

Toutes les fêtes de demain
Su Panodyssey puoi leggere fino a 10 pubblicazioni al mese senza effettuare il login. Divertiti 1 article da scoprire questo mese.
Per avere accesso illimitato ai contenuti, accedi o crea un account cliccando qui sotto: è gratis!
Accedi
Toutes les fêtes de demain
Claudia se tient au centre de la piste de danse. Pour rien au monde elle n'aurait manqué cette fête.
Elle se tient au centre de l'univers et les autres danseurs tournent autour d'elle comme autant d'étoiles.
Elle n'a jamais vu une telle quantité d'énergie. Elle est venue boire directement à la source, dans l'œil du cyclone, là où se trouve le focus, le point nodal, là où l'énergie de tous ces gens se condense.
Des mois de travail acharné, d'efforts, de sacrifices et de privations trouvent leur conclusion ici et maintenant, au centre du hameau, leur hameau, sur un parquet qu'ils ont fabriqué eux-mêmes, sous des guirlandes garnies de lampions dont ils sont les seuls auteurs.
La musique redouble d'intensité. Les musiciens, juchés sur une estrade improvisée, donnent tout ce qu'ils ont, à grand renfort de riffs, de percussions et de chants.
Claudia se déhanche de plus belle, la tête complètement vide. À ce moment précis, elle ne pense plus à rien, et surtout pas à sa vie d'avant.
— Humane, Alphabet et Meta ont validé notre API.
Dans la mesure où elle était l'auteure principale du code, elle s'accordait le droit d'insister sur ce point à chaque fois qu'elle présentait le produit à un client.
— C'est un travail conjoint avec nos partenaires, pondéra Ethan.
Ethan ressemblait à une star du cinéma américain des années 90 qui se serait laissé pousser la moustache.
— …qui ont reconnu qu'ils n'avaient jamais vu ce niveau de sécurité sur un simple protocole de communication entre deux applis, précisa Claudia. La sécurité des données des utilisateurs finaux n'est pas qu'un simple slogan, ici, à GuardRail.
Le client eut une moue d'approbation.
— Et le traitement?
— C'est l'écran d'après. Les threads sont indexés selon les mots-clés de trois référentiels partagés - notamment par Meta - et de cinq référentiels locaux, pour plus d'efficacité. L'algorithme va ensuite traiter les conversations et les censurer si besoin. Il remontera sur quatre niveaux, et il est capable d'identifier les sources, même si elles sont extérieures à la plateforme. Pour un peu, il pourrait presque les traiter aussi, fit-elle en souriant. Il regarde ensuite les threads des contacts de l'utilisateur et peut aussi les traiter, selon leur paramétrage.
L'homme la regarda. Son approbation avait cédé la place à un sourcil interrogateur. Ethan prit le relais.
— L'algo compare les mots clés des conversations des utilisateurs avec ceux de notre base de données. Il censure les conversations qui en contiennent, avant que l'utilisateur ne les voit.
— Et dans le cas d'une conversation qui serait passée au travers?
— L'utilisateur la signale. Elle est automatiquement censurée et l'algorithme prend en compte la conversation. Ceci dit, ça n'est pas encore arrivé.
— Attendez, vous êtes en train de me dire que votre algorithme fait un sans faute? Qu'il ne masque que les messages des trolls?
— On utilise les topos, une vieille théorie mathématique pour inculquer du sens et du contexte à l'algorithme, expliqua Claudia. Il est capable de déduire tout seul un éventuel changement de sémantique sur un mot ou un groupe de mots, comme une expression. Évidemment, il traite les mots encodés, comme par exemple le fait de remplacer les "e" par des "3" et les "a" par des "4" pour tromper les modérateurs. Il traite aussi les emojis. Ou les trois à la fois si besoin. Il suit également quelques auteurs de propos haineux et racistes et s'en sert comme référentiels de filtrage.
— Comment vous assurez-vous qu'il ne fait pas d'erreur?
— Par la statistique. Chaque changement de sémantique est contrôlé par deux autres versions de l'algorithme. Si un des deux contrôles est positif, un opérateur humain intervient pour vérifier.
