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15-25 Pizza

15-25 Pizza

Pubblicato 9 nov 2024 Aggiornato 9 nov 2024 Tale
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15-25 Pizza

 

 

1

 

 

La taloche sur son épaule le fit sursauter.

— Oh ! T’attend qu’elle soit froide pour la livrer ?

Le patron lui glissait sur le comptoir un carton vert et jaune aux couleurs de l’enseigne. Il récupéra une étiquette autocollante de l’imprimante thermique cachée sous la caisse et colla l’adresse sur le rabat.

— Allez, magne-toi, c’est pas loin et le rush va commencer.

11 h 30, Virgil sortit de sa rêverie en s’emparant de la boîte. Sa bouille bien ronde dont deux grands yeux noirs mangeaient les joues café-au-lait plafonnait à plus de deux mètres. Le carton paraissait ridiculement petit entre ses larges mains, et à risque d’être broyé au moindre faux mouvement. Mais malgré sa stature et la force qu’il dégageait, les gestes du géant antillais étaient empreints de précautions. Aux antipodes de son physique, son esprit ne reflétait que douceur et gentillesse.

Il sortit du restaurant pour récupérer son scooter électrique stationné en épis face à la devanture. Un rayon de soleil lui fit lever les yeux au ciel et un nuage dodu en forme de castor à la queue anormalement allongée attira son attention quelques instants. Il manqua de renverser son collègue sur le palier.

— Putain Virgil, mais regarde où tu vas merde !

Virgil fit une moue gênée en reportant son attention sur David, un autre livreur qui commençait son shift.

— Excuse, je regardais…

— Bah, pas devant toi en tout cas ! Comme d’hab !

Son collègue le fixait. Il fit un geste équivoque pour indiquer qu’il ne pouvait pas avancer et Virgil s’effaça pour libérer l’entrée.

— Punaise le boulet… laissa trainer David en se dirigeant vers le vestiaire.

L’Antillais reprit son chemin, glissa la pizza dans le coffre en aluminium arborant le logo « 15-25 Pizza » et fixa consciencieusement son casque avant d’enfourcher son deux-roues. Sa stature lui imposait une posture recroquevillée qui lui avait valu le surnom de « crapaud » non seulement au sein du cercle des livreurs, mais même au-delà dans tout le quartier.

Depuis deux ans, il sillonnait la ville avec son scooter vert et jaune pour apporter leurs commandes aux clients. Entre son salaire et les quelques pourboires qu’il touchait, il gagnait assez d’argent pour se faire plaisir. Comme Virgil vivait avec sa mère, il n’avait pas beaucoup de frais. Les bandes dessinées et le cinéma représentaient ses seuls pôles de dépenses en dehors des nombreux cahiers à gros carreaux et crayons à papier gras dont il raffolait, car Virgil aimait écrire. Il passait son temps à s’inventer des histoires, et le soir, il les retranscrivait dans un style candide, une calligraphie soignée et une orthographe souvent bancale. Personne ne connaissait sa passion, pas même sa mère. Virgil gardait son petit jardin secret bien à lui, loin des moqueries et quolibets quotidiens auxquels il était habitué depuis des années.

 

Virgil s’engageait déjà dans la grande avenue qui bordait la pizzeria quand il réalisa qu’il ne savait pas où aller.

— Mince… J’ai pas regardé l’adresse.

Comme à son habitude, il parlait tout seul. Il se rangea sur le côté, ouvrit le coffre et vérifia l’adresse de livraison sur le carton.

— 102, rue du Président Wilson, lut-il à voix haute pour se la remémorer. C’est dans le bas de la ville ça.

Il enfourcha son scooter et repartit. Moins de cinq minutes plus tard, il parvenait à sa destination : un pavillon modeste, mais accueillant, en recul d’un jardinet entretenu. Il s’empara de la pizza et alla sonner au portail. Aussitôt, de sourds aboiements se firent entendre et un énorme chien apparut de derrière la maison. Les longs poils blancs du berger des Pyrénées ondoyaient sous l’élan de sa course. Le chien s’arrêta net devant la grille en remuant la queue. Il regardait Virgil en penchant la tête.

— Gentil chien, fit Virgil. Il tendit la main à travers la grille et caressa l’énorme tête.

— Ouaf ! apprécia le chien en remuant la queue de plus belle.

Une voix s’éleva, en provenance du perron.

— Entrez, jeune homme, c’est ouvert.

Virgil franchit le portail et le chien dansa autour de lui en l’accompagnant jusqu’à la maison.

