois. Elle en connaissait de très drôles. Je me souviens de la fois où nous avons surpris Le Comte De Bernacle, un des proches amis de papa, discuter de manière très peu convenable avec l’une de nos filles de chambre. Elle s’est tournée vers moi et a chuchoté : « Ma chère Jeanne, il y a anguille sous roche. » Nous avons ri en silence et sommes reparties discrètement en direction du jardin d’hiver. Maman avait un cœur libre et joyeux. Elle n’était pas du tout comme les autres épouses que nous étions obligées de recevoir.
Malheureusement pour moi son cœur était aussi farouche que fragile. Je n’avais que 7 ans quand il a sursauté pour la dernière fois. Ce jour-là ma vie a perdu ses rires et ses couleurs. Papa, qui n’avait jamais eu d’affection pour moi du temps de maman, n’en a pas eu plus après son départ.
J’ai d’ailleurs longtemps cru que c’était à cause de mon physique (je croyais l’avoir entendu se disputer avec maman à ce sujet une fois). Je n’ai compris que deux ans plus tard qu’il n’en était rien. Papa, qui s’était depuis remarié, m’avait envoyé une lettre, la seule qu’il m’ait jamais envoyée d'ailleurs, m’annonçant la naissance de son fils, mon demi-frère. Je pouvais lire la fierté, le bonheur, la joie. Des émotions dont je le croyais dépourvu. Aussi bizarre que cela puisse paraitre cette lettre ne m’a pas attristée mais soulagée. Je savais maintenant que je n’étais pas laide, mais tout simplement une fille, et que cela ne serait jamais assez pour papa.
Plusieurs années ont passé dans l’indifférence totale. Envoyée en pension jusqu’à mes 21 ans, j’ai eu le bonheur de ne pas devoir grandir dans une maison qui avait un jour été la mienne, poursuivie dans chacun de ses recoins par l’absence de ma maman adorée.
Quant à la suite tu la connais déjà mon cher Journal. J’étais rentrée de pension depuis quelques mois seulement lorsque mon Georges est arrivé pour travailler en tant « qu’homme à tout faire ». J’ai su dès notre premier regard qu’il serait l’homme de ma vie. Georges me parlait en cachette de ses voyages avec le cirque. Il avait visité tellement de pays, rencontré tellement de personnes. Mon corps et mon cœur brulaient d’envie de partir découvrir le monde avec lui, mais je savais que papa ne voudrait pas.
Et puis un joli matin de printemps, alors que la troupe de George s'apprêtait à reprendre la route, il m’a prise par la main, et nous a emmenés lui et moi jusqu’au bureau de papa. Tu aurais dû voir sa tête lorsque nous avons passé la porte main dans la main ! Moi qui avais d’abord eu si peur, étais sur le point de défaillir de rire ! Cette envie de rire, venue de nulle part, m’a rappelé maman. C'est bête mais ça m’a donné le courage de continuer.
Il m’a suffi d’ouvrir la bouche pour que mon courageux George, voyant en cela un signal, annonce à papa que nous allions nous marier, déclenchant chez lui une fureur monstre. Il a hurlé qu’il ne donnerait jamais son approbation et que ce n’était pas le peine de revenir car je n’étais plus sa fille à ses yeux (comme si je ne l’avais jamais été).
George et moi sommes donc partis en courant libres comme deux enfants. C’était il y a dix ans et mon cœur bat encore aujourd’hui la chamade.
Mon dieu je viens de regarder ma montre et il est déjà 19h ! Je me suis égarée dans mes pensées aujourd’hui. Et j’allais oublier le plus important ! Tu te souviens du photographe dont je t’ai parlé ? Eh bien figure toi qu’il était bien venu pour prendre des photos. Et tu me croiras si tu veux mais c’est une photo de mon Georges et moi qu’il a décidé de faire ! Ah comme j'aimerais la voir un jour !
Je suis sûre que maman est fière de moi, tu ne crois pas ?
A bientôt cher journal,
Jeanne
@ecriremonlivre on Insta
Pascale Del Signore 2 years ago
Bonjour, très bien écrit
Séverine Gambardella 2 years ago
Bonjour Pascale, merci d'avoir pris le temps de me lire, et merci pour votre compliment.
L. S. Martins 2 years ago
Magnifique texte !
Séverine Gambardella 2 years ago
Merci Laure :) C'est vrai que je l'aime bien celui-là. Je me suis attachée à Jeanne.