À quelques variations près, les clients réagissaient tous plus ou moins de la même façon. L'homme laissa passer une ou deux secondes - l'approbation était revenue sur son visage - puis il hocha lentement la tête.
C'était le moment que Claudia préférait, juste avant qu'ils ne disent tous, un sourire en coin :
— Où est-ce que je signe?
Le groupe prend sa pause. La piste de danse a retrouvé un calme relatif, la musique a cédé la place aux conversations à bâtons rompus. Claudia s'éloigne et remonte la rue jusqu'à l'entrée du hameau. C'est la pleine lune, ce soir, le ciel est dégagé et la nuit est claire. Elle marche sans problème jusqu'au lac, ignorant les rires étouffés de ceux qui recherchent un peu d'intimité derrière les bâtiments.
L'eau est aussi calme que le ciel. Les thermiques, ces vents qui se lèvent au lever et au coucher du soleil, sont depuis longtemps retombés. Elle s'assoit sur le ponton et replie ses jambes sur sa poitrine, puis les entoure de ses bras.
Elle se souvient d'une autre nuit.
Elle avait fini par faire l'amour avec Ethan, autant par commodité que par paresse ; il était disponible, il en avait envie lui aussi, et ils savaient tous deux qu'il n'y aurait pas de complications.
Puis ils étaient entrés dans une sorte de routine agréable, dans laquelle Ethan s'endormait après l'amour. Claudia en profitait pour consulter l'appli de monitoring de l'algorithme, plus par habitude que par réelle crainte d'un dysfonctionnement. Le produit avait passé le point critique depuis quelques semaines déjà, selon le planning de commercialisation, mais on dit que le sol se dérobe sous vos pieds quand on s'y attend le moins.
— Merde!
Elle réveilla Ethan, qui marmonna une réponse incompréhensible jusqu'à ce qu'elle lui dise qu'ils venaient de recevoir une notification de niveau trois de l'autorité régulatrice du net.
Il ouvrit les yeux immédiatement.
— Merde! jura-t-il également, comme un écho à sa propre incrédulité.
Le reste de la nuit fut un mélange d'anxiété et d'excitation. La société avait grossi comme une baudruche qu'on aurait gonflé trop vite, mais elle avait pu s'équiper rapidement de moyens qui leur avaient semblé superflus, en tout cas jusqu'à maintenant.
Claudia et Ethan prirent le jet de la société qui les attendait à Orly et furent à Zurich en une demi-heure.
Les inspecteurs se présentèrent au data center un petit quart d'heure après leur arrivée, tirés à quatre épingles dans leurs costumes-cravates, un mandat international en bandoulière.
Claudia et Ethan ne purent qu'assister à la pose de scellés sur les serveurs qui hébergeaient leur système. Un technicien s'y connecta et lança un téléchargement sur un ordinateur portable à verrou biométrique. « Ils ne vont rien comprendre aux données », pensa Claudia en secouant lentement la tête.
Leur service était déjà tombé, quelques secondes avant l'injonction. Ils savaient tous ce que cela signifiait : rupture de contrats, dédommagement pour non respect de la clause de continuité de service.
Une perquisition pouvait être assimilée à un cas de force majeure, mais le temps de prouver leur innocence - si toutefois l'algorithme n'avait pas déraillé, ce qui n'était pas à exclure - les clients pourraient tout à fait résilier leur contrat, à moindre frais.
Les auditions et le procès qui suivirent lui coûtèrent sa place et sa crédibilité.
GuardRail avait perdu le contrôle sur l'algorithme quelques millièmes de secondes, juste le temps pour que ce dernier tente une intrusion dans la base de données des immatriculations européennes. Sur le moment, Claudia s'était dit que ça aurait pu être bien pire. Mais n'avoir ni les moyens, ni le droit d'étudier la question et remonter le fil du programme pour savoir exactement ce qu'il s'était passé tenait à la fois de la frustration et des regrets.
L'algorithme était entre les mains des autorités européennes, qui devaient se demander ce qu'elles pourraient bien faire de cette bombe numérique.