Sur le seuil de la porte d’entrée, une quadragénaire effacée le reçut avec un large sourire.

— Bonjour, fit-elle d’une voix douce.

— Votre pizza, madame.

Virgil lui tendit le carton.

— Vous ne voulez pas entrer ? demanda la femme. Ce sera plus simple.

Il était rare que les gens l’invitent. Généralement, les transactions s’opéraient sur le pas de la porte.

— Ah ! Euh, si bien sûr, balbutia le livreur, gêné.

Il s’essuya les pieds sur le paillasson et prit pied dans un couloir assez large dont les murs étaient couverts d’un papier bleu clair. La femme le conduisit dans un vaste salon où Virgil admira la cheminée et les meubles en bois massifs. Lui qui vivait avec sa mère, dans un trois-pièces, cela lui changeait.

— Ça vous plaît ? lui demanda gentiment la femme en observant son intérêt.

— C’est très beau chez vous, répondit poliment Virgil.

Il posa le carton sur la grande table en chêne qui trônait au milieu de la pièce et fouilla dans sa poche pour en sortir le ticket, qu’il tendit aussitôt à la cliente. Elle se dirigea vers un secrétaire, l’ouvrit et en sortit un billet.

— Voilà, fit-elle, gardez la monnaie.

Virgil tendit la main et suspendit son geste.

— Ça fait trop madame, fit-il. C’est 8,95 €. Vous me donnez un billet de vingt au lieu d’un billet de dix.

— Ma foi c’est vrai, répondit-elle.

Elle déposa malgré tout le billet dans la large main tendue.

— Pour votre honnêteté, gardez-le.

— Mais…

— J’insiste, vous le méritez. C’est si rare de nos jours.

Virgil empocha le billet.

— Merci beaucoup madame.

— Au revoir, jeune homme, bonne journée.

Virgil ressortit et fut accueilli par le chien dans le jardin. Il le caressa quelques minutes avant de repartir.

 

De retour à la pizzeria, il donna l’argent à la patronne qui tenait la caisse pendant que son mari s’occupait des fours.

— Tant que ça ! fit cette dernière. Mais que lui as-tu donc fait pour qu’elle soit si généreuse ?

— Rien, répondit Virgil sur la défensive, elle s’était trompée de billet et…

— Tiens, ton pourboire, veinard, coupa la patronne sans montrer le moindre intérêt à ses explications.

Elle sortit onze euros de monnaie et les lui tendit.

 

Virgil se rendit au vestiaire. David et Franck en sortaient pour prendre en charge les prochaines livraisons.

— Vous savez pas les gars ! Ben j’ai vu un gros chien, raconta Virgil tout joyeux.

— Bien sûr, fit Franck. Même qu’il avait des poils partout, pas vrai ?

— Oui, reprit David en rigolant. Et il avait une queue, je parie !

— Et quatre pattes, renchérit Franck.

— Peut-être bien qu’il avait même deux yeux. Hein, Virgil ?

Ils riaient aux éclats.

— Ha ! T’es vraiment drôle. « J’ai vu un gros chien », fit David en imitant Virgil. Ça va lui faire la journée, conclut-il en lançant une bourrade à son co-équipier.

Ils sortirent pour récupérer les commandes qui les attendaient sur le comptoir. Virgil s’approcha du lavabo sans rien dire. Il imaginait le chien. Il se voyait, gambadant dans un champ avec le berger des Pyrénées à ses côtés. Le miroir renvoya son sourire quand dans sa tête il imagina le chien en train de faire des galipettes au milieu d’un champ de coquelicots.

David et Franck quittèrent le restaurant en gloussant, mais il ne les entendait plus, perdu dans ses rêveries.

 

— Deux commandes, cracha la voix nasillarde de la patronne depuis les cuisines.

Virgil reprit son casque et se dirigea vers le comptoir. Alors qu’il attendait le ticket, la patronne répondit au téléphone.

— 15-25 Pizza, bonjour. Une margarita ? D’accord, monsieur. C’est noté. Il est 12 h 20 et vous serez livré entre 15 et 25 minutes, sinon c’est gratuit. Au revoir monsieur.

Virgil attendait toujours que la patronne lui donne le ticket de sa livraison.

— Qu’est-ce que tu attends imbécile ? Tu ne vois pas que j’ai coincé le ticket dans le rabat ?

Virgil baissa les yeux sur la boîte à pizza. Effectivement, le ticket de caisse dépassait sur l’un des côtés du premier carton.

