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42. La Légende de Nil, Jean-Marc Ferry, Livre 2, L'Utopie de Mohên, Chapitre IV, "Négociations"

42. La Légende de Nil, Jean-Marc Ferry, Livre 2, L'Utopie de Mohên, Chapitre IV, "Négociations"

Veröffentlicht am 5, Aug., 2023 Aktualisiert am 5, Aug., 2023 Kultur
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42. La Légende de Nil, Jean-Marc Ferry, Livre 2, L'Utopie de Mohên, Chapitre IV, "Négociations"

 

 

Partant de Syr-Massoug, Ols et Oramûn gagnèrent Iésé par le littoral. Ils avaient choisi de voyager par bateau, sur la suggestion d’Oramûn. Celui-ci comptait, en effet, se rendre aussi à la demeure familiale, non loin de Mérov, dans l’espoir d’y trouver Yvi. Pour ce faire, il faudrait traverser l’étendue maritime qui sépare la capitale des Aspalans de l’Archipel de Mérode. Les aéroglisseurs n’y suffiraient pas, sauf à miser sur un calme plat tout au long du trajet. Cette difficulté n’a pas empêché les deux amis d’emmener chacun son aéroglisseur qu’ils comptent utiliser sur la terre ferme. Avant leur départ, ils avaient eu une conversation avec Ygrem et Santem, afin de préciser leur mission. Ygrem leur avait remis le même petit appareil de poche qu’il venait de donner à Nasrul, ainsi qu’auparavant à Nïmsâtt et à Santem.

— Cela permettra de communiquer entre nous six à tout moment, depuis les Welten jusqu’à Sarel-Jad. C’est un appareil multifonction. Il permet entre autres de détecter des champs magnétiques.

Quant à Santem, il avait eu de longues discussions avec le roi des Nassugs. Au moment de prendre congé de son fils et de son gendre, il leur remit deux documents volumineux.

— Ce sont les brevets dont je vous ai parlé. Le premier concerne les aéroglisseurs, pour leur ouvrir le marché dont ils rêvent ; le second, la technologie des rayons cohérents, pour leur faire acter qu’ils sont tenus d’exploiter sous licence. S’il faut conclure la négociation, ne présentez le premier que comme dernier atout, et jamais sans le second.

Santem avait aussi réussi à persuader Oramûn de donner la priorité à son entrevue avec le Syndicat sur sa visite à la maison familiale. On décida donc de commencer par Iésé, pour, seulement ensuite, embarquer vers Mérov.

 

 

— Nous sommes ravis de recevoir les fils du roi Ygrem et du seigneur Santem. Nous avons hâte que vous nous disiez ce qui nous vaut cet honneur.

C’est par ces mots que les deux associés du Président du Syndicat autonome accueillirent Oramûn et Ols. Ce dernier fut contrarié de ne pas avoir été reçu par le Président lui-même, ce qu’il fit remarquer :

— Votre Président, j’imagine, a eu un empêchement. Peut-être est-il souffrant ?

— Il se porte bien, autant que nous sachions. Mais il est très pris, en ce moment. Il doit sans cesse calmer des querelles d’intérêts ou de simples susceptibilités…

— Passons… Vous le saluerez donc de notre part, n’est-ce pas ? Nous comptons sur votre esprit de synthèse pour lui rapporter en termes exacts l’intention de notre visite.

— Nous sommes à votre écoute, majesté.

Ols ne put deviner si l’emploi de ce titre était ironique, ou s’il trahissait un souci de réparer un manque d’égard. Peu importe, d’ailleurs ! Il convient, sans plus de circonlocutions, de jouer cartes sur table.

— Vous avez choisi d’affranchir vos industries des missions de responsabilité sociale et civique dont votre roi — à supposer que vous le considériez encore comme tel — entend charger les grandes entreprises des Terres bleues. Vous en connaissez les axes : les industries ont la maîtrise des règles de fabrication de leurs produits, l’État ne règlemente rien, mais il attend d’elles qu’elles assument leur responsabilité au cas où l’innocuité de leurs produits serait mise en défaut. Le principe général auquel mon père est attaché est la confiance. Le gouvernement doit reposer sur la confiance. S’il repose sur la défiance, c’est la porte ouverte à un jeu infini de triche et de traque, où l’État par des contrôles obsessionnels vise à débusquer chez les entreprises les tentatives de contourner une réglemen­tation qui deviendrait délirante. De cette maladie le roi ne veut pas, soyez-en convaincus !

En guise de réponse, il n’y eut que le marmonnement d’un « bien sûr » empreint de gêne dubitative. Les représentants du Syndicat étaient en vérité impatients d’exprimer leur réticence à l’égard de ce qui les contrarie le plus, dans la politique d’Ygrem :

— Nous pouvons comprendre qu’il soit fait obligation aux industriels de ne mettre sur le marché que des produits présentant toutes les garanties d’innocuité. Nous faisons au mieux, avec une conscience professionnelle dont justement notre syndicat a pour mission, entre autres, de s’assurer. En outre, c’est bien volontiers que nous saluons la doctrine de la Couronne, en ce qui concerne la confiance comme principe de base de la politique. Cependant, …

Celui des deux associés qui avait pris la parole marque un temps d’arrêt comme pour mieux mesurer ses propos à venir.