Elle trouva un poste de simple codeuse dans une ONG en Suisse. Les salaires étaient bas, les sujets peu intéressants, et il arrivait que la paie ait du retard.
Elle ravala sa fierté et y travailla quelques années, pendant lesquelles elle cacha soigneusement une copie non autorisée de l'algorithme, qu'elle n'avait pas pu se résoudre à détruire.
Claudia est retournée au hameau, au bar. « À la buvette », se corrige-t-elle intérieurement. Cette première fête, c'est l'occasion pour tous de goûter la première cuvée de leur micro-brasserie. Le brasseur n'a pas vraiment fait preuve d'imagination : "La Creuse", c'est le nom de leur bière, une boisson légère à la mousse aérée. Finalement , ce nom lui va comme un gant ; c'est le même que celui de l'endroit où elle a été brassée. Claudia se souvient du nombre indécent de marques de bière du monde d'avant. Plus de bières importées de l'autre bout du pays - quand ce n'était pas de l'autre bout du monde - que de bières locales. Elle soupire. En revenant du lac, elle est passée aux toilettes sèches qu'ils ont installées sur la place. Elle a vu son reflet dans le miroir en se lavant les mains. Ses cheveux blonds, sa couleur naturelle, achèvent de faire disparaître le rose qu'elle a porté pendant des années, et qu'on devine à peine sur les pointes. C'était sa marque de fabrique, son ancien moi. La nouvelle Claudia tarde à apparaître, timide, comme ses premiers cheveux blancs ; elle ne s'est pas encore complètement réinventée.
— Une autre?
C'est Keyrian qui tient la buvette et lui propose de la resservir en souriant. Elle lui répond en hochant la tête, puis ses yeux se perdent dans le vague tandis qu'il repose son verre ambré devant elle.
Les souvenirs affluent à nouveau, trop nombreux pour qu'elle les évite.
Ils s'étaient retrouvés à Berlin, à l'aéroport. Il allait en repartir, elle venait de Genève, sans vraiment savoir où elle irait ensuite. Il y avait eu une querelle de bureau de trop, à l'ONG. Après sa fierté, Claudia avait ravalé son amour-propre, jusqu'au point où elle réalisa qu'elle allait mourir si elle restait ici. Elle avait suffisamment économisé pendant ces quelques années, se concentrant sur des projets professionnels mais aussi personnels, comme la conception d'un éco-hameau autonome, en France. C'était un sujet qui la passionnait. Elle rédigea une sorte de profession de foi et mit sur pied une campagne de crowfunding.
Elle n'oubliait pas son pays natal et savait qu'elle y retournerait un jour.
En fait, elle aurait pu quitter son emploi un ou deux ans plus tôt, mais elle y était restée par paresse. Cela lui avait vaguement rappelé sa courte relation avec Ethan, et voilà qu'il se tenait devant elle, au terminal numéro 3, avec le même air ahuri qu'il avait eu quand elle s'était déshabillée devant lui pour la première fois, dans une autre vie. Ils avaient parlé pendant tout le trajet jusqu'à son appartement de la Rosenthaler Strasse. Ils avaient fait l'amour dans le salon, sans vraiment prendre le temps de retirer leurs vêtements, pressés de jouir l'un de l'autre ; puis ils l'avaient fait à nouveau dans sa chambre, plus lentement. Et cette fois-ci, il ne s'était pas endormi. Ils avaient parlé toute la nuit, pour finir par s'endormir enlacés, ensemble, au petit matin.
Il avait changé : à la fois plus mûr et plus détendu, bien que le procès l'avait lui aussi très affecté. Et ils avaient refait l'amour vers midi, tendrement, puis étaient sortis pour s'offrir un petit déjeuner tardif : pain de seigle, charcuterie, fromage et poisson fumé. Ils avaient pris leur temps, comme si ce repas était la suite logique de leurs ébats.