— Excusez-moi, je ne l’avais pas vu.

— File, corniaud ! Si c’est livré en retard, je retiens la commande sur ta paye…

 

La journée passa rapidement. Virgil arriva en retard à une livraison, car il n’avait pas trouvé la rue. Il se trompa en rendant la monnaie à un client, et le généreux pourboire de sa première course se volatilisa vite en retenues sur son salaire. Les autres livraisons s’étaient bien passées, mais on avait appris son erreur de monnaie et tous les équipiers s’étaient moqués de lui en disant qu’il ne savait même pas faire une soustraction. Soustraction, distraction… peu lui importait.

Lorsqu’il rentra chez lui vers 22 h, il pensait encore au chien.

— Ils peuvent bien penser ce qu’ils veulent, se dit Virgil en grimpant les escaliers de son immeuble. Il était gentil ce chien…

Sa mère le salua quand il entra dans l’appartement.

— Comment ça va mon chéri ? Pas trop fatigué ?

— Non, maman.

Ils se firent la bise.

— Tu veux manger quelque chose ? Je t’ai fait des blancs de poulet, proposa-t-elle en se levant de son fauteuil.

— Non, merci. Je n’ai pas vraiment faim.

— Ça ne va pas ? s’inquiéta sa mère. Ils se sont encore moqués de toi au travail ?

Virgil finissait de ranger ses chaussures et sa veste dans l’entrée.

— Mais non…

Elle lui posa une main sur le dos.

— Je te l’ai déjà dit Virgil. Tu n’es pas obligé de travailler. Ce n’est pas ta faute si tu es comme ça. Reste ici. Je prendrais soin de toi, tu sais…

— Maman ! Je t’ai dit que j’aimais bien ça, travailler.

Elle recula sans plus insister.

— Comme tu veux mon chéri, comme tu veux.

— Bonne nuit, maman. Je suis fatigué, je vais me coucher.

 

Virgil s’enferma dans sa chambre. Sa mère avait toujours été comme cela. Gentille, attentionnée, mais dépassée… Il ne se passait pas un jour sans qu’elle lui rappelle plus ou moins maladroitement sa différence.

Cette nuit-là, Virgil se coucha à 3 h du matin, après avoir écrit un beau conte dont le héros était un gros chien blanc.

 

 

2

 

 

Quand Virgil se leva, sa mère était déjà partie au travail. Il déjeuna rapidement et se rendit à la pizzeria.

Sur le coup de 11 h 30, la patronne l’appela.

— Virgil !

Il se leva et alla la rejoindre en redoutant encore d’avoir fait une erreur.

— Il y a une commande pour toi, expliqua la patronne. La cliente a expressément demandé que ce soit toi qui la livres.

— Moi ?

— Oui, toi ! Grand nigaud. C’est elle qui t’a donné ce fameux pourboire, hier. Décidément, tu lui plais, ce n’est pas possible. Allez, file chercher ton casque !

Virgil ne se le fit pas dire deux fois. Il récupéra son casque et partit effectuer sa livraison.

 

Devant le numéro 102, le chien attendait derrière la grille en somnolant au soleil. En voyant Virgil s’approcher, il se redressa et commença à danser. Virgil sonna.

— Entrez donc, lança la propriétaire des lieux depuis le perron.

Virgil ouvrit la grille et manqua de faire tomber le carton quand le chien se jeta sur lui pour le lécher.

— Socrate ! Laisse-le donc un peu tranquille, fit sa maîtresse.

Aussitôt, le chien se calma et se contenta de précéder Virgil dans l’allée.

— Bonjour madame, fit ce dernier en arrivant sur le seuil.

— Bonjour, Virgil. Entre.

Une nouvelle fois, Virgil se retrouva dans le grand salon.

Il restait là, au milieu de la pièce, tout penaud. Ne sachant pas quoi faire ni quoi dire.

— Ne sois pas intimidé comme cela, lui dit la femme. Je t’ai trouvé très sympathique hier. Plutôt que de me faire livrer par un garçon anonyme, j’ai préféré avoir à faire à toi.

— Bien madame, répondit Virgil.

— Cesse donc de m’appeler « madame ». Je m’appelle Cécile.

— D’accord madame.

— Tu vois comme tu es ? Tu cherches à me faire de la peine ? C’est Cécile…

— Oui, madame Cécile, tenta une dernière fois Virgil.

— D’accord, cela viendra. Ce n’est pas bien grave. Combien je te dois pour la pizza ?

