Chapitre 2 - C'est moi qui ai payé
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Chapitre 2 - C'est moi qui ai payé
— Eh ! Debout !
Alexander papillonna des yeux. Un mal de crâne tambourinait dans sa tête jusqu’à la racine de ses cheveux. Ce sur quoi il dormait n’avait rien de confortable : c’était un banc en bois dur et froid. Sa veste était repliée sous sa tête comme un oreiller. Il était dans une pièce mal chauffée, à peine éclairée par une lucarne crasseuse. La grille en fer le renseigna rapidement sur l’endroit où il était.
Il lui fallut quelques instants pour rassembler ses pensées et se souvenir des événements de la veille. Ses vêtements empestaient l’alcool, et lui-même était en sueur et crasseux.
— Vous êtes calmé ? interrogea une voix dans un recoin de la cellule.
Le blond tourna brusquement la tête, geste qu’il regretta immédiatement, pour dévisager Sullivan Strange, assis à même le sol. Lui aussi portait les mêmes habits que la veille. Il avait sûrement utilisé sa veste pour se couvrir cette nuit. Son visage était couvert de bleus et de coupures qui commençaient à cicatriser.
— Vous avez une tête à faire peur, commenta le soldat en s’asseyant sur le bord du banc.
— Je vous retourne le compliment, répondit le noiraud en haussant un sourcil moqueur.
Alexander remit sa veste, et resta silencieux quelques instants. Il ne savait pas combien de temps il serait retenu dans cet endroit.
— Ils ont fixé une caution pendant que vous dormiez encore, reprit Strange en reposant sa tête contre le mur.
— Vous l’avez dit vous-même hier, je n’ai personne pour m’aider, lui rappela le blond. Et vous ? Quelqu’un viendra-t-il vous libérer ?
— C’est fort probable, répondit son compagnon de cellule avec un rictus amer. Mon frère ne tardera pas à venir lorsqu’il aura été informé de mon arrestation. À cette heure-ci, quelqu’un est sans doute entrain de la lui communiquer. En comptant trois minutes pour qu’il s’habille, un quart d’heure pour qu’il arrive en fiacre, et trente minutes pour qu’il se coiffe, je ne serai pas libéré avant une bonne heure.
Il passa ses mains dans ses cheveux en bataille en poussant un soupir profond. En voyant le sourire qui apparut sur le visage de l’ex-inspecteur, Alexander haussa un sourcil soupçonneux.
— Hier, vous m’avez empêché d’aller jusqu’au bout de mon raisonnement, ricana Strange. Et je déteste laisser une énigme en suspens.
— Ce n’est pas nécessaire…
— Ce ne sera plus très long, j’avais presque terminé. Comme je l’ai dit ce matin, votre ex-femme ne vous a pas offert votre canne. Des amis non plus : hier encore, vous erriez dans Londres à la recherche d’un logement, et vous venez de dire vous-même que personne ne pouvait vous aider à sortir d’ici. Pourtant, vous avez bien reçu cette canne couteuse de quelqu’un. Je n’ai qu’une explication à cela : vous êtes un soldat décoré et on vous l’a offerte comme récompense militaire. Vous n’êtes pas allé au Soudan, alors les probabilités penchent vers la Birmanie.
Alexander resta silencieux quelques instants. En entendant cela à tête reposée, et sans l’excès d’alcool dans le sang, il se surprenait à être épaté par ce mode de pensée logique et clair.
— C’est impressionnant, admit-il à mi-voix. Vous n’en êtes pas moins assez prétentieux, mais vous avez un réel potentiel.
— Tu arrives encore à te vanter derrière les barreaux, Sully ? grommela une voix chargée de reproche.
Ledit Sully ne cacha pas sa grimace d’exaspération, tandis que le blond tournait la tête vers la grille. Un homme venait d’arriver dans le couloir, et en un instant, le soldat comprit qu’un véritable fossé qui les séparait. Les yeux gris-bleu de l’homme se plantèrent dans les siens et ne les lâchèrent pas pendant de longues secondes. Ses sourcils étaient froncés, et son regard était glacial.
Il passa une main dans ses cheveux noirs et courts, qu’il avait coiffés en arrière. Son visage exprimait toute son élégance et sa noblesse. Sa tenue ne faisait que confirmer son statut important. Il était vêtu d’un costume trois pièces bleu foncé et propre, avec une cravate élégante soigneusement nouée autour du cou. D’une main, il tenait une canne particulièrement ouvragée, et de l’autre, un haut-de-forme.