Ethan lui avait expliqué comment la clause de non concurrence de son contrat de travail avait été annulée, pour lui permettre de travailler avec les repreneurs, après que GuardRail eut été proprement désossée. C'était une condition de la vente des actifs de la société, lui avait-il dit. Il avait travaillé pendant deux années très lucratives avec Janitor et NightWatch sur des produits similaires à celui de GuardRail, mais sans l'algorithme initial. Une personne seule n'aurait pas pu recréer un monstre numérique de ce type. Les topos étaient des concepts qu'une petite poignée de chercheurs savaient manier, et le tout demandait une puissance de calcul que seule une grosse boîte de la tech pouvait s'offrir.
Ils jouèrent aux touristes amoureux pendant quelques semaines, le temps de renouer le contact avec leurs anciens collègues et partenaires, et de se voir accorder deux visas pour les Etats-Unis.
Ils prirent l'avion pour San Francisco, un lundi de novembre, au petit matin. Il pleuvait.
Le groupe revient et recommence à jouer. Claudia n'essaie plus de faire rentrer ce qu'elle écoute dans des cases depuis quelque temps déjà. Pop, rock, métal, jazz, blues… Elle a mis le temps, mais elle a compris que la musique, et plus largement l'art, est comme la vie : plus complexe qu'elle n'y paraît. Alors c'est son corps qui lui dit ce que c'est, et la réponse est binaire en premier lieu, comme une fonction renvoyant un résultat booléen : oui/non, vrai/faux. J'aime/j'aime pas. En l'occurrence, elle aime bien. Elle se tourne résolument vers la piste et regarde les couples se former. Un homme s'approche d'elle. Grand, peut-être un peu plus jeune. Peu importe, elle lui sourit déjà.
Après plus de trois ans de travail acharné sous la houlette d'un jeune gourou de la Valley, ils étaient presque arrivés au même point qu'à l'époque de GuardRail, à l'exception près que l'algorithme ne leur avait pas échappé - pas encore. Claudia l'avait regardé comme on peut regarder un monstre dont on est l'auteur. « Est-ce que c'est ça que les membres du projet Manhattan ont ressenti? » songea-t-elle distraitement, parcourant le code des modules principaux. Une bombe logique dotée d'une certaine autonomie, dont la fonction principale était d'effacer des données. Ce point était un sujet de friction avec le reste du groupe : « censurer n'est pas effacer », lui avait-on rétorqué. « Les données sont cryptées sur 256 bits, avait-elle répondu, autant dire qu'elles sont effacées. »
Ils avaient largement dépassé les spécifications techniques du cahier des charges. Ce qui se passait ici était hors du contrôle de leur patron, qui pensait que le département procédait aux dernières vérifications avant les premiers tests de la version bêta.
Ethan était parti bien avant. Peut-être lui aussi l'avait-il regardée comme une sorte de monstre qu'il avait engendré, le jour où il l'avait entraînée dans ce projet insensé.
Les tests ne leur avaient pris qu'une journée. Claudia avait hésité, mais la tentation était trop forte. Elle voulait aller plus loin. Libérer ce qui devait l'être et savoir, enfin, ce qui s'était passé, quelques années avant, sur un autre continent.
« Ça pourrait être un genre d'addiction », songea-t-elle en souriant, pianotant sur le clavier, vérifiant les résultats de l'ultime recette. Le lendemain, ce serait un test grandeur nature. Un réseau de cliniques privées, puis peut-être Stanford ou Caltech. Et pour finir, la bibliothèque du Congrès. S'en prendre à plus sécurisé, pour l'instant, serait prématuré.
Elle avait regardé les photos des membres de la cybersécurité de chaque cible. « Autant de failles », avait-elle pensé. L'algorithme allait constituer des dossiers pour chacun d'entre eux. Et en déduire leurs mots de passe. Ensuite, plusieurs attaques conjointes, à la fois par déni de service et par dictionnaire, leur ouvriraient en grand les portes de leur cible.
Elle ignorait complètement ce que serait sa propre réaction, mais le fait est que quelque chose en elle s'emballa alors qu'elle lisait les logs de connexion de l'algorithme, quelques heures après l'attaque.
