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59. La Légende de Nil. Jean-Marc Ferry. Livre II, L'Utopie de Mohên. Chapitre X,2,3

59. La Légende de Nil. Jean-Marc Ferry. Livre II, L'Utopie de Mohên. Chapitre X,2,3

Veröffentlicht am 10, Dez., 2023 Aktualisiert am 10, Dez., 2023 Kultur
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59. La Légende de Nil. Jean-Marc Ferry. Livre II, L'Utopie de Mohên. Chapitre X,2,3

 

Oramûn sait que, pour le retour, il est illusoire de compter gagner du temps en voyageant par radeau. Pour atteindre la région du Triangle vert, d’où il avait pris congé de Lob, remonter le courant augmenterait considérablement la durée du trajet. Quoi qu’il en coûte en fatigue, mieux vaut couper à pied directement par le Nord. Il partit à l’aube, accompagné des trois jeunes Djaghats qui étaient au rendez-vous, impatients de prendre la route.

Oramûn ne cesse de penser à Lob-Âsel-Ram. Il se sent en empathie avec le vieux Sage, et il attend un signe de sa présence : lui enverrait-il un « messager », ainsi qu’il avait fait, semble-t-il, avec le grand loup aux yeux jaunes ? Mais, dans la région, il n’y a point de grands loups ; seulement ces petits loups roux dont on ne sait d’où ils proviennent : chiens sauvages ? Loups proprement dits ? Chacals dorés… ? Non, Lob « n’utilisera » pas les loups rouges. Pourquoi ? Oramûn n’aurait su le dire exactement. C’était comme une intuition. Il tourna donc son attention vers les aigles. Mais aucun de ces grands rapaces ne se signala. Oramûn en conçut comme un sentiment d’abandon. La compagnie des trois adolescents le réconfortait à peine. Lui manquaient déjà, et davantage à chaque étape, Yvi et Lûndor. Trois jours et deux nuits se succédèrent ainsi dans la tristesse, jusqu’au troisième soir où les voyageurs aperçurent une petite chouette. Elle n’avait aucune branche pour se poser, car la plaine est dépourvue d’arbres, il n’y a que des herbes. Elle voletait donc autour des compagnons, en décrivant des petits cercles. Elle paraissait désemparée, comme si elle désespérait de trouver un perchoir. Puis elle disparut dans la brume.

Le lendemain soir, la chouette était là, à nouveau. Mais au lieu de voleter autour des voyageurs, elle alla se poser sur la tête d’Oramûn. Celui-ci sentit les menues griffes sur son cuir chevelu, malgré l’épaisseur drue de sa chevelure. La chouette dut serrer bien fort pour tenir d’aplomb durant la marche, mais elle paraissait décidée à ne pas quitter ce perchoir et, loin de s’en trouver incommodé, Oramûn en éprouva une joie intense. Ce n’est pourtant pas la première fois qu’il gagnait ainsi la confiance d’animaux sauvages. Il a ce don. Mais, pour anodin que fût en apparence ce petit événement de la nature, il revêt aux yeux d’Oramûn la valeur d’un signe. Ce n’est pas seulement lui qui le reçut ainsi : les jeunes Djaghats ont le souvenir des rencontres avec le loup aux yeux jaunes. D’eux-mêmes ils ont fait le rapprochement avec Lob. Cela leur semble naturel, il leur est évident que le vieil homme les a maintenant repérés, et qu’il les accompagnera jusqu’à… lui-même. Même impression chez Oramûn, bien qu’à ses yeux le phénomène n’ait rien de naturel. Il n’empêche : sans comprendre, il accepte le fait ou ce qu’il tient pour tel — Lob les a rejoints ! —, et son esprit en fut apaisé.

Les quatre compagnons trouvèrent Lob en méditation, là où Oramûn lui avait fait ses adieux, pensant ne peut-être jamais le revoir, puisqu’il allait franchir le détroit vers un autre continent. Le vieux Sage se tenait accroupi, immobile, le regard fixe, les yeux plus grands que jamais. Sans saluer la compagnie, sans prononcer à son adresse quelque parole de bienvenue, il parla à l’intention d’Oramûn :

— Va sans tarder rejoindre tes amis Olghods. Leur grand shaman est prévenu. Je viens avec toi, avec vous quatre.

À l’étonnement d’Oramûn, Lob adjoignit à cette consigne une notation plus pratique :

— Tu commenceras par récupérer l’aéroglis­seur. Tu en auras besoin.