— 8,95 €. C’est la même qu’hier, répondit Virgil.

— D’accord. Je vais te chercher ça.

Elle se dirigea vers le secrétaire.

— Tu sais, on va se voir souvent. Je suis écrivaine. Alors quand je suis plongé dans l’écriture, je mange des pizzas. Cela m’évite de faire la cuisine. Comme je ne vois personne, je trouve sympathique de pouvoir discuter avec toi.

Les yeux de Virgil pétillaient maintenant de curiosité.

— Vous êtes écrivaine ? fit-il sans pouvoir dissimuler son admiration.

— Oui, confirma la femme en revenant du secrétaire. Dis donc, cela à l’air de t’intéresser.

— Ben, je… C’est-à-dire que…

— Oui ?

— Non, rien. C’est rare de rencontrer une écrivaine.

— Bah ! Nous ne sommes pas non plus des êtres mythiques et légendaires, hein. Je donne un peu de rêve et de bonheur à ceux qui me lisent, voilà tout. Mais en dehors de cela, je suis une femme comme les autres.

— Hum… fit Virgil.

Il avait un air de gamin qui voudrait bien dire quelque chose, mais qui n’y arrivait pas. Puis, finalement, il se lança.

— Parce que moi aussi j’écris.

— Ha ! Vraiment ?

Son timbre sonnait franc et intéressé. Virgil osa confirmer.

— Oui… mais c’est juste pour moi, précisa-t-il un peu précipitamment. Des petites histoires que j’invente comme ça sans prétention.

— Pourquoi les garder pour toi ? demanda Cécile, curieuse.

Virgil haussa les épaules avec une moue gênée.

— Je… C’est pas très bon. Se défendit-il. Je ne suis pas doué pour les travaux un peu… intellectuels. Alors l’écriture…

Elle fronça les sourcils.

— Tu sais… Je n’ai pas un doctorat en astrophysique et ça ne m’empêche pas d’écrire pour autant.

Virgil, se dandinait, peu habitué à parler de lui, encore moins de sa passion.

— Non, mais…

Elle lui prit le poignet.

— Tu sais, la tête c’est une chose. Ni toi ni moi n’écrirons des thèses alambiquées sur la théorie de l’évolution ou des pamphlets philosophiques sur le genre humain… Mais écrire c’est aussi un art, une passion, et c’est beaucoup ici que ça se joue…

Elle ramena la main de Virgil sur le large logo « 15-25 Pizza » qui ornait son polo.

— Et du cœur, Virgil, quelque chose me dit que tu n’en manques pas.

Il haussa de nouveau les épaules et se gratta la tête.

— Ça n’intéresserait personne. Mes histoires, je veux dire.

Elle s’esclaffa.

— Comment le sais-tu si tu ne les fais lire à personne ?

— Ben… Je ne sais pas. Je…

Virgil se tordait les doigts dans tous les sens. Intimidé, le rouge aux joues.

Cécile s’écarta pour lui laisser son espace et lança, candide :

— Je te propose quelque chose. Demain, apporte-moi ce que tu as écrit. Je le lirais et je te dirais ce que j’en pense. Comme ça tu auras au moins un avis, d’accord ?

— C’est-à-dire que…

— Ne crains rien, je ne vais pas me moquer de toi. Tu sais, le premier livre que j’ai écrit était tellement mauvais que je l’ai brûlé. Littéralement ! J’ai allumé un feu avec. — Elle pointait du doigt vers la cheminée — Alors, tu vois, je ne me moquerais pas, c’est promis.

— Demain alors, accepta Virgil en rejoignant Socrate dans le jardin.

 

De retour au restaurant, il sentait tout joyeux. Mais la patronne, elle, beaucoup moins.

— Tu as vu l’heure ? Cela fait une demi-heure que tu es parti. La rue Wilson est à cinq minutes ! Ne recommence plus, c’est compris ?

— Oui, répondit-il en baissant la tête et les épaules.

Virgil entra dans la salle des équipiers, où la nouvelle s’était répandue.

— Alors Virgil ! T’es amoureux ? lança David, goguenard.

— Il y a une demeurée qui s’intéresse à toi ? continua Franck.

Virgil alla s’asseoir.

— Vous avez tort de vous moquer, fit-il. Elle est très gentille.

— Bien sûr, fit Franck. Et elle te donne des bonbons ?

Virgil se renfrogna et ne dit plus rien.

 

Ce soir-là, une fois chez lui, Virgil n’écrivit pas. Il relut et sélectionna soigneusement trois de ses cahiers.