Je mettrai ma main à couper que cet homme est de la noblesse…
Strange se releva en enfilant sa veste, avant de s’approcher de l’homme. Son expression se rapprochait davantage de l’exaspération que du soulagement.
— Kieran, si Mère m’a donné un prénom à la naissance, c’est pour qu’il soit prononcé en entier, siffla l’ex-inspecteur avec impatience. C’est Sullivan et pas Sully !
— Moi, la question que je me pose, rétorqua son interlocuteur avec un rictus mauvais, c’est la raison de ta venue au monde. À quoi cela sert-il d’avoir un petit frère qui ne fait que s’attirer des ennuis et me faire perdre mon argent en caution ?!
— Excusez-moi, intervint Alexander en les regardant en alternance, mais vous êtes… frères ?
— Malheureusement, oui, répondit son compagnon de cellule en se tournant vers lui.
— N’est-ce pas évident ? répliqua le second avec froideur, presque vexé.
Le blond les regarda un instant. Il était vrai que leurs visages étaient similaires : la même couleur de cheveux, les mêmes yeux et des traits ressemblants. Mais leurs manières, leurs habits et leurs caractères n’avaient rien en commun. L’ancien enquêteur portait des vêtements de la classe moyenne, froissés et sales, tandis que son frère était vêtu élégamment. Le premier parlait avec un léger accent irlandais qu’il ne cherchait pas à effacer, alors que le second s’exprimait avec un Anglais tout à fait britannique.
Un policier arriva à son tour dans le couloir, et glissa une clé dans la serrure, avant d’inviter Strange à sortir.
— On se reverra, M. le soldat ! lança ce dernier avant de rejoindre son frère. Dis-moi, Kieran, tu as une allumette sur toi ?
— Pourquoi en veux-tu une ? questionna l’intéressé en s’éloignant dans le couloir.
— Pour faire sauter le bâtiment, répondit le cadet avec ironie. Tu ne savais pas que j’avais laissé des explosifs la dernière fois que je suis venu ?
— Tu es vraiment épuisant Sully…
— C’est bon, c’est juste pour allumer ma cigarette…
Alexander écouta leur voix s’éloigner, jusqu’à ce que le calme revienne dans la cellule. Il posa sa tête contre le mur dans son dos et ferma les yeux quelques secondes. Il ignorait comment il allait sortir de cette situation, et même ce qu’il ferait une fois libre. Mais une chose était sûre, s’il pouvait éviter les énergumènes comme Strange, il le ferait…
Pour le moment, je dois réfléchir à un moyen de payer cette caution.
Il n’avait pas d’argent et aucun proche pour l’aider. S’il devait attendre que sa pension militaire lui permette de sortir, il en aurait sans doute pour deux ou trois jours dans une cellule froide et humide.
Le blond retournait le problème dans tous les sens, sans y trouver une autre solution. Pourtant, moins de dix minutes après le départ de l’ancien inspecteur, le policier revint.
— Vous êtes libre, M. Wilson. Quelqu’un a payé votre caution.
L’intéressé resta immobile un instant, surpris.
— Excusez-moi, pouvez-vous répéter ? demanda-t-il, pour être sûr d’avoir bien entendu.
— Vous pouvez reprendre vos effets personnels et partir, précisa l’homme.
— La personne qui a payé, est-elle encore ici ?
— Elle vient de partir.
Alexander se leva, les membres endoloris par le froid, et suivit le policier qui repartait déjà à l’avant du poste de police. Il put récupérer sa valise ainsi que sa canne, avant de prendre la direction de la sortie. Il ne voyait pas qui aurait pu le libérer, encore moins aussi rapidement après son arrestation. Cependant, il était satisfait de s’être sorti de ce mauvais pas.
En quittant le commissariat, il constata qu’il était sur Great Cumberland Place, non loin d’Oxford Street où il était la veille.
— C’est moi qui ai payé, déclara une voix familière juste à côté de lui.
— Vous ? Je n’en crois pas un mot.
Strange se détacha du mur auquel il était adossé, une cigarette entre les dents. Il se plaça face à son interlocuteur.
— Vous avez raison, s’amusa-t-il. Je vous ai libéré indirectement. J’ai emprunté un peu d’argent à mon frère.
