Chapitre 10 - Posséder ou être possédée
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Chapitre 10 - Posséder ou être possédée
Dès sept ans, l’enfant suit un emploi du temps chargé entre les études, les prières et les louanges au Seigneur. Lorsque c’est possible, Mechtilde emmène sa fille se promener dans la forêt. En silence, elles écoutent le chant des oiseaux, essaient de surprendre les écureuils dans les arbres ou imaginent les animaux qui ont laissé leurs empreintes dans la boue, près d’une rivière. Aux abords des champs, Hildegarde apprend à reconnaître les plantes et leurs bienfaits.
Malheureusement, la vie n’épargne pas la jeune Hildegarde. Elle fait face à des problèmes de santé qui la rendent fragile et vulnérable. Les maux de tête et les fièvres fréquentes sont devenus une réalité constante et la contraignent à rester alitée. Pour atténuer ses symptômes, les tisanes à base de plantes lui procurent un certain soulagement. Sa mère ne peut s’empêcher d’être inquiète. Lorsque la fièvre monte, Hildegarde prononce d’étranges paroles déconcertantes. Un matin, alors que Mechtilde somnole à son chevet, l’enfant se redresse sur son lit et fixe droit devant elle :
— Je te vois, je t’entends cette fois. Que me veux-tu ?
Ces paroles, énoncées d’une voix ferme, alertent la mère. Mais voilà que sa fille est repartie dans un monologue dont elle ne comprend pas un mot. Seul un nom, répété plusieurs fois, est audible.
— Mais qui est ce Nunael avec qui elle semble converser ? se demande-t-elle.
Les années passent. les crises semblent diminuer et Hildegarde développe une intelligence exceptionnelle.
À seulement onze ans, elle étudie la bible en latin. Intrigué par sa soif de savoir, son frère Hugo la prend sous son aile. Moine à l’abbaye de Saint-Denis, près de Paris, il partage sa passion pour les sciences. Il lui envoie de nombreux messages, lui transmettant ses connaissances.
Pour son treizième anniversaire, il lui offre en secret un manuscrit interdit : "De Rerum Natura" de Lucrèce. Ce grand poème en latin révèle au lecteur la nature du monde et des phénomènes naturels, dans le but de libérer l’homme des superstitions, en particulier religieuses, et de lui permettre d’atteindre la tranquillité de l’âme. Hildegarde est captivée par certains passages, notamment ceux qui expliquent comment la nature engendre et détruit les êtres vivants, comment l’âme est liée au corps et comment elle se dissout après la mort.
Soudain, tout change. En rentrant de la chasse un soir, Hildebert entend des voix provenant de la chambre de sa fille.
— Qui peut donc être avec Hildegarde à cette heure ? se demande-t-il, inquiet.
Il entre brusquement, l’épée à la main. Ce qu’il aperçoit le décontenance. L’enfant est assise sur son lit, l’œuvre de Lucrèce posé près d’elle. Elle parle seule, en latin.
— "Igitur errat, vita post mortem certe est ?" (Donc elle se trompe, il y a donc bien une vie après la mort ?)
Quelle étrange question ! Ne lui a-t-on pas appris que les morts vont au ciel rejoindre Dieu et ses anges ? Son regard se pose sur le pendentif, autour de son cou. La pierre brille d’un éclat étrange. Soudain, il perd tout contrôle de lui-même. Dans un accès de colère, il saisit le manuscrit et le jette dans l’âtre. Hildegarde, surprise par cette brutalité, ouvre les yeux. Elle hurle, pleure. Ses cris ne font que convaincre son père de sa folie.
— Ma fille est habitée par le démon ! se lamente-t-il.
Elle panique, tremble, se recroqueville au bout de son lit. Hildebert est emporté par la rage. Il arrache son pendentif et le jette par terre. Ne pouvant supporter ses cris, il la gifle.
— Je ne veux pas d’une possédée dans ma famille !
Alertée par les cris stridents, Mechtilde pénètre dans la chambre. La vision qui s’offre à elle est tout simplement surréaliste : sa fille, se défendant des coups de son père, des fragments de parchemins enflammés qui envahissent la pièce. Son sang ne fait qu’un tour. Abandonnant son époux au milieu des flammes, elle saisit Hildegarde et l’emmène dans le salon. Des soldats, qui patrouillent autour du château, aperçoivent les flammes qui sortent de la chambre. Ils sonnent l’alerte et tentent d’éteindre l’incendie qui a ravagé toute la pièce. Allongé par terre, ils découvrent le maître des lieux, inconscient. Du sang coule de son front. Il est transporté à l’extérieur pendant que des seaux et des sacs de sable circulent de main en main pour éteindre les flammes. Ce n’est qu’à l’aube que les soldats parviennent à venir à bout de l’incendie.
Après quelques jours de repos, Hildebert commence à retrouver ses facultés. Il ne se souvient presque plus de sa colère. Une image, cependant, le hante : sa fille, assise sur son lit, en train de parler à une silhouette sombre et insaisissable. Il fait venir Hildegarde et Mechtilde :
— J’ai pris une décision et elle est irrévocable. Je vais sombrer moi-même dans la folie si cette enfant est encore parmi nous. Par conséquent, j’ai envoyé un messager informer la Mère Supérieure du couvent des Bénédictines de Disibodenberg qu’ils auront bientôt une nouvelle pensionnaire.
Hildebert se tourne vers sa fille, lui offrant un regard implacable :
— Je te laisse dire au revoir à ta mère. Dès demain, je t’y emmènerai.
Hildegarde est bouleversée par la réaction de son père. Elle ne comprend pas pourquoi il la traite ainsi, pourquoi il la condamne à l’exil. Elle aimerait tant lui expliquer ses visions, lui dire qu’elles viennent de Dieu, ou du moins de l’Esprit qui l’a créé. Mais il ne l’écoutera pas, ne la croira pas, et encore moins, il ne lui pardonnera pas.
Seule dans la chambre de sa sœur aînée Meginhild, maintenant mariée au comte de Spanheim, Hildegarde pleure, puis elle prie. Elle prie Dieu, Nunael, son frère Hugo. Elle leur demande de l’aider, de la consoler, de la guider. Elle tient dans sa main sa pierre. une chaleur réconfortante s’en dégage.
— Sois sans crainte, Hildegarde ! Dans ce couvent, tu y trouveras la connaissance, l’amour d’une nouvelle mère et de nouvelles sœurs. Ce n’est pas exil, mais une nouvelle vie qui commence…