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Préface d'Alain Damasio

Préface d'Alain Damasio

Veröffentlicht am 9, Nov., 2022 Aktualisiert am 9, Nov., 2022 Kultur
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Préface d'Alain Damasio

Adrien Tardif est un mal-nommé. Tardif le garçon ? Tout ce qu’il propose dans Ponsamaro a, au contraire, un temps d’avance sur l’époque. Non pas qu’il anticipe, au sens classique : il se sert plutôt d’outils d’organisation déjà opératoires, déjà — en entreprise ou en communautés, pour oser un passage à l’échelle, les imaginer généralisés à toute une société, et nous offrir ainsi une traversée affective et conceptuelle d’un futur latent, qui n’est au fond qu’un présent en germe.

J’aimerais dire «d’un futur qui couve » si la frénésie des pouvoirs établis pour en casser les œufs sans faire aucune omelette n’était si féroce.

« Être moins un miroir qu’une montre qui avance » comme le suggérait Kafka, à condition de comprendre que cette avance est moins chronologique que spirituelle et que l’effet n’est jamais aussi puissant que lorsqu’on éloigne et décale la glace.

Ponsamaro fait partie de ces livres de science-fiction sans vaisseaux spatiaux, ni robots ou IA tutélaires. Juste de l’humain projeté dans un monde dont les règles ont changé, ici vers le mieux, un monde qu’on labelliserait trop facilement utopie tant Adrien s’efforce de montrer, à chaque méthode mise en place, chaque processus engagé, chaque système d’organisation librement et collectivement choisi, comment les nouvelles normes, aussi ouvertes et bienveillantes soient-elles, viennent araser les désirs individuels, bouleverser les logiques d’égo, destituer les poussées inévitables du pouvoir et fragiliser nos anthropologies habituelles. Moins une utopie donc qu’une prototopie. Un modèle à tester et à bricoler, sans cesse, pour le rendre hautement vi(v)able.

À Ponsamaro, rien n’est jamais parfait ni ajusté, tout tremble et vibre à l’aune des fragilités et des blessures de chacun — et pourtant : le système proposé est beau, il est cohérent, il est généreux dans ses intentions et ses pratiques, il secoue nos égocentres. Ponsamaro parie notamment sur l’entraide et la confiance, s’appuie sur l’habitat participatif, utilise les élections sans candidat et favorise l’accompagnement intime ; il offre un revenu de base aux citoyens, déploie une monnaie locale qui empêche la capitalisation, prône le consentement plus que le consensus mou et met au fronton de sa république trois valeurs : liberté, harmonie et responsabilité.

Ça pourrait être chiant. Ça pourrait ne donner qu’un de ces romans lavasses où le récit patine dans la mélasse suave du politiquement souhaitable et produit si peu de négativité que le moteur dramatique s’effondre sur l’asphalte, dès la clé de contact tournée.

C’est là qu’Adrien a eu une idée. Une idée, ça paraît simple une fois posée, mais c’est le plus difficile à trouver pour construire un roman qui tienne. Cette idée, ça a été d’inverser la figure du protagoniste. Habituellement, dans ce type de roman, le héros ou l’héroïne est fascinée par le système qu’elle découvre et en accepte et porte rapidement les valeurs. L’antagoniste reste une force extérieure : monde ancien, fascismes, etc.

Ici, le héros est un pur produit du monde néolibéral, c’est-à-dire le nôtre, absolument. Il s’appelle Frédéric, il est un ancien président déchu, homme de pouvoir et d’égo, libéral pur sucre et individualiste foncier, qui se retrouve soudain face à une société qui s’est reconstruite hors de tous les fondements qui lui paraissait, à lui, « naturels » et indépassables. Une sorte d’Emmanuel Macron déboussolé, un brin dépressif, aux émotions tièdes comme un Conseil de Ministre et néanmoins presque attachant (oui, il fallait le faire…) qui se retrouve soudain projeté dans une forme de ZAG (zone autogouvernée) dont il va, avec nous et par lui, découvrir et explorer les singularités.

Un roman initiatique alors ? Oui, sauf que Ponsamaro est vu et vécu par la personnalité la plus naturellement opposée à son fonctionnement horizontal et communautaire, et que l’initiation passe, si l’on veut, par l’antagoniste — ce qui fait d’autant mieux ressortir la difficulté que nous aurions, nous, sous pareil parcours, à métaboliser ce monde généreux aux règles neuves.

Dans les Cahiers de Rahul qui rythment et charpentent avec intelligence le récit en recalant, chapitre après chapitre, les poutres maîtresses de la société décrite, il y a ce passage que j’aime beaucoup :

« Comment changer le Système? (…) Approche individuelle ou approche collective? Changer de l’intérieur ou de l’extérieur? Violence ou non-violence?

Stratégie Avec : je joue avec les règles du système pour essayer de le changer de l’intérieur. Je cherche à convaincre les masses. Je joue un rôle de saboteur-médiateur.

Stratégie Contre : je me bats contre le système en refusant ses règles, usant de la (non) violence. Je mets en lumière les problèmes. Je joue un rôle de dénonciateur-défenseur.

