Le retour fut silencieux.

Safira avançait à grands pas sur le sentier, les poings serrés, son regard furieux fixé droit devant. Gwael la suivait à quelques pas, la tête baissée, les mains jointes derrière le dos, tentant vainement de contenir l’air innocent qu’elle savait bien afficher en pareilles circonstances.

Safira aurait voulu crier, mais les mots restaient coincés dans sa gorge. Une colère sourde grondait en elle, mêlée à une étrange gratitude. Elle n’ignorait pas que, sans l’intervention inattendue de la fillette, elle se serait effondrée devant le conseil. Pourtant, la désobéissance de Gwael restait intolérable. Mais au fond… ce n’était pas seulement cette désobéissance qui la bouleversait.

La sorcière sentait l’étau du désespoir se resserrer. Elle avait passé sa vie entière à suivre les lois, à respecter scrupuleusement chaque enseignement de l’Ordre, chaque rituel, chaque incantation. Et maintenant ? Elle se retrouvait seule face à une menace qu’elle était incapable de nommer, encore moins de combattre.

— Tu n’es qu’une enfant, Gwael, finit-elle par lâcher, sa voix tremblant légèrement. Tu ne comprends pas ce que ça signifie d’aller à l’encontre de l’Ordre. C’est risquer l’exclusion. C’est perdre tout ce que j’ai construit… tout ce que je suis.

— Mais Safira, tu dis toujours qu’on doit écouter son cœur, non ? rétorqua Gwael avec un aplomb déconcertant. Si tu sais au fond de toi que l’Ordre se trompe, pourquoi continuer à les écouter ?

Safira s’arrêta net et se tourna vers la fillette.

— Parce que je crains de faire empirer les choses, voilà. Finit-elle par avouer, plus pour elle-même que pour Gwael.

— Empirer ?! Gwael écarquilla les yeux, exaspérée. Safira, ça ne pourrait pas être pire ! Même tes précieux membres de l’Ordre commencent à être touchés. Alors quoi ? Tu vas rester là, les bras croisés, parce qu’ils l’ont dit ?

Safira n’avait pas de réponse. Alors, elles reprirent leur marche, dans un silence pesant.

De retour à la hutte, Gwael, toujours bouillonnante, se précipita dans le coin où Safira conservait ses vieux grimoires. Elle en extirpa un au hasard et le lui tendit avec un air résolu.

— Si tu tiens tellement à tes lois et à ton éducation, révise un peu ça ! lança-t-elle avec défi.

Safira, épuisée, soupira.

— Gwael… je doute qu’il y ait quoi que ce soit dans ce livre que je ne connaisse déjà.

— Peut-être bien que si ! répliqua la fillette en tapotant la couverture poussiéreuse. Ouvre le chapitre sur Ostara, si tu veux bien. Ça pourrait t’aider… ou pas, qui sait ?

Avant que Safira ne puisse répondre, Gwael tourna les talons et disparut dans la véranda, son refuge préféré.

Safira resta un moment immobile, le grimoire dans les mains, indécise. Gwael avait cette manière étrange de toujours avoir raison quand elle se montrait le plus insupportable. La sorcière finit par ouvrir le livre, un soupçon de curiosité l’emportant sur sa fatigue.

Les mots dansaient sous ses yeux, familiers et pourtant étrangement neufs.

À Ostara, l'eau s'éveille et le monde subit une purification. Elle arrive dans le monde comme une crue printanière – détruisant les anciens lits des rivières, balayant tout sur son passage, provoquant une tempête dans nos esprits et modifiant le paysage habituel de la vie même. L’énergie de l’eau est une énergie de Chaos. Le Chaos peut tout dissoudre en lui, mais il est aussi le terreau propice à la création du nouveau.

Safira s’arrêta, le cœur battant. Ces phrases… elle les avait apprises il y a bien longtemps, au tout début de son apprentissage, sous la houlette de sa tutrice. Mais elles avaient disparu des récents manuels de l’Ordre.

L’Eau est liée au Chaos et aux émotions. Et la peur est le principal défi d’Ostara. Lors des pratiques d’Ostara, libérez-vous de ces peurs inutiles car elles nous paralysent et nous empêchent de voir au-delà du visible. L’élément Eau vous purifiera et réveillera votre force intérieure et le Chaos offrira de nouvelles opportunités.

Les mots semblaient s’imprimer dans son esprit, dissoudre ses doutes comme des pierres sous un torrent. Elle pensa à toutes ces peurs qui l’enchaînaient, la peur de déplaire à l’Ordre, de ne pas être à la hauteur, de ne pas mériter son titre de sorcière. Ces peurs lui semblaient soudain ridicules. C’était pour y échapper qu’elle s’était pliée à leurs enseignements et à leurs protocoles, s’efforçant de tout respecter à la lettre. Enfin… jusqu’à ce que Gwael débarque dans sa vie et bouscule cet équilibre fragile.

