

CHAPITRE 6
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CHAPITRE 6
Installée dans le salon, la famille Ker Bleiz retrouvait un semblant de calme. Esteban s’affala dans un coin du canapé, les muscles engourdis par la fatigue, le crâne encore bourdonnant de tout ce qu’ils avaient encaissé depuis le matin. L’air portait l’empreinte de la forêt humide, des bûches consumées dans la cheminée et des parfums mêlés de chacun. Le mélange s’incrustait dans ses poumons. Le silence s’installa, irréel, fragile. Seules les respirations de chacun résonnaient dans le salon.
Paskala déposa une pile de prospectus sur la table basse et s’assit avec un soupir.
— Voilà. Tout ce que vous devez savoir sur vos nouvelles écoles... ou plutôt sur l’Académie de Brocéliande.
Le sourire en coin ne trompait personne. Esteban le connaissait trop bien, ce sourire-là. Celui qu’elle affichait pour rassurer les plus jeunes, pour leur faire croire que tout irait bien.
Il tendit la main vers une brochure. Arno le devança, ravi, en lui tendant la couverture où un petit dragon souriait, mascotte de l’école maternelle. Esteban lui ébouriffa les cheveux avant de le laisser filer dans les bras de leur mère pour exhiber le dessin. Les aînés, concentrés, parcouraient déjà les fascicules des sections universitaires, leurs murmures se mêlant au crépitement des flammes.
Esteban baissa les yeux sur le prospectus qu’il avait attrapé. Eneka se pencha par-dessus son épaule. Les photos alignaient des bâtiments modernes enlacés de vieilles pierres, un mélange savamment travaillé, sans heurts apparents. Pourtant, il n’y voyait que des façades glaciales, trop nettes. Il tourna une page : des élèves souriants, un parc immense, des infrastructures taillées pour briller. Une nouvelle école. Un nouveau masque. Il en avait déjà marre. Recommencer. Encore prouver qui il était.
— C’est un établissement complet, reprit Paskala. De la maternelle à l’université. Il n’y a pas toutes les spécialités du monde, mais chacun de vous y trouvera son bonheur, j’en suis sûre.
Son regard se fit plus grave, pesant.
— De toute façon, vous n’avez pas le choix. Avec le programme de protection, nous devons rester discrets. Seuls les directeurs des niveaux concernés sont vaguement au courant... et encore. Ils n’ont pas posé de questions.
Le cœur d’Esteban accéléra. Programme de protection. Les mots vibraient, froids, tranchants. Il savait ce qu’ils signifiaient, mais les entendre ainsi posés dans le silence rendait tout plus réel, plus définitif. Lorentzo prit le relais, le ton plus sec.
— C’est aussi pour ça qu’on vous a confisqué vos portables quand nous avons quitté le Pays basque. La pause numérique que nous avions évoquée n’était qu’un prétexte. Je pense que vous l’aviez compris.
— On n’est pas idiots, aita, répliqua Paco en croisant les bras.
— Nous aurions aimé être au courant, souffla Eneka, la mâchoire serrée.
— Je sais, répondit Paskala. Mais il fallait agir vite, et sans faille. D’apparence, vous avez sans doute eu l’impression que nous ne vous faisions pas confiance, mais ce n’était pas ça.
— Moi, tant que je peux jouer à mes jeux, ça va, lâcha Yorick en haussant les épaules.
— Tu dis ça, mais t’as pas pu jouer en ligne, fit remarquer Esteban.
— Ouais, mais je préfère mes jeux solo, alors... ça change pas grand-chose.
Lorentzo reprit, implacable :
— Nous savons que ça a été compliqué de lâcher vos réseaux sociaux, vos amis, vos vies virtuelles... mais vous auriez pu nous trahir sans même le vouloir. Un post. Un like. Une géolocalisation. Une seule erreur aurait suffi. Surtout vous deux...
Le regard paternel se planta dans le sien. Esteban soutint quelques secondes, puis céda. Sa gorge se serra. Les yeux de son père glissèrent sur Eneka, un peu plus en retrait.