Stratégie À côté : je vis en marge du système sans chercher à le changer directement. Je propose des alternatives. Je joue un rôle de testeur-inspirateur. »

J’ai personnellement passé 35 ans à mettre en œuvre la Stratégie Contre, puis à récemment la compléter par la Stratégie À côté. Adrien, lui, vient de la Stratégie Avec. Il fait partie du monde de l’entreprise, c’est son écosystème d’origine, il circule dans cet univers que j’ai fui, dénoncé et conspué depuis mes années d’études à l’ESSEC, grande école du capitalisme.

Il y a encore quelques années, je vous l’avoue : je n’aurais jamais ouvert son livre, encore moins l’aurais-je préfacé. J’y aurais jeté un œil goguenard, volontiers condescendant, en lui faisant remarquer que la méthode Opale, qui l’inspire, rime bêtement avec « eau pâle », autant dire un robinet d’eau tiède pour coach domestiqué, qui gagne hypocritement sa vie en tentant d’amender vers la solidarité et l’épanouissement les machines à dégager du profit que sont et restent inévitablement les entreprises en monde libéral. Et j’aurais eu raison parce que le pouvoir de récupération du capitalisme domine encore toute tentative de réforme.

Et pourtant… Et pourtant la sincérité est là, l’authenticité dirait Adrien, j’entends l’intégrité profonde de ses intentions. Lui aussi veut changer le système et il part de là où il est, au cœur de la matrice, tandis que je pars de là où j’ai fui pour me redresser et faire face.

On le fait tous les deux dans le réel et dans la fiction, par nos actes autant que par l’écriture. Laquelle va travailler, on l’espère, nos imaginaires collectifs et peut-être en préscénariser en creux les comportements futurs.

Il faut lire son livre parce que, précisément, Adrien Tardif ne se contente jamais d’être contre. Il est tout contre le système parce qu’il est avec ceux qu’ils dénoncent sans jamais ni leur donner raison ni considérer qu’ils ne méritent pas qu’on leur parle et cherche à les convaincre, à les transformer.

Adrien invente ici une stratégie qui fédère Frédéric, Roberto, Rahul, Roxane et les autres, une stratégie entre et parmi. De l’Avec, du Contre, de l’À Côté et du En Dehors, une stratégie que seule l’écriture permet parce qu’elle traverse et relaie tous les points de vue, en les incarnant dans l’émotion.

Ce qu’il propose dans Ponsamaro est solide et pensé, ça tient la route et le doute. C’est également une part de vécu personnel qu’il nous en livre, conscient qu’il est qu’aucune méthode, aussi bien conçue et testée soit-elle, même par une myriade d’organisations,  ne résiste longtemps à l’épreuve d’un collectif forcément imprévisible, que le proof of concept n’est rien sans le proof of care, qu’il faut sans cesse amender la méthode, la reprendre, écouter ce qui grince et plie mal, « accorder son attention » à tous, rater ce qu’on tente, essayer à nouveau, autrement — et rater encore, et rater mieux !

Oui, on y sent l’emprise libérale malgré tout, oui, on y renifle parfois le parfum facile du développement personnel, les méthodes recyclées du management, la sociocratie équivoque et l’opalescence de ceux qui peuvent se permettre de sourire au système en « l’accompagnant » vers la transition, avec tout le confort moral et physique d’une existence de cadre supérieur. Mais il faudra bien aussi se coltiner les entreprises et leurs logiques pour changer ce monde. Alors assumons la crasse mentale des bureaux, leur lexique de wholeness insupportable et leurs auto-entrepreneurs de soi qui réinventent le communisme avec des bullet points et des schémas. Ils font partie à leur façon du mouvement. Et ils changeront, eux aussi !

Le roman termine sur plusieurs pages de gratitudes et de remerciements et il faut y lire beaucoup plus qu’une politesse ou un sens aigu de la dette : « Les idées me traversent, je les véhicule. D’où viennent-elles? Des interactions avec l’écosystème dans lequel j’évolue. » rappelle Adrien.

J’appartiens encore à une génération qui croyait, sans se le formuler consciemment, qu’un artiste a le pouvoir de changer le monde par son génie, sa détermination ou sa radicalité. Une génération qui écrit seule, croit aux pouvoirs messianiques du livre, dit et contredit le monde de sa chambre.

Adrien, lui, a écrit et nous livre Ponsamaro collectivement : je veux dire qu’il s’est laissé traverser par tout ce qu’il a appris, qu’il a picoré, épluché et composté tout ce qui lui semblait pertinent pour faire le roman d’une société foutrement souhaitable, roman qui n’est pour lui qu’une étape, une escale vers un mode d’action collectif élargi qui ne l’a jamais quitté et auquel il croit, sans doute davantage encore qu’à son talent.

Il faut lire l’avalanche d’organisations et de cercles, d’amis et de muses, de relations et de rencontres, de mentors et de cadors, d’auteurs et d’inspiratrices avec lequel il chemine, concrètement ou spirituellement. Il faut comprendre le sens du crowdfunding comme fondation d’une communauté de partage, il faut poursuivre vers l’atelier futuriste qu’il met doucement en place, fait d’immersions et de rencontres, de jeux et de joies, pour saisir que l’œuvre que vous avez dans les mains est d’abord un ouvre-boîte, une porte-fenêtre et un tire-fort.

Vous entrez dans un monde dont la porte n’est pas close le livre refermé. À vous de pousser les murs.

Bienvenue à Ponsamaro.

Alain Damasio.

Se procurer le livre : https://www.placedeslibraires.fr/livre/9791040513612-ponsamaro-adrien-tardif/ 

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