6. Bathyan : l'église
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6. Bathyan : l'église
L’église s’allongeait de tout son long à côté de plusieurs tombes. Celles d’un cimetière honorifique, celles d’un cimetière marin et celles d’un monument aux morts. Comme tous les bâtiments de l’île aux marins, elle n’était qu’un bâtiment tout aussi mort que les autres. Ceux que l’on mettait en avant pour les touristes : une mairie, une maison typique, une école, un musée, une caserne de pompier. Ceux que l’on animait lors d’événements festifs l’été. Comme les autres, on pouvait selon les heures, souvent mouvantes, y pénétrer et prendre la mesure de la dureté d’un temps révolu et pourtant si proche.
— Venez, c’est ouvert.
J’entrais donc dans l’édifice religieux en suivant les pas d’Erin. Cette femme me fascinait. Elle avait l’assurance de sa folie, et qu’avais-je à craindre ? Je me voyais déjà coucher sur le papier quelques anecdotes et sans doute pourrais-je même écrire sur la plateforme Panodyssey quelques nouvelles. J’avais cet amour des langues, vivantes ou perdues, et depuis peu, je prenais plaisir à écrire mes mots au lieu de déchiffrer ceux des autres.
— Plus un mot, chuchota-t-elle.
De nouveau, elle fit un tour d’horizon, faisant semblant de regarder le ciel, comme si la météo était préoccupante tandis qu’une tempête de ciel bleu affichait sa détermination à rester. Je n’étais pas dupe, nos espions le seraient-ils ? Je riais intérieurement.
C’est une fois à l’intérieur que je remarquais avec étonnement que l’on était entré par le chevet. Le déambulatoire qui cernait le chœur était dépourvu de ses chapelles rayonnantes et affichait une austérité déconcertante. Le long d’une des traverses, une commode, couverte d’une nappe blanche, offrait quelques prospectus. Accolé à l’abside, un autel servait de support publicitaire sur lequel trônait un livre d’or, dépouillé. Même les tableaux n’évoquaient rien de particulièrement religieux si ce n’est la statue accrochée à la traverse opposée. De loin, cette dernière aurait pu passer pour Jeanne d’Arc, tenant son épée en oblique, la garde cruciforme en travers de sa poitrine.
— Passez par l’autre côté et on se rejoint au centre, me chuchota Erin.
Elle jeta un œil aux portes fermées au dos du chœur et attendit que je suive sa directive. Je pris donc le chemin vers Jeanne d’Arc tout en regardant ma guide. Juste avant que je ne disparaisse, elle me fit signe de vérifier la poignée d’une autre porte dans un angle. Où pouvait bien donner cette porte que je n’avais pas remarquée malgré le petit marchepied. C’était un peu comme s’il existait un couloir secret entre deux absides. Je tournais la poignée sans bruit, mais la porte était bien verrouillée. Erin me fit signe de la rejoindre dans la nef.
Nous débouchâmes presque en même temps dans la croisée du transept, ces derniers étant toutefois particulièrement réduits, à peine suffisants pour les deux chapelles orientées. J’aurais aimé regarder plus attentivement les lieux. Les églises, les bâtiments religieux de toutes confessions, étant toujours un émerveillement pour les yeux, à défaut de celui plus spirituel, du moins en ce qui me concerne. Nous avancions ainsi tous deux, attentifs à la présence de quelqu’un, de quelque chose entre les bancs de la nef. Je me faisais l’effet d’un cowboy prêt au duel, marchant le long du collatéral jusqu’au narthex. Une fois au parvis, Erin s’assura que la double porte était verrouillée, que personne ne traînait dans le baptistère. Nous remontâmes alors dans l’autre sens et le confessionnal fut tout aussi vide que le reste.
— Vite ! Suivez-moi !
Elle sauta la barrière du chœur et passa derrière l’autel.
— Vite !