Ostara est un temps de responsabilité, un moment où l’on doit affirmer ses choix et se tenir fermement sur ses positions. Chaque action, chaque geste, doit découler de ce que nous sommes au plus profond de nous-mêmes. Le choix de notre camp, il ne revient qu’à nous. L’opinion des autres ne compte pas. Ce qui importe, c’est de ne pas se mentir à soi-même. Pour de ne pas dilapider notre énergie à poursuivre des idéaux qui ne sont pas les nôtres.

— Les idéaux et les valeurs de l'Ordre sont-elles encore les miennes ? se demanda-t-elle.

Choisir un camp… alors… obéir à l’Ordre ? Ne pas déroger aux règles, rester dans le rang pour éviter l'exclusion, maintenir cette façade de sorcière irréprochable, loyale, même si tout en elle se révoltait ? Mais comment ignorer ce qu'elle avait vu au marais, comment refouler ce que les esprits lui avaient dit durant le rituel de pleine lune, cette voix qui l'appelait à une voie plus intime, plus vraie, plus risquée ? Agir selon ses propres valeurs, suivre l’appel du chaos qu’elle ressentait au fond de son âme... Cela signifiait-elle briser définitivement avec l’Ordre ? S’y résigner à l’isolement ? Elle savait ce qu’elle devait faire. Mais comment choisir sans tout perdre ?

Les Déesses d’Ostara, celles des forces naturelles, ces Déesses du Chaos qui engendre la vie nous rappellent que la vie est éphémère, que la Roue tourne sans cesse et que le moment est venu de VIVRE, de créer, de laisser derrière soi ce qui est fané. Si quelque chose vous trotte dans la tête depuis longtemps, si vous avez envie d’agir, de changer, d’essayer — c’est maintenant ou jamais. Tant qu’il est possible de négocier avec le Chaos, tant que l’Eau est prête à considérer le cours que vous lui avez désigné. Si il n’y a pas de cours, elle le créera d’elle-même. C’est le moment de l’audace, le moment parfait pour la co-création.

— C’est le moment, oui, se dit Safira. Elle fixa de nouveau les lignes, son regard s'attardant dessus comme si elle y cherchait une réponse.

«À Ostara, l'eau s'éveille et le monde subit une purification… Le Chaos peut tout dissoudre en lui… L’eau arrive détruisant les anciens lits des rivières, balayant tout sur son passage… Il est possible de négocier avec le Chaos… l’Eau est prête à considérer le cours que vous lui avez désigné. »

Un bruit de geyser retentit soudain dans la véranda.

Safira se leva précipitamment et ouvrit la porte sur une vision apocalyptique. Gwael, tenant un tuyau d’arrosage, inondait, comme possédée, le jardin d’hiver. Les plantes volaient, les pots roulaient, le sol était devenu un véritable marécage.

— GWAEL GALA ! hurla Safira, horrifiée.

La fillette se figea, le tuyau toujours crachant une pluie diluvienne. Ses yeux brillaient d’une lueur étrange, passant du gris au bleu profond, puis à un orange incandescent. Un instant, Safira crut apercevoir l’ombre d’une force ancestrale derrière ce regard enfantin.

— Mais qu’est-ce que tu fais ?! Safira referma rapidement le robinet.

Gwael regarda le désastre comme sortie soudainement de son trans. La bouche tremblante, elle prononça d’une voix à peine audible:

— Je suis désolée, Safira… J’étais tellement en colère… Je n’ai pas réussi à me contrôler. Puis, elle éclata en sanglots.

Safira demeura un instant déconcertée par les émotions de Gwael. Jamais elle n’avait vu cet enfant dans un tel état. Doucement, elle s’agenouilla à ses côtés, prit dans ses bras et lui murmura :

— Ce n’est rien, chérie. Viens, allons au chaud, tu vas attraper froid.

***

Alors que la fillette s’endormait dans un fauteuil, enveloppée dans un plaid, après une bonne tisane, Safira contempla le chaos laissé derrière. Les phrases de grimoire lui revenaient en boucle:

«À Ostara, le monde subit une purification… L’eau arrive, balayant tout sur son passage… mais est possible de négocier avec le Chaos… l’Eau est prête à prendre la direction que vous lui indiquez ...»

Et soudain, l’évidence lui apparut, comme une lumière au bout d’un tunnel.

— Mais bien sûr! L’eau et le Chaos qui purifient tout, c’est exactement ce qu’il nous faut!

Elle sourit doucement en regardant Gwael. « Merci, petit Chaos. Grâce à toi, je sais quoi faire. »

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Chapitre 6