25 Février - Velvet Lantern

J’ai longuement hésité à m’y rendre. Mes déplacements sont souvent limités — conséquence de l’accident. Refusant d’apparaître comme une « éclopée » aux yeux des autres, je n’ai pris que ma canne pour venir jusqu’ici. Une petite victoire sur moi-même, ou peut-être une mauvaise décision. Habituellement, pour les rares sorties que je m’accorde, j’utilise mon fauteuil roulant. Mais aujourd’hui, je me suis convaincue que ça n’était pas nécessaire. 

Je m’efforce d’avancer d’un pas sûr, même si chaque mouvement semble me coûter un peu plus d’énergie. Respire, Avery. Respire. Ici, personne ne sait qui tu es, ni ce qui t’est arrivé.

Le Velvet Lantern est calme, baigné d’une lumière tamisée qui adoucit l’ambiance. À l’autre bout de la pièce, j’aperçois un groupe de personnes rassemblées autour d’une table. Elles discutent, presque comme si elles se connaissaient déjà. Leur proximité me trouble un peu. Je reste figée sur place, cherchant du regard une porte de sortie — réelle ou imaginaire.

Mon hésitation ne passe pas inaperçue. Une femme se lève doucement, se détache du groupe et s’avance vers moi. Son sourire est chaleureux, comme si elle savait exactement ce que je ressentais. Elle ne se précipite pas, ne me force pas. C’est presque comme si elle m’offrait l’espace dont j’avais besoin.

— Vous êtes là pour le groupe de soutien ? demande-t-elle d’une voix calme et posée.

Je serre un peu plus fort le manche de ma canne, cherchant mes mots.

— Je… oui, je crois que je suis là pour ça, bredouillé-je en évitant son regard.

Elle m’offre un sourire qui semble capable de dissiper les barrières que j’ai érigées. Il n’y a pas de jugement, pas de pitié dans ses yeux. Juste de la douceur.

— Bienvenue, dit-elle simplement, comme si ce mot seul suffisait à alléger le poids que je porte. 

Elle a l’air rassurante… Elle fait un léger geste pour m’inviter à la suivre et m’accompagne jusqu’à la table.

Le groupe est exclusivement composé de femmes, toutes déjà installées avec un verre devant elles. Elles parlent doucement entre elles, l’atmosphère est décontractée, presque conviviale. Ce n’est pas l’image que je m’étais faite d’un groupe de parole. Je m’attendais à des chaises en cercle, des lumières criardes, une tension palpable. Ici, c’est tout le contraire. Ça semble moderne, presque humain.

— Tu veux boire quelque chose ? me demande-t-elle, avant de secouer la tête avec un petit rire. Oh, quelle maladroite, je ne me suis même pas présentée. Je suis Lana, psychiatre et organisatrice de cette rencontre. C’est la première fois que tu viens, n’est-ce pas ?

Sa voix est douce, mais posée. Chaque mot semble pesé, réfléchi, comme si elle savait à quel point il était facile de me faire reculer. Mais malgré sa profession qu’elle mentionne sans détour, elle n’a pas cet air distant ou condescendant que j’ai souvent associé aux thérapeutes. Elle me parle comme à une égale, avec une bienveillance sincère et sans filtre.

— Oui, c’est la première fois, murmuré-je, ma voix un peu rauque sous l’effet de la nervosité.

Lana incline légèrement la tête, un geste presque imperceptible qui semble vouloir dire : Je comprends. Puis, d’un ton plus léger :

— Prends ton temps. Ici, il n’y a pas de pression. On commande un thé, un café, ou même un cocktail si tu veux. L’idée, c’est de se sentir bien et de discuter à son rythme. Rien n’est obligatoire, rien n’est forcé. Tu peux parler, écouter, ou même juste observer. C’est toi qui choisis.

Je hoche la tête, un peu surprise par cette approche. Ça semble si simple, alors que dans ma tête tout était compliqué. Prendre mon temps… est-ce que je sais encore ce que ça veut dire ?

