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La résistance

La résistance

Veröffentlicht am 8, Feb., 2022 Aktualisiert am 8, Feb., 2022 Musik
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La résistance

Le temps des métamorphoses (18)

La musique des esclaves

Le séga est né sur le sol de La Réunion au 18ème siècle, joué par des esclaves originaires de Madagascar et de la côte est de l'Afrique, sur des instruments improvisés, reproduits d'après le souvenir des modèles originaux avec les nouveaux éléments à disposition. Il chante la nostalgie et rythme le travail. On l'appelait autrefois tchéga ou tsiega, puis il est devenu séga et s'est répandu dans tout l'archipel des Mascareignes, à Maurice, à Rodrigues. Ce séga et un séga traditionnel, premier, ancien, qui va évoluer selon deux voies distinctes : l'une, dans sa forme endémique, celle qui reste à La Réunion, va le conduire au maloya, l'autre, en étendant sa zone d'influence, et par un effet rétroactif le rendant à son tour plus influençable, au séga moderne.

Le séga moderne, celui dont on parle aujourd'hui, a subi un phénomène de créolisation. À partir de l'abolition de l'esclavage, en 1852 à La Réunion donc, il évolue au contact des musiques européennes, notamment le quadrille. Les musiciens noirs sont embauchés par les anciens maîtres pour animer les bals et les différents événements de la vie. Ils apprennent à jouer une musique européenne sur des instruments européens, mais ils vont petit à petit s'approprier cette musique en y incorporant leurs influences personnelles, leurs rythmes propres et leurs préoccupations. Ce séga moderne devient ainsi une musique de mélange qui s'invente à la jonction de deux cultures, de deux histoires qui sont en réalité la même histoire vécue d'un côté ou de l'autre de l'esclavage, dans un nouveau lieu. Ceci correspond à la définition d'une musique créole. Afrique et Europe, anciens maîtres et anciens esclaves, cordes et percussions, tissent la nouvelle toile du séga. Sa pratique s'étend alors très vite et le séga devient la musique populaire de La Réunion puis celle des îles voisines.

Naissance du maloya

Mais il existe un autre séga qui ne se créolise pas, un séga qui résiste dans l'ombre. C'est le séga tipik à Maurice, le séga tambour à Rodrigues, le maloya à La Réunion. Sur l'île Maurice, on revendique le tipik, c'est-à-dire le traditionnel, le séga d'avant le quadrille, d'avant la créolisation, le séga de la douleur, de la révolte. À Rodrigues, l'idée est la même mais on met l'accent sur les instruments pour définir un séga africain resté inchangé, qui ne se joue pas sur les instruments européens mais sur des tambours résonnant comme des battements de cœur, qui ne se compromet pas, ne danse pas le quadrille et refuse de subir son influence. C'est l'esprit de la révolte, l'esprit du sacré aussi, contre les bals légers, les fêtes frivoles. À La Réunion, on invente un nouveau mot, maloya, pour parler de cette pratique ancestrale, transmise de façon orale d'un chanteur à un autre, d'une génération à la suivante, en secret.

Le mot maloya est attesté pour la première fois en 1834, avant l'abolition de l'esclavage et la créolisation, sous la plume de Jean-Baptiste Renoyable de Lescombe, qui parle de « couplets maloya » dans le journal qu'il a tenu de 1811 à sa mort en 1838 et dans lequel il se fait le témoin de son époque. Il faut cependant attendre cent ans de plus et la pièce de théâtre Zistoires la caze de Georges Fourcade pour entendre prononcer publiquement le terme maloya. Le secret a toujours fait partie de l'histoire du maloya, il en est même un élément constitutif. Mais ce n'est pas parce que personne n'en parle officiellement pendant plus de cent ans que le maloya n'existe pas, bien au contraire. C'est dans la clandestinité qu'il est le plus vivace.

Dans sa forme première, le maloya est un dialogue entre un soliste en chœur, un dialogue accompagné de percussions, un dialogue qui se récite en secret au cours du « kabar », ou « service kabaré », une réunion qui marque un événement important ou la fin d'une campagne sucrière. Le kabar revêt également une dimension spirituelle importante : l'hommage aux ancêtres qui s'accompagne d'offrandes, fruits, alcool, tabac. Cette croyance vient principalement de la population malgache qui prête des pouvoirs aux morts et les pense capables d'agir sur le monde des vivants en apportant assistance et bénédiction ou mauvais œil, d'où l'importance de prendre le plus grand soin de ses morts. Le kabar est une cérémonie intime qui se passe en petit comité. Ces particularités nous montrent que le maloya n'est pas une musique purement africaine, mais il en est l'héritage, un héritage transformé, un mélange, un creuset déjà, où sont venues se fondre des influences malgaches mais aussi indiennes. Le maloya ne refuse pas ces influences, il les revendique même. Ce qu'il refuse c'est le colon et il ne lui fera aucune concession, ne lui laissera aucune place dans ses cérémonies. C'est la différence fondamentale avec le séga : d'un côté l'assimilation par le blanc et la compromission, le spectacle, de l'autre une sauvagerie revendiquée, sauvagerie au sens noble du terme, c'est-à-dire fierté.