Ils en prirent le chemin. Lob marchait rapidement sans prendre le moindre retard par rapport aux jeunes gens. Il semblait n’éprouver aucune fatigue. L’équipée, sans se concerter, progressait de façon à traverser d’Ouest en Est les Welten par le Sud, afin d’aboutir directement en territoire Olghod. Oramûn avait confié l’aéroglisseur à ses amis du village, ceux qui avaient accueilli Yvi ainsi qu’Ols et lui-même. Tous les villageois sont devenus ses amis. Depuis qu’ils ont fait la connaissance de Lûndor, ils le traitent presque comme quelqu’un de la famille. Il fallut cinq jours encore pour parvenir au village. Parfois, la compagnie continuait de marcher, à la nuit tombée. Ils aperçurent alors les yeux jaunes… Interpellant Oramûn, Lob rompit le silence :

— Il est là-bas, tu le vois, n’est-ce pas ? Et moi, je suis ici !

Cela le fit rire.

 

Les villageois n’eurent guère de peine à organiser l’en­cerclement des Tangharems. Par ses propres moyens de communication Lob avait pris contact avec le grand shaman des Olghods, lequel a prévenu les shamans de divers clans, si bien que, rapidement, tous les villages de la région furent alertés. On eut vite fait de signaler la présence des fugitifs : à peine cent cinquante, estima-t-on, en incluant les adolescentes. Tous semblent misérables. Il est en effet difficile de se sustenter quand on erre en territoire étranger. De son côté, Ulân a compris que des Olghods se sont mobilisés pour au moins surveiller le mouvement de sa troupe. Il a en sa possession une longue vue, prise aux Aspalans. C’est ce qui lui permit d’anticiper l’encerclement. Mais il est trop tard : de tous horizons s’avancent vers lui des hommes en armes. Derrière eux, étrangement, des femmes… Aucune issue n’étant envisageable, Ulân résolut d’attendre à l’arrêt, dignement, l’arrivée des Olghods.

Entre temps, Oramûn, les trois Djaghats et Lob-Âsel-Ram avaient franchi les Welten et pris contact avec les Anciens du village olghod. Ils en reçurent toutes informations utiles sur la façon de rejoindre la mobilisation générale. Oramûn fit monter sa compagnie dans l’aéroglisseur. Lob y était en bonne place, confortablement allongé comme en position de co-pilote. Quand les jeunes Djaghats s’y furent logés tant bien que mal mais sans risquer quelque chute en pleine course, Oramûn lança l’engin. Il reconnut les hommes du village ami, les rejoignit aussi discrètement que possible pour ne pas créer d’émotions intempestives. L’équipée des cinq compagnons arriva juste au moment où les Olghods sont à portée de voix d’Ulân et de ses hommes.

Les Tangharems avaient formé un cercle au sein duquel sont retenues les jeunes filles. Les représentants des divers villages Olghods firent alors un pas en avant en direction des Tangharems. Derrière eux, les autres Olghods ont mis la main sur leurs arcs. C’est alors qu’un homme d’âge avancé et de haute stature sortit des rangs pour se tourner face aux Olghods. Il leva ses deux bras projetés, les paumes en avant, comme pour stopper la montée vers le conflit ouvert. Dans la langue des Olghods, il ordonna d’une voix forte :

— Laissez venir les femmes !

Les Olghods livrèrent aussitôt le passage à des femmes aux cheveux défaits. Leurs visages exprimaient la honte et la colère. Oramûn pensa qu’il devait s’agir d’épouses et de mères des soldats d’Ulân. Ce sont bien en effet des femmes Tangharems. Mais toutes ne sont pas épouses des soldats se trouvant aux côtés d’Ulân. L’un d’eux prit la parole pour tenter de justifier le forfait :

— Nous vous avons cherchées sans répit jus­qu’à désespérer de vous retrouver. Vraiment ! Nous avons fait notre possible…

Ces paroles eurent l’effet contraire de l’apaisement re­cherché : juste ce que les femmes attendaient pour libérer leur ressentiment.

— Si vous nous aviez vraiment cherchées, vous nous auriez trouvées. Vos tentatives ne furent qu’un prétexte pour nous laisser à notre sort, tant vous aviez hâte de vous repaître de chair fraîche. Avouez-le ! Vous convoitez les jeunes filles. Vous ne valez pas plus cher que les Kharez, vous, les fiers Tangharems qui vous croyez supérieurs aux autres tribus d’Asse-Halanën. Les Olghods, pour être plus paci­fiques, sont autrement braves. Ils nous ont recueillies et sauvées d’une mort certaine, et vous allez tirer les armes contre eux ! Des tigres ? Vous vous prenez pour des tigres, à l’instar de votre chef. Mais vous n’êtes que des crapauds. Oui, de ces crapauds visqueux et lubriques qui, à l’issue de l’hiver, grouillent dans les flaques, en quête de femelles.