Le système avait passé la sécurité, effectué plusieurs opérations - dont la copie, l'effacement et la restauration de certains fichiers - puis avait emporté avec lui une copie des registres, qui permettait à Claudia de voir que l'intrusion avait été effectuée sans laisser aucune trace. C'était un sans faute. Elle avait déjà entendu cette expression, il y avait longtemps de cela.
La danse est lente et reposante. Elle se laisse guider par son cavalier, profitant pendant quelques minutes de la sensation de sécurité d'être dans les bras d'un homme, même un inconnu.
Il y a ce moment où ils se regardent dans les yeux. « Je dois avoir la même expression que lui », songe-t-elle alors, plus curieuse qu'intéressée, un petit sourire en coin. Un sourire qui trouve son écho dans ses yeux. « Je pourrai peut-être tomber amoureuse », pense-t-elle encore. Elle finit par poser sa tête sur la poitrine de l'homme et s'abandonne.
Elle ne ressent aucune pression sociale, ni aucun enjeu qui serait lié à la séduction. Elle n'est pas là pour ça, et apparemment lui non plus. « Tant mieux », pense-t-elle enfin, avant de fermer les yeux.
Claudia quitta la Valley pour New York un mois après le premier test non officiel de l'algorithme modifié.
Elle avait trouvé un poste d'enseignante à l'université, qui lui laissait du temps et lui fournissait surtout une excellente couverture. Depuis la crise de l'enseignement, comme les médias l'avaient appelée, et un énième Education Act que les républicains avaient fait passer en force, les universités étaient moins regardantes sur les références des consultants extérieurs. Elle y resta une année. Elle y fit quelques rencontres, s'amusa un peu, puis l'ennui revint rapidement. L'algorithme lui procurait un pouvoir dont personne n'avait jamais disposé ; le rêve de tout politicien, service secret, lobby. Dans un monde tel que celui-ci, c'était ce qui s'approchait le plus d'un pouvoir divin. Et elle ne savait pas quoi en faire.
Vers la fin de l'année scolaire, n'y tenant plus, elle le lança à nouveau sur le net, avec pour instruction de lui ramener tout ce qu'il pourrait trouver sur Ethan. Il n'y avait rien au-delà des deux années qui avaient suivi l'affaire GuardRail. Berlin n'y figurait même pas, comme si sa vie, à partir de ce moment-là, avait été falsifiée.
Le lendemain, elle reçu un message anonyme sur son appli chiffrée, lui conseillant de quitter les Etats-Unis.
Il était temps de rentrer en Europe.
Elle acheta son billet d'avion sur le Darknet, se coupa les cheveux et s'acheta un tailleur.
Elle fit en sorte que l'algorithme se déclenche au moment où son avion décollait, effaçant toute trace de son passage sur le sol américain.
Il l'attendait au même terminal du même aéroport que la dernière fois. Il lui répondit que c'était un coup de chance, quand elle lui demanda comment il avait su qu'elle arriverait ici.
Ethan avait effectivement disparu de la circulation ; les quelques segments de l'algorithme avec lesquels il avait quitté Palo Alto lui avaient bien servi, même si sa version n'était pas aussi aboutie que celle de Claudia. Mais, à la différence de Claudia, il avait un réseau.
— C'est comme ça que j'ai su que tu l'as utilisé au moins deux fois, lui confia-t-il.
— Comment ?
— L'algo ne laisse aucune trace dans les logs de connexion des cibles, mais il produit un transit massif de données, sur un temps très court. Comme si quelqu'un avait jeté un gros caillou dans une mare, sur laquelle il n'y a jamais de vagues. Tu sais ce que ça peut être?
Elle resta interdite pendant de longues secondes, puis :
— Il se duplique.
— Quoi?
— On lui a demandé d'être performant et de s'améliorer. Il se duplique dans un nouveau data center à chaque fois qu'on l'utilise, pour se rapprocher d'un maximum de sources.
— Merde, tu as raison. C'est la seule façon de gagner en rapidité sur un réseau décentralisé.
— C'est probablement comme ça qu'il a échappé au contrôle de GuardRail.
— Putain, mais qu'est-ce qu'on doit faire? Il faut l'arrêter?
