1. Le temps des copains
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1. Le temps des copains
En ouvrant la porte de sa chambre d’étudiant, Eugène, charmant jeune homme de 20 ans, originaire du sud de la Russie, n’aurait jamais imaginé que l’année 1985 changerait le cours entier de son existence. Il avait intégré l’internat de la faculté de mathématiques de la Haute École du KGB avec un dossier impeccable.
Poussant ses valises avec le pied, il ouvrit la porte et rentra dans la chambre plutôt spacieuse qui lui servirait de laboratoire pour l’année à venir. Il découvrit, affalé sur le lit de gauche, un autre étudiant à l’allure négligée, lisant un livre les pieds sur le lit. Ses épaisses lunettes cachaient son regard mais un sourire franc se distinguait nettement sur le bas de son visage.
- Salut ! moi, c’est Boris, dit-il en se levant d’un bond.
- Salut, Eugène, prononça-t-il, presque timide, je crois qu’on est coloc...
Eugène n’était pas doué pour les rencontres. Sa timidité l’empêchait de dire et de faire tout ce qu’il aurait voulu.
C’était ce qui s’était passé avec Tatiana, une étudiante brune, pétillante et toujours en jupe. Il ne se rappelle même plus comment ils en étaient venus à se retrouver là, dans un petit local, après les cours, pour s'embrasser et se caresser.
Chaque semaine, le rituel est simple, mais toujours agréable. Elle s'assoie sur un vieux bureau poussiéreux, laissé là comme le témoignage d’une époque révolue, à oublier.
Elle enroule ses jambes autour de ses cuisses, empoigne ses fesses et colle son bassin contre le sien. Elle porte toujours des chaussures à talons, qui lui donnent l'air sexy. Elle a une paire de hauts talons colorés qu’elle met pour lui faire plaisir.
Elle s'adonne alors à son exercice préféré : caresser son torse à travers sa chemise froissée par la journée. Ses doigts glissent sur son corps musclé, procurant à Eugène des frissons de plaisir. Elle l’embrasse doucement en défaisant les boutons, elle le renifle. Puis elle descend et remonte le long de ses cuisses, négociant des virages toujours plus serrés vers ses fesses rebondies ou vers son entrejambe qui ne cesse de gonfler. Dans cette position, Eugène surplombe la poitrine généreuse de Tatiana qui déborde de son chemisier. Il ne peut s'empêcher de la regarder, et se penche pour l'embrasser. Avec ses deux mains, il caresse ses seins comme si c’était des nuages, puis elles descendent sur ses hanches. Il s'enhardit pour glisser ses doigts fins sous sa jupe relevée. En cherchant bien, il finira peut-être par trouver ce qu'il cherche… D’abord des gémissements, puis leurs mouvements se font plus rapides et précis, comme pour obéir au temps qui les presse de s'abandonner totalement à leur excitation.
Après le feu d'artifice, Eugène voit tournoyer dans sa tête des logiciels antivirus, des chevaux de Troie, des logiciels espions et des menaces inconnues. Tatiana regarde ce bel homme ténébreux, pensant que ce génie ne lui appartiendra jamais.
Après les cours promulgués par des professeurs émérites sélectionnés par le KGB, Boris et Eugène s’enferment des heures durant pour concevoir derrière leurs claviers des codes de nouveaux virus et trouver les formules qui les détruiraient : virus du secteur d'amorçage, virus de script Web, Browser hijacker, virus résident, virus à action directe, virus polymorphe, virus infectant les fichiers, virus multipartite...
Ils se consacrent à leur vie russe.
Pourtant, une rivalité insidieuse gangrène peu à peu leur confiance mutuelle et les éloigne l’un de l’autre. Boris, l’étudiant travailleur et modeste, se rend compte, impuissant, du génie mathématique d’Eugène qui, de jour en jour, gagne en assurance et développe des équations toujours plus osées et pertinentes. Comme si ses parenthèses sensuelles avec Tatiana le galvanisaient. Boris se renferme, s’endurcit pour ne pas laisser transparaître sa jalousie maladive. L'amitié autrefois solide et virile s'écorchait au fil des mois. Eugène transforme tout ce qu'il touche en or, Boris lui besogne dur pour espérer briller un peu auprès de ses professeurs. L'amitié fraternelle se transforme en rivalité larvée, pleine de non-dits et de regards en coin.
