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L'île qui n'aimait pas les marins.

L'île qui n'aimait pas les marins.

Pubblicato 4 nov 2024 Aggiornato 4 nov 2024 Sea and ocean
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L'île qui n'aimait pas les marins.

Un bateau fraye son chemin entre les récifs qui bordent l’Île. Il s’éloigne bien trop vite et n’est plus qu’une silhouette brumeuse en équilibre sur l’horizon. Il a suspendu dans ses voiles l’espoir de ceux qui restent à terre. Mon espoir. Il le garde jalousement, en nourrit ses marins et le transformera en liesse à son retour au port.

 

Mais, pour ce bateau, je le sais maintenant, la mer avait d’autres desseins. Je n’ai jamais couru jusqu’au ponton les poumons brûlants du prénom de mon frère. Ma mère n’a pas eu le bonheur de désapprouver la silhouette amaigrie et les cheveux sales de son fils. Mon père n’a pas pu donner ce baiser pudique mêlé de fierté et de soulagement que l’on dépose sur la tempe d’un enfant devenu trop grand. Et Rita, notre toute petite Rita, n’a plus tourmenté de questions son héros de grand frère.

Désormais, la saison des brumes est de retour et l’horizon s’est refermé sur lui-même. Ce matin encore, je m’use les yeux sur le gris perle infini avec la détermination de celle qui croit en la pensée magique. C’est certain, il sera là d’un instant à l’autre.

Les yeux rougis d’avoir scruté le vide, je reste plantée là, attendant de voir la goélette de Maël fendre le mur de brouillard. Je courrai alors annoncer son retour à ma mère. Je dévalerai la dune et soulagerai le fardeau qui fait ployer les épaules de mon père.

Mais comme chaque jour, la mer reste vierge et Rita me déloge de mon poste d’observation en s’accrochant à ma manche.

— Maman t’appelle pour manger.

Je rends les armes. Je reviendrai demain. En silence, je la suis jusqu’en bas, indifférente au sable qui alourdit mes pas.

En poussant la vieille porte en bois, je croise le regard de mon père assis à table qui, bésicles sur le bout du nez, répare une horloge hors d’âge. Un simple hochement de tête de ma part et, sans un mot, il se lève, trace une croix sur le calendrier, puis laisse retomber le crayon au bout de sa ficelle.

36 semaines. Au bout de combien de temps devient-on un souvenir ?

Le bateau de Maël a quitté l'Île en dépit toutes précautions, alors que la saison des fleurs touchait à sa fin. Depuis, chacun y va de son explication. Pour les uns, le poisson est devenu trop rare et la pénurie pousse nos pêcheurs à s’aventurer dans des zones toujours plus lointaines, où l’océan devient traître et malsain. Pour les autres, le Zéphyr et son équipage sont des déserteurs qui, poussés par les vents de la découverte, ont fait voile vers des rivages plus accueillants.

Sauf que, mort ou vivant, Maël ne nous aurait pas abandonnés. Il sait l’amour de nos parents, l’admiration de Rita et ma colère.

Les dix matelots du Zéphyr ont été déclarés égarés en mer. Trois navigateurs expérimentés, cinq jeunes pêcheurs et deux mousses à peine sortis de l’enfance. Dix familles qui se morfondent dans l’antichambre du deuil.

Dans le village, les superstitions ont la vie dure, et on ne parle qu’à voix basse de cette disparition. L’évoquer publiquement porte malheur, et comme le veut la tradition, nous attendrons un an pour dresser leur sépulture.

Sur l’Île, l’infortune est contagieuse. Nos amis et voisins ont rapidement pris leurs distances. Ma mère se noie lentement dans la tristesse et mon père reste mutique de culpabilité. Nous n’évoquons plus ce frère absent que par des périphrases habiles et parfois, lorsque le sommeil me fuit, j’entends les sanglots de mes parents qui s’échappent dans la nuit et se mêlent au fracas des vagues.

 

Au matin de la cinquantième semaine, je suis seule à la maison, le nez dans les cartes marines que je connais par cœur. D’ici quelques jours je partirai chercher Maël. Mon paquetage et notre vieille chaloupe de famille m’attendent sous la bâche devant la maison.

Soudain, une rumeur à l’extérieur me fait lever la tête.

Le chien, couché à mes pieds a lui aussi perçu l’agitation au-dehors, et se met à gronder en fixant la porte. L’angoisse me saisit l’estomac.

Depuis un certain temps dans les allées du marché, les regards en coin se font de plus en plus insistants sur notre passage. Certains commerçants refusent désormais de nous servir, signe qu’une rumeur se répand de foyer en foyer comme une maladie honteuse. Chaque fois, j’observe ma mère s’éloigner vers l’étale suivante, les yeux rougis et la tête haute. L’Île est minuscule et ses ressources très limitées. Chaque famille doit contribuer à la survie de tous. Sans homme en âge de naviguer, sans terre à cultiver, ma famille est une charge pour la communauté. Dix familles maudites par le sort, cela fait beaucoup pour le village. Guidés par la peur et la superstition, certains villageois appellent ouvertement au rétablissement des Purges. Cette menace m’obsède et me pousse à prendre la mer sur un rafiot miteux. En retrouvant Maël, je les sauverai tous.

Le bruit se rapproche. Je suis maintenant certaine qu’ils viennent par ici. Je m’avance, attrape le bâton de marche de mon père suspendu à la patère, et main sur la poignée, je rassemble ce qu’il me reste de courage, prête à affronter la foule en colère.

D’un coup sec, j’ouvre la porte et brandis mon arme de fortune.

Au bout du chemin, un petit groupe d’adolescents arrive en courant. Je reconnais Noé, le fils du boulanger, puis Mery l’apprenti forgeron et enfin, à bout de souffle et distancé par les deux premiers, Isaïe, mon ami d’enfance. En quelques secondes, ils sont tous les trois sur le seuil. Écarlates, haletants, ils déversent à mes pieds un flot de paroles indéchiffrable.

Aussitôt, ils repartent en courant dans l’autre sens, et je sens mon corps bondir à leur poursuite. Le chien sur les talons, je gravis la dune à quatre pattes, trébuchant dans le sable, m’écorchant dans les herbes coupantes. Arrivée au sommet, mon regard accroche une forme blanchâtre et molle, déposée dans la laisse de mer. Je m’approche et distingue un amoncellement de tissus mouillés pris au piège d’un entrelacs d’algues. Puis, l’image prend sens et je reconnais la forme d’un corps. Le corps d’un homme.

Il est là, étendu. Son corps immobile déposé par la marée du matin. Son visage est enfoui sous ses cheveux décolorés, mais je n’ai aucun doute : l’océan a ramené Maël.

Je m’approche, le souffle coupé. Mon cœur tambourine dans ma poitrine. L’espoir et la peur jouent des coudes dans mon esprit, quand tout à coup, sa poitrine se soulève.

 

Photo de Aleksi Tappura sur Unsplash

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