— Pas nécessairement. Il n'est pas suffisamment autonome pour prendre d'autres initiatives que celles qui lui permettent de s'optimiser lui-même. En gros, si on ne lui demande rien, il ne fera rien. Ce ne sont que quelques milliers de lignes de code, après tout.
Claudia avait tort. Mais elle ne le saurait que plus tard.
Elle remercie son cavalier, les yeux un peu embués.
— C'est nous, qui devons te remercier, lui répond-il en souriant. Tu es notre deus ex machina, tu sais.
Pendant toute sa période nomade, celle où elle ne restait jamais plus de trois ans au même endroit, une des constantes de sa vie était ce projet de hameau autonome. Le nombre de contributeurs avait augmenté de façon spectaculaire, lui permettant d'acheter un petit village abandonné en Nouvelle-Aquitaine et d'en confier la restauration aux membres les plus dignes de confiance - elle s'était servie de l'algorithme pour s'assurer de ce dernier point.
D'abord d'un intérêt purement intellectuel, le projet était devenu une pièce du puzzle de sa vie et son emplacement commençait à se dessiner de plus en plus précisément.
L'homme lui offre un verre. Elle accepte et le suit à la buvette. Elle se prête à un jeu auquel elle a déjà joué de nombreuses fois : en dire le moins sur elle-même et faire parler son interlocuteur le plus longtemps possible. C'est toujours plus facile avec les hommes : ils adorent parler d'eux-mêmes.
Pendant qu'on les ressert, elle repense à ce qu'il lui a dit. Deus ex machina. Il ne sait pas à quel point il a raison.
— Il se crée ses propres requêtes, qu'il exécute ensuite.
Claudia le fit répéter. Puis elle comprit. Elle ne lui demanda même pas pourquoi l'algorithme faisait ça : elle connaissait la réponse. Devant son silence, Ethan dit à voix haute ce qu'ils pensaient tous les deux :
— Il fait ça parce que ça lui permet de s'améliorer. À chaque fois qu'il pirate un système, il apprend.
La faillite d'une banque suisse ne leur aurait pas mis la puce à l'oreille. Les publications d'un média indépendant, elles, les avaient alertés.
Un groupe de journalistes avait révélé la cause réelle de la banqueroute helvétique, à savoir une faille béante de la sécurité informatique qui avait entraîné l'effacement de milliers de données bancaires, provoquant la perte de dizaines de milliards de francs suisses, essentiellement en actions et en options d'achat.
Elle était arrivée à ce point particulier, celui qu'elle avait autant redouté qu'attendu. Maintenant elle savait ce que les pères du projet Manhattan avaient dû ressentir : quelque chose de vertigineux, d'absolu, teinté d'excitation et de honte. Et peut-être, sous-jacente, de la peur.
Ils avaient quitté Berlin quelques jours après son arrivée et étaient rentrés en France, pour s'installer à La Courneuve, au nord-est de Paris, le plus près possible du plus gros data center du pays.
Mais cette proximité ne leur avait pas permis de prédire une nouvelle intrusion de l'algorithme, qui, hors de contrôle, agissait de son propre chef. Et il leur était impossible de savoir depuis combien de temps.
— On doit envisager qu'il ne s'arrêtera que quand il n'y aura plus rien à effacer.
— Il n'efface pas les données, rétorqua Claudia, agacée. Il les crypte.
— Non, elles ne sont même plus cryptées. Ça demande une puissance de calcul trop importante. Là encore, il a choisi la vitesse d'exécution en sacrifiant cette partie du programme.
— Si elles sont effacées, on peut les reconstituer…
— Arrête avec ta mauvaise foi, Claudia! s'emporta-t-il. Tu sais très bien le temps et les moyens qu'il faudrait pour restaurer ces données.
Il y eut un silence de quelques secondes, puis :
— C'est exactement pour ça que j'ai quitté la Californie. On a joué avec le feu comme des gamins irresponsables. On s'est déjà brûlé une fois, mais on recommence et, putain… Ça va être un véritable incendie.