Lana me désigne une chaise libre, légèrement éloignée du cœur de la conversation, comme si elle avait anticipé mon besoin de garder un peu de distance. Je m’assieds lentement, prenant soin de ne pas montrer ma difficulté à m’installer. Ne pas attirer l’attention. Ne pas attirer l’attention.

— Et toi, tu t’appelles ? questionne Lana doucement.

Je lève les yeux vers elle, hésitante.

— Avery.

— Enchantée, Avery. Sois la bienvenue.

Son sourire, ce simple échange, ont un effet inattendu. Pendant une seconde, je me sens un peu moins seule.

Un peu moins étrangère à ce monde que j’ai fui pendant si longtemps. 

Par habitude, ou peut-être par timidité, je m’empare de mon téléphone pour simuler une conversation. Un réflexe idiot, mais qui m'aide à me fondre dans le décor. J’ouvre Instagram machinalement, comme si j'avais quelque chose d'intéressant à y voir. Est-ce que j’ai l’air d’avoir une vie bien remplie, là ?

Une notification apparaît. Mon cœur rate un battement.

Jaxon Ryder :

Hey Avy ! Je crois que je t’en avais déjà parlé, mais on joue à New York le mois prochain. J’ai pensé qu’on pourrait se voir avant le concert ? Enfin, si tu acceptes de venir, bien sûr. Je peux t'obtenir des places VIP en fosse si tu veux.

Sauvée par le gong ? Pas vraiment. Mon estomac se noue alors que je relis le message. Une fois. Deux fois. Se voir avant le concert ? Le tourbillon d’émotions qui m'envahit est presque vertigineux. Une part de moi est touchée par sa proposition, excitée même. Mais l’autre, celle que je connais par cœur, hurle d’inquiétude.

Des places VIP en fosse. Au beau milieu d’une foule qui se bouscule, qui se pousse sans pitié. Je ne pourrais jamais tenir debout aussi longtemps, pas avec ma hanche. C’est impossible. J’imagine déjà la douleur, la fatigue qui viendrait m'écraser au bout de quelques minutes. Mais pire encore, l’idée qu’il me voie… ainsi.

Et s’il me juge ?

Jaxon ne sait rien de tout ça. Rien de ce que j’ai vécu, rien de ce que je cache soigneusement derrière mon écran. Est-ce qu’il va me voir différemment si j'arrive avec mon fauteuil ? La pensée m'oppresse. Je ne veux pas qu’il pense que je suis faible, ou qu’il ait de la pitié pour moi. Ce serait insupportable.

Mon pouce survole l’écran tandis que j’hésite à répondre. Chaque lettre que je tape me semble trop lourde de sens. Mais après une éternité — ou peut-être seulement quelques secondes — je finis par écrire :

Ravyn

J’adorerais te voir avant le concert. Merci pour l’invitation, ça me fait vraiment plaisir.

C’est vague. Ça me laisse une échappatoire. Peut-être qu’il y aura un miracle d’ici là. Peut-être que je trouverai un moyen. Ou peut-être pas.

Je repose mon téléphone sur la table, les mains légèrement tremblantes. Je dois pâlir, car l’une des femmes du groupe me remarque et pose sur moi un regard concerné.

— Tout va bien, Avery ?

Je relève la tête, un peu trop vite, essayant d’afficher un sourire rassurant.

— Oui, ça va… Je crois que je ne suis juste pas habituée à tout ça, je murmure, la voix plus faible que je ne l’aurais voulu.

Elle me lance un regard doux, sans insister, comme si elle sentait que pousser plus loin ne servirait à rien.

— C’est normal. On a toutes eu ce moment où on s’est demandé ce qu’on faisait là. Prends ton temps, souffle-t-elle gentiment avant de retourner à sa discussion.

Je hoche la tête machinalement, mais mon esprit est déjà ailleurs, encore pris entre la peur de décevoir Jaxon et celle de m’exposer au monde, dans toute ma vulnérabilité.