Il savait que leur père disait vrai. Des sept enfants, ils étaient les plus connectés, les plus visibles. Eneka, avec sa chaîne capillaire, ses vidéos lumineuses, ses abonnés fidèles. Lui, avec ses matchs de rugby, ses parties de pelote, ses photos de vagues et d'instants volés avec ses amis, ses réels de musique.
— Donc, pour l’instant, pas de portable. Jusqu’à nouvel ordre.
— Et ça va durer combien de temps ? demanda Eneka, la voix tremblante.
— Le temps qu’il faudra, répondit Paskala. Les équipes de protection ont effacé tous nos profils. Officiellement, nous avons disparu.
Disparu.
Esteban releva brusquement la tête.
— Quoi ?! Mais... j’avais tout là-dessus ! Mes potes, mes souvenirs, mes playlists, tout...
— Et moi ?! Mes followers ? Mes vidéos ? s’indigna Eneka. J’avais une vraie communauté, Ama !
Elena leva les yeux de son prospectus. Son ton claqua, sec, celui d’une aînée qui imposait le silence.
— Vous n’avez toujours pas compris. La vie des Otchoa... n’existe plus. Officiellement, nous sommes morts.
Le mot lui traversa le ventre.
Morts. Plus de passé. Plus de racines.
Il sentit la colère monter, sourde, sans issue. Ses doigts se crispèrent contre le bord du canapé. Aucun son ne franchit ses lèvres. Paskala baissa les yeux.
— Je suis désolée. C’était la seule manière de nous échapper. Aucun lien. Aucune trace.
Le silence retomba, lourd, suffocant. Esteban avait envie de hurler, de se lever, de franchir la porte, de courir jusqu’à en perdre haleine, juste pour ne plus sentir ce poids dans sa poitrine.
Lorentzo rompit la chape.
— On ne va pas se laisser abattre. On a traversé pire. Et cette fuite, on l’a faite pour nous tous, mais surtout pour vous deux.
Le regard de son père s’accrocha au sien. Trop longtemps. Il baissa les yeux, honteux. Savoir que tout ça avait été fait pour eux n’effaçait rien.
— Hé ! Haut les cœurs ! lança Paco, faussement léger. On va se faire de nouveaux amis. On reste des Otchoa dans l’âme. On aura toujours la classe, quoi qu’il arrive !
Esteban le fixa, interdit, puis esquissa un demi-sourire. Fatigué, mais sincère.
— Quoi ? J’ai dit une connerie ? ajouta Paco.
Le rire de Paskala fendit le silence.
— Heureusement que tu es là, Paco.
Les rires s’éteignirent peu à peu, laissant place au froissement des brochures. Chacun retourna à sa lecture. Laia, installée sur les genoux de Lorentzo, pointait du doigt chaque photo qui lui plaisait dans le fascicule de l’école primaire, les yeux brillants. Arno, blotti contre Paskala, poussait de grandes exclamations à chaque nouvelle page de l’école maternelle. Yorick, vautré dans un coin, se lamentait déjà devant les exigences du collège. Eneka, silencieuse, déplia la brochure du lycée et fronça les sourcils avant de lever les yeux vers leur mère.
— Ama... ce lycée, il a quelque chose de particulier. Je ne retrouve pas nos spécialités.
— Tu as bien vu, répondit Paskala en esquissant un sourire. Cet établissement a une organisation différente. Vous ne retrouverez pas exactement ce que vous aviez avant. Il a des programmes un peu à part. Et puisque nous avons des petits génies...
Elle laissa échapper un rire léger en regardant Paco qui imitait un professeur pompeux.
— ... vous allez pouvoir intégrer des spécialités très sélectives.
Lorentzo acquiesça, la voix ferme.
— Vos dossiers scolaires sont excellents. Nous n’avons eu aucune difficulté à vous inscrire.
Esteban redressa la tête, méfiant.
— On est déjà inscrits ?
— Oui, répondit Paskala. Eneka, ma chérie, tu seras dans le programme arts plastiques. Tu vas pouvoir te consacrer à ce que tu aimes.
Le visage de sa sœur s’illumina aussitôt, et quelque chose se relâcha dans la poitrine d’Esteban. Elle le méritait. Après tout ce qu’ils avaient enduré, elle avait besoin de ça.
— Vraiment ? souffla-t-elle. C’est... sérieux ?