C'est à ce moment-là, sûrement, que la vodka est entrée dans la vie de Boris. Elle l’aidait à tenir la distance avec son camarade, et lui offrait quelques illuminations fulgurantes. Du moins les premiers temps. Alors, après 5 ou 6 shots, Boris, lui aussi, jonglait avec les calculs booléens, excellait dans la décomposition en nombres premiers et se pavanait dans le chiffrement des mots de passe MD5 ou l'Unicode. Boris aurait pu être talentueux - moins qu’Eugène il est vrai-, mais quand même un bon et efficace mathématicien. Or Boris avait trouvé sa drogue, la vodka, qu'il ingérait avec avidité et désespoir, accroché au zinc du bar du GOUM.
Chez Boris, la vodka opère comme une danse enivrante, un tourbillon de sensations qui emmène son esprit loin de son corps. Chaque gorgée lui insuffle une chaleur brûlante qui s’étend dans ses membres et ses organes, délie ses pensées et assouplit ses inhibitions. Les barrières de la raison se fissurent, laissant place à une euphorie sauvage. Tout devient clair et limpide. Les couleurs s’intensifient, les sons se font plus riches, et le monde semble se transformer en une toile vibrante d’émotions. Les visages des amis se métamorphosent en masques de joie, leurs rires résonnant comme des échos chaleureux.
Pourtant, cette ivresse s'accompagne d'une ombre, d’un frisson insidieux. Chaque verre supplémentaire que Boris avale est un pas vers l'abîme. Ses pensées hier claires se brouillent, tandis que l’équilibre vacille, et la coordination des membres s'effrite. Les verres s'éclatent sur le carrelage et le précieux liquide inonde le sol. Le corps, alourdi par l'alcool, devient un étranger. Les gestes maladroits trahissent la lutte acharnée pour regagner le contrôle, mais la vodka, telle une sirène, attire inexorablement Boris vers des profondeurs tumultueuses.
La réalité, sournoise, refait surface alors que le rire se transforme en larmes. Les émotions, à la fois exaltées et exacerbées, prennent le pas, et le cœur de Boris, assombri par la mélancolie, se débat dans une mer de regrets. Ce qui avait commencé comme une célébration se change inlassablement en un festin d'illusions, un rêve dont le réveil s'annonce douloureux.
La vodka est à la fois un élixir de vie et un poison, un double tranchant. Pour Boris, les vapeurs d’alcools et ses relents nocturnes transforment tous ses rêves en cauchemars, peuplés de regrets amers, de trahisons sanglantes, de revanches éclatantes, de perfides manipulations, dont Eugène est toujours la victime.
Les amis n'en sont plus, l'éloignement psychologique traçant le sillon de la séparation physique.
C’est aussi à ce moment-là qu’Eugène, à l’intégrité morale sans faille, découvre que Boris, rongé par la haine, préfère concevoir des virus malveillants plutôt que de les éradiquer, en vue d’une commercialisation frauduleuse. Boris fabrique lui-même des virus qu'il vend au plus offrants pour espionner, détruire et ruiner. La cupidité de Boris n’a d’égal que son amour pour la vodka. Animé par les deux ensemble, Boris devint un monstre sans limite, qui engloutit le coloc souriant des débuts.
Le fossé entre les deux amis était désormais béant, infranchissable. Boris déclara la guerre à Eugène, une guerre de valeur, à mort.
Leur amitié y trouverait son sépulcre.
Des années plus tard, quand Boris décida de se faire surnommer “la vodka”, il savait déjà qu’il mettrait son plan machiavélique en action pour tenter de surpasser une seule fois son rival. Par virus et antivirus interposés, les anciens camarades communiquaient dans une langue dont eux seuls comprenaient la signification profonde. Déjouant les pare feux, les systèmes d’alertes le plus sophistiqués, Boris inondait la toile et les serveurs de complexes Worms dont Eugène tentait de déjouer les inexorables évolutions, tel un Sisyphe des temps modernes.