— Je vous ai mis un coup de poing dans le visage, et vous payez ma caution ? s’interloqua Alexander en haussant un sourcil suspicieux. Pourquoi ?
— Parce que de tous les hommes désespérés et ivres de ce pub, vous étiez le plus intéressant, répondit le noiraud en laissant ses cendres retomber sur le sol.
— En quoi étais-je intéressant ?
— Bonne question, et malheureusement, je n’ai pas de réponse à vous fournir. Cela dit, je tenais à vous remettre ceci.
L’ancien inspecteur lui tendit un morceau de papier. Dessus étaient écrits une adresse à Londres et un nom.
— De quoi s’agit-il ? demanda le blond.
— Mon adresse et le nom de ma logeuse, expliqua Strange. Tôt ou tard, vous vous retrouverez à nouveau sans logement où passer la nuit. De mon côté, je n’ai plus de travail et donc plus de salaire. D’ici moins d’un mois, je ne pourrai plus payer mon loyer et ma logeuse sera obligée de m’expulser.
— Vous m’excuserez, mais je ne vois pas le rapport entre vos problèmes et votre adresse.
— Le jour où vous en aurez assez de faire le tour de tous les hôtels à bon prix de Londres, nous pourrons envisager une colocation chez moi. Alors, à bientôt, j’espère…
L’homme fit demi-tour et s’éloignait déjà sur le trottoir.
— Eh ! Attendez un instant ! protesta Alexander en le rattrapant. Je ne vous connais pas et vous ne me connaissez pas ! Nous nous sommes battus hier dans un pub, mais votre intérêt envers moi n’est pas réciproque !
— Cela dit, j’ai payé votre caution, s’amusa Strange sans arrêter de marcher. Vous m’en devez bien une, non ? De toute manière, je ne suis pas pressé : ma bourse est plus remplie que la vôtre. Au plaisir de vous revoir, Wilson !
Le noiraud continua son chemin sans faire attention à lui. Hébété, le soldat s’immobilisa et le regarda s’en aller. Parmi le déluge de pensées qui inondait son esprit à cet instant, une chose était claire pour lui : il n’avait jamais rencontré quelqu’un d’aussi atypique.
Négligemment, il glissa le papier dans sa poche, avant de partir dans la direction opposée, décidé à trouver un endroit où loger.
Malheureusement, les choses ne furent pas si faciles ! N’ayant trouvé aucune chambre adaptée à sa situation, Alexander avait été contraint de rejoindre les quartiers industriels. Le ventre vide et la gorge sèche, il s’était résigné à marcher jusqu’au quartier de Bermondsey, à plus de deux heures à pied de Marylebone.
Cette fois, on accepta de lui louer une chambre dans une auberge misérable, non loin d’une industrie de cuir. C’était une petite pièce de quelques mètres carrés, avec un unique placard à la porte martelée de marque de coups, un lit qui devait dater du début du siècle et une unique fenêtre.
La vue n’était pas des plus agréables : les toits des maisons alignées et, plus loin, les docks qui longeaient la Tamise.
Face au bruit, aux mauvaises odeurs et à une hygiène déplorable, le militaire commençait à véritablement envisager la colocation comme une idée intéressante.
Mais hors de question d’aller voir ce type-là !
Il commença à écumer les journaux à la recherche d’annonces pour trouver un endroit où loger. Il envoya plusieurs télégraphes à diverses personnes : la plupart ne reçurent jamais de réponse, et les autres lui expliquaient avec une froide politesse qu’ils avaient déjà trouvé quelqu’un.
Deux fois seulement, on l’invita à visiter un appartement. Le premier où il alla était dans le même état de délabrement que sa chambre de Bermondsey. Sale et poussiéreux, avec un mobilier abîmé, c’était précisément ce qu’il cherchait à fuir.
Le second était bien plus agréable : lumineux et chaleureux, il y aurait volontiers emménagé si l’actuel occupant n’était un jeune homme bruyant et impulsif, incapable de garder le silence plus d’une minute.
Alexander avait beau essayer de rester optimiste, il sentait le désespoir le gagner lentement. Ses revenus suffisaient à peine à couvrir ses dépenses quotidiennes, et ses conditions de vie étaient plus basses que celles qu’il avait connues sur le champ de bataille. Il avait renoncé à toute forme de confort et même boire un verre lui semblait irresponsable.
Ce fut lorsqu’il toucha le fond qu’il ressortit un petit papier de sa poche.