 

 

3

 

 

Vers 11 h 30, comme cela devenait une habitude, Virgil partit en livraison pour le numéro 102 de la rue du Président Wilson. Cette fois, en plus de la pizza, il transportait dans la boîte métallique une pochette rouge qui contenait les trois cahiers choisis la veille.

 

Socrate célébra son arrivée en sautant partout. Virgil le caressa et se dirigea vers la porte grande ouverte.

— Bonjour, Virgil. Tu m’as apporté ce que tu as écrit ?

— Oui, fit Virgil en tendant la pochette.

— Entre, l’invita Cécile en s’en saisissant. Je vais lire ça et demain je te donnerais mon avis.

— Ne faites pas trop attention à l’orthographe, j’ai quelques problèmes avec les mots.

— Oh, je connais ça, lui répondit Cécile. J’ai longtemps été dyslexique, tu sais. Ma correctrice s’est arraché les cheveux avec moi. Et puis un jour, elle m’a trouvé un livre fabuleux. Il est très facile à lire, il reprend toutes les bases, et en plus il y a plein de trucs et astuces pour les dyslexiques dedans. Je dois en avoir un exemplaire qui traine quelque part. Ne bouge pas, je vais te le chercher.

Virgil resta seul quelques instants dans le salon, à inspecter le mobilier et la décoration.

— Tiens, voilà le livre, dit-elle en redescendant de l’étage. Tu verras, il est très bien fait. Avec ça tu seras un champion de l’orthographe en un rien de temps.

— Merci, fit Virgil. Je m’excuse, mais il faut que je parte. Si je tarde encore une fois, la patronne va m’attraper et les gars vont se moquer.

Elle lui tendit un ouvrage à la couverture mauve au format des anciens livres scolaires.

— Ne te laisse pas faire Virgil. Les gens ne sont pas fondamentalement méchants tu sais, mais ils profiteront de toi si tu ne t’affirmes pas un peu.

Virgil retourna à son scooter en la saluant. Il rangeait le livre dans la boîte de transport quand un vieux monsieur l’aborda.

— Vous êtes perdu, jeune homme ?

— Pardon ? répondit Virgil qui ne comprenait pas.

— Vous cherchez une adresse ? insista l’homme.

— Non, je vous remercie, répondit Virgil. Je livrais juste une pizza dans cette maison, fit-il en désignant le pavillon.

— C’est bien ce que je vous dis, reprit l’homme. Il y a bien longtemps qu’il n’y a plus personne ici. Vous vous êtes sans doute trompé, ce ne doit pas être le 102.

— Hein ? fit Virgil sans trop comprendre.

— Vous devriez vérifier l’adresse avec votre patron, reprit l’homme aimablement. Parce qu’ici, personne ne mangera de pizza, c’est sûr. Allez, bon courage mon garçon, et bonne fin de journée.

L’homme s’éloigna. Virgil regarda la maison et haussa les épaules.

— Pauvre homme, murmura-t-il. Ce n’est pas drôle comme on peut perdre la mémoire avec l’âge.

Il se sentait heureux. Virgil n’avait jamais vraiment eu d’amis dans son enfance. Pouvait-on dire que Madame Cécile soit son amie ? En tout cas, l’idée lui plaisait.

 

De retour au restaurant, il eut encore droit aux sarcasmes des autres livreurs.

— Ben ça a été vite aujourd’hui !

— Elle avait plus de bonbons ?

— Ou alors elle te trompe ! C’est ça ?

— Ça suffit à la fin, répliqua Virgil d’un ton courroucé. Madame Cécile est quelqu’un de bien. C’est une écrivaine et elle a besoin de parler avec quelqu’un pour se changer les idées. C’est tout !

— Oh ! fit David. Il se rebiffe notre Virgil. Elle écrit quoi ta scribouillarde ? « Les mémoires d’un idiot » ?

Virgil se leva et déploya toute sa taille pour toiser David de haut. Impressionné par la stature du géant, David se calma tout de suite.

— Bon, moi je disais ça comme ça, c’est tout, fit-il en baissant les yeux sur ses chaussures.

Virgil se rassit. Après tout, Madame Cécile avait raison. Il ne fallait pas se laisser faire. Le silence n’était pas toujours la meilleure solution face à la sottise.

 

Ce soir-là, Virgil dévora le livre que lui avait donné Madame Cécile et fit les premiers exercices qui se trouvaient à la fin du volume. Il s’aperçut que l’orthographe ne s’avérait pas si sorcière. Si on la lui avait apprise comme cela à l’école, il l’aurait bien mieux assimilée.