— Oui. Ateliers, cours d’histoire de l’art, intervenants de l’université de Rennes... Tu auras de quoi t’épanouir.
Eneka ferma les yeux, brièvement. Quand elle les rouvrit, une flamme claire y brûlait. Esteban déglutit. Les souvenirs le happèrent : les nuits où elle dessinait dans le noir, lampe de poche glissée sous le drap, traçant des lignes pour tenir la peur loin d’eux. Elle n’avait jamais cessé. Pas même quand l’angoisse leur broyait la poitrine.
Il détourna les yeux. Elle avait trouvé son refuge. Lui... rien de solide à quoi se raccrocher. Pas de vraie passion, pas de cap.
— Et toi, Esteban, ajouta Paskala, tu seras en sport et sciences. Avec ton énergie et ta curiosité, ça devrait te convenir.
Sport et sciences.
Il haussa un sourcil, incapable de mettre un mot sur ce qu’il ressentait. L’intitulé sonnait creux. Pourtant, il hocha la tête. Depuis leur fuite, tout s’était brisé en morceaux : les repères, les rêves, les certitudes. Alors courir, transpirer, démonter des équations, observer des cellules... ça suffirait peut-être pour tenir debout.
Son regard croisa celui de sa mère. Doux. Inquiet. Il força un sourire. Pour elle. Pour Eneka. Pour que personne ne devine le chaos sous sa peau.
— On a dû vous faire redoubler, intervint Lorentzo. Vous resterez en première. Les anciens dossiers ont été effacés. Officiellement, Esteban et Eneka Otchoa n’existent plus, alors vous devrez repasser le bac de français, cette fois sous le nom de Ker Bleiz. Désolé... les examens ne se falsifient pas aussi facilement qu’un dossier scolaire. Pour Paco et Elena, l’agence de protection a réussi un tour de force avec leurs diplômes, mais pas pour le vôtre.
Il secoua légèrement la tête, les sourcils froncés, visiblement contrarié par cette aberration.
Esteban se surprit à hausser les épaules, étrangement serein.
— Ce n’est pas grave. Au moins, on aura une longueur d’avance.
— Attends... ça veut dire qu’on ne sera pas dans la même classe ? demanda Eneka, la voix serrée.
Le regard d’Esteban se posa sur elle. Il reconnut ce tremblement, ce vide qui s’ouvrait sous ses mots.
— Parce que vous êtes différents, expliqua doucement Paskala. Et c’est une chance. L’Académie fera ressortir le meilleur de vous deux, chacun à sa manière.
Il soutint les yeux de sa sœur.
Ça ira. On va gérer.
— Et vous serez toujours ensemble ici, ajouta leur père. La maison est votre repaire.
— Mouais, souffla Eneka, sans conviction.
— Et puis... il y a le trajet, reprit Lorentzo. Venez dehors.
Intrigué, Esteban se leva. Un frisson lui remonta la nuque. Il suivit son père, Eneka sur ses talons. Paco arborait un sourire étrange, complice. Les autres sortirent à leur tour.
Dehors, le terrain boueux portait les traces de la pluie. Plusieurs véhicules familiers les attendaient : le van bariolé, bien sûr, mais aussi la Fiat blanche d’Elena et la 107 violette de Paskala, ramenées du Pays basque. Au centre, une bâche verte attira immédiatement son regard.
— C’est quoi, ça ? demanda-t-il, méfiant.
— Je te laisse découvrir, répondit Lorentzo.
Esteban s’approcha, le cœur battant, et souleva la bâche avec Eneka.
Ses yeux s’écarquillèrent.
— Punaise... Une Kawasaki Ninja 125. Vert pomme.
— Tu as ton permis A1, dit son père. Elle est à toi. Enfin... à vous deux. Elle servira pour les trajets jusqu’à l’Académie. Et... disons que ça compense un peu l’histoire des portables.
Esteban resta figé. Le à toi résonna dans sa tête. Rare. Pas qu’ils soient pauvres, mais avec autant de bouches à nourrir, les cadeaux de ce genre n’arrivaient jamais.
Eneka, à ses côtés, tourna la tête vers lui. Son regard brillait, entre joie, surprise et une pointe d’incompréhension. Elle ne dit rien.