— Qu'est ce que tu proposes?
— On prévient les autorités.
Claudia le regarda comme si il venait de lui parler de suicide collectif.
— C'est hors de question, répondit-elle sur un ton neutre, le plus lentement possible.
— Alors ce sera un authentique shutdown. La coupure conjointe d'internet et de tous les systèmes qui en dépendent. À commencer par les réseaux électriques.
— Il y a sûrement des systèmes de sécurité.
— Il n'y a plus de sécurité, avec ce truc-là sur le net. On ne sait même pas comment il choisit ses cibles.
Le mobile de Claudia bipa : elle venait de recevoir une notification sur l'appli de monitoring de l'algorithme, comme un faire-part de la fin du monde.
Il lui raconte une bonne partie de sa vie, et surtout celle qui concerne le hameau. Il lui pose quelques questions, mais elle les évite habilement. Il se doute bien qu'elle ne veut pas parler, peut-être juste écouter. Elle relance souvent la conversation par une question sur un autre sujet.
— Tu étais où, quand c'est arrivé?
Cette question fait maintenant presque partie de l'état civil. Nom? Prénom? Âge? Où étiez-vous quand la Coupure est arrivée?
— J'étais déjà sur place, répond-il. On terminait d'ajuster le système de traitement de l'eau. Et toi?
— J'étais à Paris.
— À Paris? Wow. Ça a dû être…
— Ça a été extraordinaire.
On avait parlé de confinement numérique. On avait parlé de choses inédites, historiques, de difficultés insurmontables et d'opportunités à saisir. On avait parlé de souveraineté énergétique et alimentaire, de logistique défaillante, de la fin de la mondialisation et de l'économie de marché.
Une bicyclette valait plus que n'importe quel objet connecté.
Il y avait eu des drames, des sacrifices et des héros.
Les gens étaient sortis de chez eux. Ils avaient communiqué en parlant les uns avec les autres, directement, sans aucun écran entre eux. Un millier d'entraides de quartier s'étaient organisés, avec pour objectif de quitter la ville, qui deviendrait bientôt invivable.
Ethan avait à nouveau disparu. Ils s'étaient organisés dès qu'ils avaient eu l'information, quelques heures à peine avant la coupure. Claudia avait réservé une voiture de location, une hybride à haute autonomie, et avait rempli autant de jerrycans qu'elle avait pu à la pompe. Elle s'était équipée pour une longue randonnée, en réalisant que toutes ses séances en salle de sport allaient enfin trouver leur utilité.
Le reste s'était déroulé un peu comme dans un rêve ; c'était un de ces moments qu'on ne vit qu'une fois, tellement éloigné du quotidien et de ce que l'on tient pour acquis que la mémoire a du mal à les fixer.
Elle avait roulé pendant des heures sur des autoroutes désertes, puis, le réservoir et les batteries étant vides, elle laissa derrière elle le véhicule hors d'usage, résolue à parcourir à pied la dernière centaine de kilomètres.
Claudia ne réalisa pas tout de suite qu'elle ne coderait plus jamais. Que ce temps, le temps de la tech, le temps des appareils hors de prix qui tenaient au creux de la main et des calculs haute fréquence, le temps de l'immatériel, était maintenant révolu.
Elle arriva au hameau trois jours après, sale et courbaturée, quelques kilos en moins et un début de déshydratation qui commençait à lui faire mal à la tête.
— Je ne coderai plus jamais, fait-elle à voix haute, les yeux dans le vague.
L'homme la regarde, bouche bée, coupé en pleine phrase. Il n'ose pas la questionner, et la laisse continuer.
— Je n'en ai plus besoin. Pendant un temps, j'ai pensé que le hameau était un système, programmable comme le sont tous les systèmes. Les habitants comme autant de variables…
Elle se perd à nouveau, ne sachant peut-être pas où cette phrase va la mener. Puis elle se reprend :
— Mais là aussi je me trompais.
— On a failli abandonner, juste avant que tu achètes le hameau, réagit-il de but en blanc.
Elle se lève en lui souriant, et retourne, seule, sur la piste de danse.