 

 

4

 

 

Virgil attendait avec impatience dans la salle des équipiers qu’on l’appelle pour sa livraison. Il était 11 h 30, cela n’allait plus tarder.

 

— Virgil, livraison !

Il s’empara de son casque et alla chercher la pizza. Il avait hâte de voir Socrate et sa maîtresse.

Comme à son habitude, Socrate célébra son arrivée en lui tournant tout autour. Virgil ne sonna pas, il entra directement.

— Bonjour, fit-il en entrant.

— Bonjour, répondit Cécile.

Ils se retrouvèrent dans le salon.

— Je voudrais te dire, commença Cécile.

— Oui…

— À propos de ce que tu as écrit. C’est, comment dire… C’est tout bonnement fabuleux !

Virgil resta bouche bée pendant quelques secondes.

— Ce sont des contes pour enfants merveilleux. Tu comprends mieux que quiconque ce que veulent les enfants. Bien sûr, il y avait beaucoup de fautes et quelques passages de grammaires litigieux. Mais les histoires sont superbes. La littérature pour la jeunesse manque d’auteurs comme toi, tu sais ?

— C’est vrai ? demanda Virgil comme s’il n’y croyait pas.

— Mais bien sûr. Je n’ai pas dormi de la nuit. J’ai retapé tes textes en les corrigeant et je me suis permis de les envoyer ce matin à un éditeur de mes amis. Il traitera ton manuscrit en priorité. Tu auras une réponse dès demain.

— Mais… merci, je ne sais pas comment vous remercier. Vraiment, c’est… tellement inattendu.

— Je pense qu’il n’y aura pas de problèmes. Je t’assure que ce que tu as écrit est vraiment très bon. Et je connais très bien sa ligne éditoriale, je suis persuadée qu’il cherche un auteur comme toi.

Ils restèrent un long moment à discuter. Puis Virgil s’aperçut qu’il était parti depuis longtemps.

— Il faut que je rentre, je vais me faire attraper.

— Virgil, quitte cette pizzeria. Achète-toi un ordinateur, quelques bons logiciels pour t’aider, et écris ! Tu es fait pour cela. Tu n’as pas le droit de priver les enfants des rêves que tu peux leur donner. N’oublie jamais ceci, Virgil. Ce que tu veux très fort, tu finiras toujours par l’obtenir. Reste toi-même, ne te laisse pas malmener, mais garde ton innocence. C’est ce qui fait ta force.

— Merci, Cécile. Je vous verrais demain.

Elle lui sourit tendrement.

— Au revoir, Virgil, bonne chance.

Virgil n’y croyait pas. Un éditeur lisait son manuscrit en ce moment même ! Il n’aurait jamais osé imaginer cela. Et tout arrivait si vite… il avait l’impression d’être lui-même dans un conte.

 

En arrivant à la pizzeria, il fut reçu par la patronne.

— Cette fois, c’en est trop. Une heure pour faire une livraison ! Je te vire. Je n’ai plus besoin des services d’un bon à rien de ton espèce.

— Non, madame, vous ne me virez pas, précisa Virgil : je démissionne. Ainsi, je n’aurais pas à rester une minute de plus.

Fier de lui, il alla récupérer ses affaires civiles. Les livreurs l’attendaient.

— Alors, ça y est, t’as gagné. Cette fois t’es viré.

— Pauvre demeuré. Ça t’a avancé à quoi de papoter avec une cliente ?

— Ben il va avoir le temps d’aller la voir maintenant.

Virgil s’habilla et toisa les livreurs à la ronde.

— Je ne vous en veux pas. Mais je vous souhaite de rencontrer un jour une cliente comme madame Cécile.

— Mais oui, fit David. On va tous rencontrer une cliente comme Cécile Wagner.

— Ce ne sera pas difficile, fit Franck. J’en ai plein des clients comme ça, moi, au cimetière municipal. Ha ! Ha ! Ha ! Pauvre Virgil, il a vraiment perdu la tête cette fois.

Virgil hésitait à comprendre. Ce qu’ils disaient n’avait pas de sens. Il avait vu Madame Cécile de ses propres yeux, lui avait parlé. Il possédait même un livre qu’elle lui avait donné en main propre. Ses ex-coéquipiers se trompaient. Madame Cécile et cette Cécile Wagner dont ils parlaient ne pouvaient pas être la même personne.