Elle avait réussi à me coller la frousse tant son ton était aussi impératif que sérieux. J’avais alors sauté à mon tour la barrière qu’elle faisait basculer une porte dissimulée sur un côté de la crédence. C’est à ce moment qu’un pan de mon assurance s’effondra sans sommation. Le côté risible de l’histoire d’Erin venait de basculer tandis qu’elle disparaissait dans le meuble. J’avais peur. Tout simplement peur. Il n’y avait plus de cowboy, plus d’histoire abracadabrante. J’étais devenu, en un instant, un enfant serré dans son lit, bordé et plongé soudainement dans le noir pour faire dodo comme les grands, sans lumière, mais avec tous les monstres cachés sous le lit, dans les placards et au milieu des peluches alignées sur les étagères. Si je devais me fier à ma chair de poule et à mon baromètre testiculaire, la température venait de descendre instantanément au-dessous du zéro. C’est avec la langue devenue râpeuse et la gorge sèche que je pénétrais inconsciemment dans les entrailles de l’église.
Erin avait allumé la torche de son smartphone et descendait une série de marche. Que diable étais-je venu faire là, à la suivre, elle ? À mesure que je descendais le tourbillon des marches, tout s’emmêlait dans ma tête. Et si Erin était l’instrument de cette mort qu’elle m’annonçait ? Me conduisait-elle auprès des restes de son amant ? Pourquoi la suivais-je ? Tant de questions qui ne cherchent aucune réponse. Elles ne sont que les fruits de cette graine de panique qui vient germer en un instant lorsque l’atmosphère terrifiante s’y prête. Le temps n’existait plus dans cette descente infernale. Les marches se succédaient, le froid me ceinturait et l’odeur putride de l’humidité venait sonner le glas de la folie qui menaçait de s’emparer de moi. Soudain, Erin se retourna vers moi. Le visage souriant de façon démente. J’ose le dire, car plus rien n’a d’importance aujourd’hui. Ma vessie vide trouva malgré tout de quoi humidifier un peu mon entrejambe.
— Chut ! m’ordonna-t-elle en me couvrant la bouche de sa main libre. Vous êtes fou ! Il faut faire vite.
Je restais là tétanisé tandis qu’elle braqua son téléphone pour éclairer une forme que je n’avais pas vue, dans une grande pièce que je n’avais pas vue non plus.
— Regardez pendant que je fais des photos. Une de vous d’abord pour servir d’étalon et ensuite du canoë.
Hagard, je la voyais faire ses photos sans vraiment regarder. Encore tenu en laisse par la ronce de panique qui me griffait à l’intérieur. Puis, dans la lumière stroboscopique de ses flashs, je vis à mon tour le canoë. Visiblement ancien, très ancien, il était posé sur des billes de bois afin de le protéger du sol humide. La question de sa présence commençait à m’effleurer l’esprit lorsqu’une avalanche d’incohérence occulta le reste. Pourquoi n’était-il pas rongé par les champignons ? Même isolé du sol, l’humidité et cette odeur caractéristique de la décomposition auraient dû l’avaler depuis longtemps. Puis, dans le déferlement des flashs, je fronçai les sourcils. Les langues étaient mon domaine. Les mots, les alphabets, les runes, les hiéroglyphes faisaient partie de mon quotidien. Pourtant, sous le feu de la rampe, flashé par Erin comme s’il s’agissait d’une meute de photographes, le canoë me renvoyait des inscriptions étranges, des symboles, des circonvolutions qui n’étaient en rien des arabesques reconnaissables. Le simple fait de suivre des yeux les symboles, les lignes, les dessins, si l’on peut appeler cela des dessins, suscitait en moi une répulsion incontrôlable. J’aurais pu ressentir l’extraordinaire exaltation de Champolion découvrant la pierre de Rosette, mais au lieu de cela, je ressentais une oppression angoissante. Elle enflait à en devenir œdémateuse. Elle se nourrissait de moi comme une gangrène rongeant mes membres à la vitesse d’une balle de 7,62 tirée par un sniper.
— Assez vu ! Il faut remonter !
Erin me tira par le bras. J’étais encore hypnotisé par ce que je venais d’apercevoir. Je regardais disparaître le canoë dans l’obscurité qui reprenait toute la place. Les marches me firent de nouveau tourner dans une remontée infernale vers la porte dissimulée dans la crédence. Je ne voyais plus rien d’autre que la main d’Erin qui m’agrippait le bras et je pensais avec effroi que le bras semblait tenir bon. J’avais l’impression d’être moi-même en décomposition, tel un lépreux dans l’attende de voir tomber un morceau de lui-même.
