L'étrangère 1/9
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L'étrangère 1/9
La nuit s’étendait sur l’île, comme un rideau en velours, quand la femme franchit la porte de l’auberge. Angelo se demandait s’il n’était pas grand temps de fermer les volets et de partir se coucher. C’était une des ces nuits de chaleur moite, où les moustiques semblaient avoir été envoyés par le ciel afin d’empêcher que la Lagune soit infestée par la nuisance humaine.
Elle était rentrée dans l’Auberge comme si c’était chez elle et s’était assise à une table. Angelo était au comptoir, le visage de l’étrangère lui avait paru familier. Elle l’avait regardé et elle lui avait souri, sans ostentation. Un sourire calme, confiant. Il ne sait pas dire la raison, mais sa présence impromptue, en pleine nuit, dans son auberge, le rassure. Comme si quelque chose qui avait été perdu depuis longtemps, lui avait été remis entre les mains. Il s’approche et il lui demande si elle souhaite manger quelque chose, louer une chambre pour la nuitée, ou tout simplement s’abriter, se reposer jusqu’à qu’il fasse matin et que le premier bateau puisse la conduire ailleurs. Parfois il lui arrivait que des voyageurs n’aient pas de quoi payer une chambre. Il n’avait aucun problème à leur laisser passer la nuit dans le patio semi-couvert où il n’y avait rien d’autre qu’une chaise longue et quelques fauteuil en vannerie, le tout était assez confortable pour y traîner jusqu'au matin et assez vieux pour ne pas attirer les convoitises des voleurs. Angelo était un homme de cœur. Il aimait aider les gens, il le faisait dès qu’il le pouvait. Elle le regarde et elle lui dit: "Je prends une chambre pour cette année, si vous en avez une de disponible". Il est interloqué, personne ne lui avait jamais demandé de passer plus d’une semaine dans son auberge. L’étonnement ne dure qu’un instant. Le temps qu’elle lève son regard sur lui, sans bouger, sans rien dire d’autre. Elle ne semble même pas attendre une réponse. Juste elle le regarde. Puis elle pose la tête contre le mur et elle ferme les yeux. Il est saisi par un sentiment de tendresse. Comme une vague qui le submerge. La tendresse. Il en est surpris. Ce sentiment n’appartenait plus à son univers depuis sa première jeunesse, quand il pouvait rester des heures à jouer avec un poussin, caresser un lapin, embrasser sur un tas de foin la fille des voisins. La fin de la tendresse avait été le jour où il avait découvert le lien entre les poussins, les lapins et les plats de fêtes de certains dimanches et entre la fille aux jolies tresses et le repas de fête du fils d’un notable du coin. A la fin d’une époque, après tant de batailles, endurci plus par le vide d’humanité qui s'était dévoilé devant ses yeux, que par toutes les affres de la guerre, il éprouve immédiatement pour cette femme inconnue, avec la tête posé contre le mur de son auberge ce sentiment qu’il avait complètement oublié: la tendresse. Et même s’il n’est pas sûr qu’elle puisse payer une chambre, vu que tout son bagage tenait dans un paquetage militaire posé à ses pieds, il décide de la loger. Il se dit que cette chambre il va la lui laisser de toute manière, qu’ils trouveront un moyen de s’arranger par la suite. Il est heureux à l’idée qu’elle puisse rester sous son toit pendant un an. Il ne sait pas pourquoi il n’a aucune idée de qui elle est, ni d’où elle vient, il n’arrive même pas à déterminer sa nationalité à partir de son accent, mais elle lui plaît d’emblée. Son visage lui plait et aussi son corps. Quand elle rouvre les yeux, il lui fait signe de le suivre à l’étage et il lui présente la chambre que lui semble plus confortable, en se demandant ce qu’elle pourrait penser d’une pièce, certes vaste, mais meublée pour des gens de passage, conçue pour des très brefs séjours. Elle observe l'endroit, sans bouger du pas de la porte, sans entrer pour vérifier quoi que ce soit, ni le confort du lit, ni les espaces de rangement, ni le cabinet de toilette, ni le bon état de la pièce, elle regarde juste l’arbre qu’on voyait par la fenêtre. Et elle sourit. Enfin elle pose le paquetage militaire par terre et le pousse du pied à l’intérieur. Avec ce geste, à l’allure irrévocable, elle lui signifie que la chambre était pour elle.
[...]
Anna était dans son auberge depuis moins qu'une semaine, mais Angelo avait l'impression que toute la vie de sa locande s'était réglée, de manière presque automatique, autour d'elle. Elle ne passait que quelques heure par jour dans la salle commune, installée à une petite table, entre la fenêtre et la cheminée. Elle écrivait des longues pages sur un cahier presque dejà completement rempli. Ses clients se montraient très curieux. Un d'eux, quelques jours avant, avait regardé derrière son épaule et remarqué une écriture en caractères orientaux. Personne n'aurait su dire lesquels, mais visiblement elle connaissait parfaitement la langue car elle écrivait très vite, pourtant son accent était décidément européen. La pièce avait une bien meilleure allure, depuis que Angelo avait consacré un après-midi à se prendre soin du chêne des meubles. Il y pensait très souvent, à cette phrase prononcée le jour après son arrivée dans les lieux: elle lui avait fait observer la nécessité de mieux cirer le bois des tables pour faciliter l'entretien de la salle après la fermeture de l'auberge. La "demi-heure de repos supplémentaire pour le patron", que cette inconnue avait décidé de lui octroyer d'un ton à la fois doux et décidé, lui avait donné une sensation d’affection, de chaleur, d'intimité. Cela lui avait fait monter une vague de désir très intense, qui s'était répandu dans les muscles de son bassin jusqu’à ses cuisses dès qu'elle lui avait fait cette étrange remarque, devant tous ses clients. Les habitués s'étaient posé toutes sortes de questions. Ses allures de grand dame, même si elle était vêtue d’habits courants, les caractères étranges de son cahier intriguaient tout le monde, tout comme sa manière d’interpeller Angelo et la façon naturelle avec laquelle il avait accueilli ses remarques, sur sa manière de gérer les lieux. Personne ne lui parlait ainsi, avec tant d’assurance, tant de calme, tant d’autorité, tant de familiarité dans cette auberge qu’était son propre royaume et sur lequel régnait en souvrain absolu, au point de refuser même de planter un clou, ou se défaire d’une vieille poutre, s’il n’avait pas décidé par lui même de l'évidente nécessité de le faire.
Une fois que Anna était remontée dans sa chambre, Angelo était sorti fumer dans la cour.. Il aspire des longues bouffées, avec plaisir. Il pense à l’année à venir, à tous les moments qu’il pourra partager avec elle. Quand il rentre dans la pièce commune tout le monde se tait subitement. Il comprend de ce silence qu’ils étaient en train de parler de lui et d’Anna. Il ne dit rien pour confirmer face à eux le lien étrange qui s’était créé d’emblée avec elle, ni pour le minimiser. Il en est fier. Il pense au juste que c’est la première fois de sa vie qu’il n’a pas la moindre idée de comment approcher une femme et au même temps, c’est la première fois dans sa vie qu’il a le sentiment d’en avoir une, de femme. Une femme vraiment à lui.
L'Aubergiste, 2019, inédit
p. 1-3