Il rentra chez lui de bonne heure et apprit à sa mère qu’il avait un manuscrit aux mains d’un éditeur.

— C’est bien, mon chéri. L’important c’est d’essayer. Lui dit sa mère avec un sourire attendri.

 

Cette nuit-là, Virgil compta ses économies. Si l’éditeur donnait bien de ses nouvelles le lendemain, Virgil était décidé à s’équiper et se consacrer à l’écriture comme le lui avait conseillé madame Cécile.

 

 

5

 

 

Virgil passa anxieusement la matinée chez lui. Il était décidé à rendre visite à madame Cécile vers 11 h 30. Il ne s’y rendrait pas en qualité de livreur cette fois, mais à pied et vêtu en tenue civile. Peut-être avait-elle eu des nouvelles de l’éditeur ?

Mais vers 11 h, le téléphone sonna. Virgil décrocha.

— Allô !

— Virgil Caramanga ?

— Oui, c’est moi.

— Bonjour. Je suis Paul Van-Ludge. J’ai eu votre manuscrit sous les yeux, je dois vous dire que je suis très agréablement surpris. J’aimerais que nous en discutions. Peut-on convenir d’un rendez-vous ?

Virgil resta un moment silencieux. Il ne s’attendait pas à être contacté directement.

— Euh ! Oui, bien sûr, répondit-il.

— Je vois à votre adresse que vous n’habitez pas très loin. J’ai justement un moment de libre, nous pourrions nous voir dès maintenant, peut-être ?

— D’accord, où cela ?

— Rejoignez-moi dans nos locaux, 315 avenue Lincoln.

— J’arrive tout de suite.

— Je vous attends.

Virgil raccrocha. Il tremblait sous le coup de l’émotion. Il attrapa sa veste et se rendit à l’adresse indiquée.

 

Dans le hall du grand immeuble de verre, Virgil était perdu. Il y avait des noms d’entreprises un peu partout sur le mur. La réceptionniste l’interpella.

— Vous cherchez quelque chose ?

— Je viens pour un manuscrit, répondit Virgil timidement.

— Éditions Van-Ludge ? C’est au vingt-cinquième étage.

— Merci.

Virgil se dirigea vers un ascenseur, l’appela et se rendit à l’étage indiqué. Une nouvelle réceptionniste le reçut.

— Vous êtes Virgil Caramanga ?

— Oui.

— Monsieur Van-Ludge va vous recevoir tout de suite.

Elle s’éloigna vers une large porte en verre dépoli, frappa et ouvrit.

— Votre rendez-vous, Monsieur.

Elle se tourna alors vers Virgil.

— Allez-y.

Virgil pénétra dans le bureau de l’éditeur. Il était assis dans un fauteuil de cuir noir et invita Virgil à s’installer en face de lui de l’autre côté de son bureau d’acajou.

— Je n’irais pas par quatre chemins, jeune homme, commença Paul Van-Ludge. J’ai adoré ce que vous avez écrit. Je ne sais pas comment vous faites pour rendre autant d’émotion, mais les jeunes vont adorer. Je dirige une collection pour la jeunesse, et je manque d’auteurs comme vous.

Virgil n’en croyait pas ses oreilles.

— Je ne sais pas si vous êtes familier avec l’édition, mais ne vous inquiétez pas, mon assistante pourra tout vous expliquer et passer notre contrat en revue avec vous. Moi j’aimerais que notre relation s’inscrive dans la durée. Je suis prêt à ajouter quelques pour cent de droit d’auteur pour que vous écriviez en exclusivité pour notre maison. Qu’en dites-vous ?

— Je ne sais pas quoi dire. Enfin, si, oui, bien sûr. Je serais ravi. Je vous remercie de votre confiance.

— Ne me remerciez pas Virgil. Vous avez du talent, c’est à lui que vous devez dire merci.

— Alors, je dois tout à Madame Cécile.

L’éditeur recula dans son siège.

— Vous connaissiez Cécile Wagner ? demanda-t-il, l’air surpris.

— Je crois bien que si je suis ici aujourd’hui, c’est grâce à elle en effet.

— C’est vrai que vous avez un peu de son style. Elle était la meilleure écrivaine pour la jeunesse que j’ai connue. Elle travaillait pour moi, vous le saviez ? Et puis, il y a eu cet accident… Mais je vous le dis, vous êtes son digne successeur. Cela ne m’étonne pas que vous l’ayez lu étant jeune.