Je ne sais pas combien de temps a duré l’ascension vers la liberté. Je ne me souviens pas du passage de la porte dérobée, de la traversée de l’autel, le saut de la barrière, le passage du déambulatoire et la sortie par l’abside. Erin m’avait lâché le bras au sortir du chevet de l’église. Elle a sûrement dû prendre le temps de regarder si nous étions seuls, si personne ne nous attendait au-dehors. Je n’en sais encore fichtre rien. Je l’ai suivi un moment, par automatisme, un pied après l’autre. C’est une fois devant un petit cimetière que je pris conscience de ma respiration, de mon corps et de ma présence sur cette île aux marins.
— Hé ho ! Ça n’a pas l’air d’aller ?
Je regardais son visage soucieux. Combien de fois était-elle descendue dans cet enfer ? Puis le rideau de la réalité s’ouvrit grand sur l’éblouissante clarté de ce jour de juillet.
— Montrez-moi ces photos !
— Ça y est ! Le bonhomme est revenu parmi nous. Bienvenue !
Tandis qu’elle parlait, j’enregistrais à peine ses propos. Je faisais défiler les photos dont de nombreuses étaient heureusement floues. La première était mon portrait étalon, comme elle avait dit. Preuve qu’il ne s’agissait pas d’anciennes photos. La première et puis les autres, celles qui agitaient de nouveau en moi un bouillonnement vaseux, une souillure viscérale à jamais imprégnée dans ma chair et mon âme.
— C’est le véritable canoë de Miquelon. Dans l’église là-bas, ils ont suspendu un canoë au-dessus des bancs de la nef et ils ont agrémenté son histoire à la sauce Micmac.
— Micmac ?
— Vous connaissez ?
— Oui. C’est un peuple algonquien de la côte nord-est d’Amérique, ils conquirent plusieurs régions du Canada : la Nouvelle-Écosse, l’Île-du-Prince-Édouard, une partie du Nouveau-Brunswick et l’île de Terre-Neuve. Il n’est donc pas étonnant que Saint-Pierre-et-Miquelon se retrouve lié à eux. Mais, dis-je en montrant les symboles d’une de ses photos, les Micmacs utilisaient une écriture logographique inventée ou plutôt agrémentée par des missionnaires français. En langue micmaque, on parle d’écriture d’esturgeon en raison de la ressemblance entre les hiéroglyphes et les traces laissées par les esturgeons dans la boue du lit des rivières. Sauf que là, ça n’a rien à voir avec les Micmacs.
— Putain, mais vous êtes qui pour savoir tout ça, un scientifique ?
— Non, juste un linguiste free-lance.
— Vous avez caché ça j’espère ? Hein ?
Mon silence était éloquent.
— À qui ? À qui vous avez donné cette information ?
— Au chauffeur de taxi je crois.
— Vous croyez ? Putain, mais vous êtes déjà mort.
Elle n’avait plus besoin de parler pour me convaincre. La peur avait un visage et c’était le sien.
— On va essayer de sourire. Respirons. On rentre. Putain la brume est prévue pour demain. Ça nous laisse peu de temps.
— Peu de temps pour quoi ? m’enquis-je. J’avoue que je flippe un peu là. Je comprends rien, mais vous n’êtes plus drôle du tout.
— J’ai jamais voulu être drôle ! Mais linguiste vous avez signé votre arrêt de mort. J’efface les photos, s’ils voient ça on est mort tous les deux.
— Attendez, non ! Le travail ou la curiosité prenait le dessus. Je dois déchiffrer ça. Au moins, les regarder de plus près.
— Je les mets sur un cloud, mais je les efface. On regardera chez Marc.
— Marc ?
— Notre seule chance de passer la nuit de demain. La vôtre certainement, la mienne s’ils se rendent compte que je vous aide.
7. Bathyan : Marc
Couverture : © Jean-Christophe Mojard, 2024