Le grand shaman des Olghods — l’homme qui venait de s’interposer — ordonna de nouveau avec autorité :

­— Vous, les femmes, cessez les insultes aux hommes ! Le désarroi les a égarés. Demandons plutôt aux jeunes filles s’ils ont attenté à leur honneur. Avant toutes choses, je m’adresse aux Tangharems : laissez passer les jeunes filles !

Lob-Âsel-Ram surgit, à ce moment, aux côtés du grand shaman. Il regarda Ulân dans les yeux :

— Libère les jeunes filles, Ulân ! Elles doivent rejoindre les leurs.

Ulân fit un geste à peine perceptible, mais ses hommes comprirent l’ordre : ils ouvrirent le cercle. Les jeunes filles coururent rejoindre Oramûn et les trois jeunes Djaghats ; toutes, sauf une, Jaï qui sortit calmement du cercle, sans courir se réfugier auprès des siens. Le shaman s’adressa à elle :

— Les hommes ont-ils violenté les jeunes filles ? Comprends et accepte mes paroles avec simplicité. Ton honneur n’est pas en jeu.

— Nous avons été enlevées sans douceur. Ensuite, nous avons été bien traitées. À aucune de nous, je peux le dire, il n’a été manqué de respect. Les Tangharems se sont montrés gentils.

Cependant, les femmes ne voulaient pas en rester là. Elles continuaient de marmonner des propos désobligeants à l’endroit des hommes. L’une d’elles, plus âgée que la moyenne, déclara à la cantonade :

— Nos hommes sont des idiots. Peut-être leur pardonnerons-nous, un jour. Ils ont trop longtemps été sous mauvaise influence. Le responsable, c’est Ulân. Oui, toi, « Le Tigre », crois-tu ? Laisse-nous rire ! Tu n’as su que ruiner notre peuple, en faire ce qu’il est maintenant : une misérable petite bande de vagabonds acculés à mendier l’hospitalité. Oui, toi, Ulân Le Crapaud, en vérité ! Tu n’es plus notre guide. Nous te désavouons. Il est vrai que tu n’as jamais su prendre épouse, car tu n’as goût que pour puceaux et pucelles. Sous tes apparences de belle jeunesse, ton fond est celui d’un vieillard dépravé.

Ces propos avaient achevé de pourrir la situation. Les Olghods en étaient aussi gênés que les Tangharems. Tandis que Lob, Oramûn et les trois adolescents accueillaient les jeunes filles en se disposant au retour ; que les Olghods s’apprêtaient à prendre le chemin de leurs villages, laissant les Tangharems face à leurs femmes, Ulân rompit le silence de sa voix profonde :

 — Le destin veut donc que soit désavoué celui en qui vous avez cru. Je vais partir seul, mais je reviendrai, ma mission n’est pas achevée. Je vous fais deux promesses : je pisterai les empoisonneurs et les éliminerai, voilà ma première promesse, et voici la seconde : je retrouverai celles et ceux de nos tribus que les malheurs du temps ont dispersés. Je les rétablirai sur les Terres de nos ancêtres et je consacrerai mes forces à leur assurer paix et prospérité. Ces deux promesses, gardez-les en mémoire. Je vous les rappellerai lorsque je reviendrai vers vous après les avoir honorées l’une et l’autre.

Un dernier mot : ce n’est pas le vice qui m’a poussé à cette exaction que je déplore. J’en demande pardon aux jeunes filles djaghats, en particulier à celle que j’ai enlevée. Je ne l’ai pas fait par concupiscence. Qu’elle veuille m’en croire ! À son endroit de plus hauts sentiments m’animent.

Ce disant, Ulân regarda Jaï qui soutint son regard sans un battement de cil, mais nulle arrogance ne se lisait sur son visage. Après cet échange Le Tigre déchu donna à son hémione l’impulsion du demi-tour pour s’éloigner à part de tous les siens. Jaï courut alors pour le rattraper. Elle parvint à hauteur de la monture qu’aussitôt Ulân mit à l’arrêt. Elle leva vers lui des yeux qui trahissaient plus que de la compassion, et le Tangharem reprit la route avec en son cœur le sentiment d’un instant d’éternité.

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