Virgil n’insista pas. Tout le monde semblait vouloir se liguer pour lui dire que Madame Cécile n’existait pas, ou plus. Le plus simple restait qu’il s’en assure par lui-même.

 

En sortant de chez l’éditeur, Virgil décida d’aller informer madame Cécile. Il se devait bien de la remercier. Il fit donc le trajet à pied de l’immeuble de l’éditeur jusqu’au numéro 102 de la rue du Président Wilson. Arrivé au portail, il tenta d’ouvrir la porte, mais celle-ci résista. Elle était fermée à clef. Il sonna, mais aucun timbre ne retendit.

Virgil observa autour de lui. Le jardin lui semblait en bien mauvais état par rapport aux jours précédents. Des points de rouille piquetaient le portail çà et là, alors qu’il l’avait toujours vu sain et propre. En se reculant un peu, il découvrit un panneau.

 

« Pavillon 110 m² meublé sur terrain de 400 m². À VENDRE. Agence immo 21. »

 

Virgil ne cacha pas sa surprise, il n’avait jamais remarqué cette pancarte. Il se trouvait pourtant bien à la bonne adresse. Un léger grincement de gonds sur sa droite lui fit tourner la tête.

— Vous cherchez quelque chose, monsieur ? lui demanda la voisine par son portail entrebâillé. Vous êtes intéressé par la maison ?

— Peut-être, fit-il. Je me demandais pourquoi elle était à vendre. C’est une charmante petite maison, qui voudrait s’en séparer ?

— Oh ! C’est que l’ancienne propriétaire est décédée, il y a de cela cinq ans. C’était une charmante personne. Elle écrivait des livres pour les enfants, je crois.

— Ah ! fit Virgil.

— Cécile Wagner, vous connaissez peut-être son nom ?

— En effet, répondit Virgil en essayant de garder sa contenance.

— Bizarrement, personne n’a jamais acheté la maison. C’est dommage. Comme elle n’avait pas de famille, le terrain et la maison manquent d’entretien.

— Je vous remercie, madame, fit Virgil.

— De rien.

Il prit le chemin du retour. Comment était-ce possible ? Il avait vu cette femme, ils avaient échangé. La maison avait été si charmante, et Socrate si joueur.

En arrivant devant chez lui, un énorme chien blanc le bouscula. Un berger pyrénéen, sale et amaigri. Le chien lui tournait autour, réclamant des caresses. Virgil l’inspecta et ne trouva ni collier ni tatouage.

— Socrate ?

— Ouaf ! répondit le chien en s’asseyant à ses pieds.

Virgil ouvrit la porte de l’immeuble et ils grimpèrent les escaliers au pas de course. Le pauvre chien se sentirait à l’étroit en appartement. Virgil prit une décision. Dès demain, il irait voir Paul Van-Ludge pour lui demander une avance et un certificat d’emploi. Ensuite, il irait à la banque pour demander un crédit et rachèterait le pavillon de la rue Wilson. C’était ce qu’il y avait de mieux à faire… pour Socrate.

 

Cette nuit-là, Virgil écrivit un conte de fantôme. Il y racontait la vie d’un petit garçon triste et sans amis dont tout le monde se moquait. Une âme en peine, créative et incomprise qui par sa pureté et son innocence en appela une autre : le fantôme d’une muse errante encore désireuse d’insuffler l’inspiration dans le cœur des plus sensibles. Guidés par un chien errant entre deux mondes, ils se trouvèrent et scellèrent une amitié éternelle.

Après avoir écrit les premières pages, il alla se coucher et s’endormit du sommeil du juste. Socrate, lui, ronflait aux pieds du lit.

 

Assise sur la chaise de bureau, penchée au-dessus du cahier encore ouvert, une forme évanescente les observait en souriant. Son apparence translucide ne l’empêcha pas de se saisir fermement d’un crayon et de commencer à corriger les premières pages du conte.

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Commento (2)

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Franck Labat 1 mese fa

Spécial dédicace à JC. Il a demandait de la pizza... moi je livre ;-)

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Franck Labat 1 mese fa

Illustration réalisée par Dall-E v3 avec le prompt suivant et quelques retouches sur l'interface IA pour supprimer des occurrences de mots et une hallucination de scooter sans roue arrière :
"Draw a widescreen photorealistic picture representing the storefront of a pizza delivery joint. The shop has a yellow en green colour schemes and it's called "15-25 Pizza". On the side walk in front of the store should be seen three electric delivery scooters. Set it along an urban avenue, spring time around noon."
"add transport container at the rear of each scooters"

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