— … Cependant, oui, nous ne pouvons consentir à de trop grandes distorsions de marché. Je pense à cette obligation faite aux entrepreneurs de constituer entre eux des caisses de « coresponsabilité », dites-vous, pour garantir à ceux qui perdent leur emploi un revenu d’existence jusqu’à ce que nous, les entrepreneurs, ayons trouvé à les recaser ! Je conçois que cette disposition procède d’une idée généreuse. Mais enfin, ne n’est pas par plaisir que nous débauchons, quand nous licencions du personnel ! Notre responsabilité première, c’est la pérennité de l’entreprise.

Ols s’attendait à cet argument, il en fut agacé :

— Comprenez, Messieurs, que ce qu’attend l’État des entreprises n’est pas une simple affaire de morale. Il y va d’un intérêt tout à fait général. Je ne chercherai même pas à vous opposer un intérêt public. Certains prétendent qu’une convergence est possible avec les intérêts privés, d’autres n’en croient rien… Je laisse le débat de côté, et vous parle d’un intérêt commun. Entendez que cet intérêt serait autant le vôtre que le nôtre.

Ols sentit enfin s’éveiller chez ses protagonistes une curiosité mêlée d’inquiétude. Ils cherchaient à comprendre. Il ne se fit pas prier :

— L’invasion de vos produits et, parmi eux, ceux qui en particulier ne sont pas de nécessité — nous nous comprenons, n’est-ce pas ? —, déstabilise notre société. Il suffit d’ouvrir les yeux pour en constater les effets délétères à Iésé et dans sa vaste agglomération. Oramûn et moi avons, avant notre visite, parcouru la rive droite de la Nohr, en remontant vers le Nord depuis Iésé jusqu’à l’île du fleuve. Le spectacle de la misère, qui n’est pas seulement économique, y est lamentable. Nous savons que des mécontentements se manifestent maintenant de toutes parts en Terres noires. Des factions se font et défont sans cesse, animées par l’envie, le ressentiment. Il n’y a pas loin avant que monte la haine meurtrière, l’esprit d’émeute. Vous en seriez les premières victimes. De cela vous êtes bien conscients, n’est-ce pas ? Que votre Président doive faire excuser son absence est en soi un aveu. Certes, il n’appartient pas au gouvernement de Syr-Massoug de se mêler de ce qui se passe à Iésé. Si je viens vous trouver, c’est pour défendre d’abord les intérêts des Nassugs. L’invasion anarchique de vos produits industriels et, plus encore, de votre mode de production et d’exploitation, risque, à terme, de dévaster nos campagnes. C’est pourquoi je vous parle d’un intérêt commun. Tout indépendants que vous soyez, vous êtes des Nassugs. Les Nassugs ont le sens de la réciprocité, de la solidarité, de la coresponsabilité. Je vous demande, Messieurs, de réfléchir à une Convention que votre Syndicat passerait avec la Couronne. Vous acceptez nos mesures de protection des consommateurs et des ouvriers, moyennant quoi nous vous ouvrons notre espace, celui de l’Archipel comme celui des Terres bleues. Oui, Messieurs, un grand marché s’ouvrira à vous sans que vous ayez à le forcer, mais un marché socialement domestiqué !

Les représentants du Syndicat restaient pensifs, préoccupés. Celui qui n’avait jusqu’alors pas pris la parole proposa aux deux jeunes gens d’interrompre maintenant l’entrevue, tout en se réservant de reprendre les pourparlers.

— Nous devons parler de cela à notre Président. C’est lui, la prochaine fois, qui vous recevra. Nous serons présents aussi. Mais nous considérons que nous avons accompli notre part, pour une première prise de contact. Désormais, votre interlocuteur sera le Président lui-même.

Ols allait répondre, sans doute pour simplement prendre acte du congé. Mais Oramûn le devança :

— Nous vous recontacterons, ce ne sera pas tout de suite, il nous faut prendre d’autres contacts, en espérant que d’ici notre retour votre Président aura su apprécier notre offre de Convention.

Puis au moment où ils allaient franchir la porte du bureau présidentiel, Oramûn se retourna :

— Pensez-y : un grand espace décloisonné où tous circuleraient librement par les moyens de leur choix, des voitures à bras jusqu’aux… aéroglisseurs.

L’accent mis sur le dernier mot lâché réussit son effet. Les hôtes ne savaient plus s’ils devaient laisser partir leurs visiteurs ou les retenir, quitte à perdre un atout tactique, tant ils étaient avides de savoir s’ils pourraient enfin exploiter le produit convoité. Oramûn mit l’hésitation à profit pour s’éclipser, Ols à sa suite. Que les assesseurs du Président retirent de l’entrevue un goût amer d’échec et de frustration, voilà qui sera bon pour la suite des négociations.

 

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