Blues créole

Pendant toute la période où le séga évolue et passe de sa forme traditionnelle à sa forme moderne, se créolise, le maloya reste fidèle à ses principes et se charge d'une connotation politique de résistance. Il se transmet de personne à personne, dans le secret, en petits cercles. De ce fait on retrouvera dans les premiers enregistrements, car il y en a, les mêmes mots, les mêmes formules, les mêmes bouts de phrases chez différents interprètes sans que l'on puisse jamais identifier l'auteur original. La source se perd dans le passé. Le fait d'intégrer à son discours ou à ses chansons des éléments de langage connus de tous et faisant partie d'un socle commun de référence et un phénomène typique de la transmission orale. C'est une base qui permet ensuite d'avancer sans trace écrite. Pour cette raison, les proverbes ont toujours occupé une place de choix dans les cultures orales. Dans le reggae, issu lui aussi d'un mode de transmission hérité des griots, on remarque le même phénomène : beaucoup de chanteurs d'aujourd'hui se servent encore de proverbes. On retrouvera aussi cette pratique dans l'écriture d'Alain Péters. Car la chanson doit transmettre un message, elle doit être vecteur de connaissance et de culture. Elle doit élever son auditoire. Les proverbes sont un outil idéal, ils sont les instruments de la sagesse populaire universelle. Mais ce matériau ne suffit pas, c'est simplement une base, un apport qui doit être continuellement remanié et renouvelé pour rester vivace et ne pas disparaître. La musique n'est jamais une photographie, un élément figé, elle évolue en permanence. Le maloya renouvelle alors son répertoire traditionnel par des compositions originales. Les esclaves deviennent des travailleurs libres mais ils continuent de vivre la même existence communautaire et de rendre hommage à leurs morts lors de leurs services kabaré. Le maloya est le reflet de cet héritage : changement et tradition, expression forte de l'identité créole et revendications politiques.

La musique de la résistance

Cela ne plaît pas du tout aux autorités en place. Durant la période coloniale, le maloya était marginal, toléré parce qu'il ne se donnait jamais en spectacle et se limitait à des cérémonies intimes et privées, sans public. Avec l'arrivée de la droite départementaliste au pouvoir, il est jugé subversif et interdit par le comité de censure. La seule musique réunionnaise officielle est désormais le séga, devenu chanson créole folklorique pour les festivités et les bals de toutes sortes, et joué sur des instruments modernes, pas sur des tambours de sauvages, cette fois au sens péjoratif du terme. Puis à partir des années 70, une extrême gauche autonomiste représentée par le PCR, le Parti Communiste Réunionnais, fait du maloya son emblème musical. Le séga devient synonyme d'assimilation culturelle, le maloya de résistance. Pourtant au départ la musique n'a que faire de ces clivages politiques. Entre ces deux courants, on relève des ressemblances rythmiques et mélodiques frappantes qui prouvent bien que les deux viennent d'une seule et même souche. Ce qu'on leur fait endosser est si différent que les deux semblent inconciliables, or ils ne le sont pas. Toujours est-il que le séga a droit de cité à La Réunion comme en métropole. Il est un genre folklorique coloré et dansant qui fleure bon l'exotisme et sur lequel Jeanne Moreau peut se trémousser. Le maloya est tout bonnement interdit. Aussi quand Caméléon fait paraître La Rosée si feuilles songe en 1977, il est normal que le disque soit sous-titré « le séga ». C'est pourtant bien du maloya, un genre nouveau de maloya, un maloya-fusion, un maloya-chanson bien éloigné du maloya traditionnel de percussions, de tambours frappés, de hochets, de chants alternés de type appel-réponse entre un soliste et un chœur, un maloya qui revendique toujours fièrement son identité créole. Même si les paroles ne l'affirment pas directement, enregistrer une telle chanson est un combat. Le maloya est proscrit. Il est victime d'une chasse aux sorcières sans répit, acoquiné malgré lui aux dangereux communistes, et la répression est sévère : les musiciens sont surveillés de près, la police fait des descentes dans les studios, intervient pendant les concerts, saisit le matériel et jette les gens en prison.

La Rosée si feuilles songe n'usurpe pourtant pas son sous-titre aux allures un peu marketing. C'est aussi du séga, mais un séga plus réfléchi et doté d'un peu plus de fonds que le séga dansant qui s'exporte comme des ananas ou du rhum.

Merci à Eric Ausseuil, enchanteur en chef de ces lignes.

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