Il écarta la bâche pour dévoiler la moto. Le cuir noir du siège, les chromes discrets, la ligne nette. Pas neuve, mais belle. Vraie.
Un nœud lui remonta dans la gorge. Il le ravala.
— Merci, souffla-t-il.
Lorentzo hocha la tête, sans un mot.
Esteban fit lentement le tour de la moto, les mains tremblantes, caressant le guidon, le réservoir, le métal froid. Une décharge d’adrénaline lui traversa la poitrine. Elle lui appartenait.
La main de Paskala se posa sur son épaule, douce mais ferme.
— Tu l’emmènes, tu la ramènes. Vivante. Je parle de ta sœur. Et toi aussi.
— Promis.
Eneka éclata de rire. Esteban leva les yeux vers elle, incapable de cacher l’étincelle qui lui brûlait le regard. Il savait ce qu’elle voyait : un frère d’ordinaire solide, maître de lui, désormais figé devant une moto, les pupilles dilatées par une joie trop vaste pour rester contenue.
La soirée avait tiré sa révérence, avalée par une nuit profonde qui avait lentement étouffé le tumulte de la maison Ker Bleiz. Les rires des petits s’étaient tus, les discussions des grands s’étaient dissoutes, les portes des chambres refermées une à une. Le calme avait pris possession des murs. Trop soudain pour que le cœur d’Esteban l’accueille sans méfiance.
Il s’était assis sur les marches du perron, les bras posés sur les genoux, le regard perdu dans les étoiles. Elles scintillaient d’un éclat tranquille au-dessus de Brocéliande. La lune, en retard, n’avait pas encore fendu l’horizon.
Derrière lui, la lumière du salon filtrait à peine entre les rideaux tirés. Il devinait Paco, casque vissé sur les oreilles, la tête battant au rythme de riffs saturés. Plus loin, Elena devait être lovée dans le vieux fauteuil, un roman ouvert sur les genoux, les jambes repliées sous elle. Cette image familière le réchauffait autant qu’elle l’étouffait. Parce qu’eux tentaient d’avancer. Et lui, il se débattait. Prisonnier de ses pensées. De ce qu’ils portaient, lui et Eneka.
Des pas. Légers. Nus.
Il n’eut pas besoin de se retourner.
Eneka s’installa à ses côtés sans un mot, les bras enfoncés jusqu’aux poignets dans les manches trop longues de son sweat. Ses orteils nus frissonnaient sur la pierre glacée par la nuit.
— Toi non plus, tu ne dors pas ?
— Non. Trop de choses dans ma tête.
Le silence qui les enveloppa avait cette densité qu’ils connaissaient bien. Pas un silence vide. Un silence habité, solide, celui qu’ils avaient appris à apprivoiser, côte à côte, dans les nuits interminables.
— T’as peur ? souffla-t-elle.
Il inspira, les yeux toujours levés vers le ciel.
— Un peu. Pas pour moi. Pour nous. Pour ce qu’on va devenir. Pour ce qu’on a laissé derrière. Pour ce qui nous attend. Et pour rien aussi. C’est épuisant. Et ce foutu sommeil ne vient pas.
La tête d’Eneka trouva son épaule. Sa chaleur le traversa aussitôt, douce, immédiate. Elle avait ce don : l’empêcher de dériver.
— Je ne veux pas être séparée de toi, dit-elle dans un souffle. Si je te perds, j’aurai l’impression de tout perdre.
— Tu ne me perdras pas. On est liés. Même si les murs nous éloignent. Même si les jours nous abîment. Ce lien reste. Ici.
Il accompagna ses mots d’un geste vers sa poitrine.
Elle leva la main, l’appuya contre son propre cœur.
— Je le sens, parfois, murmura-t-elle.
Un sourire fatigué étira les lèvres d’Esteban.
— On est des jumeaux foutrement bien accordés.
Un rire discret lui échappa, fragile mais bien réel.
— Tu crois que ça va aller ?
Esteban ferma les yeux. L’air se rafraîchissait, mordait un peu plus la peau, mais ce n’était pas désagréable. C’était vivant.
— Non. Pas maintenant. Mais un jour, oui. On va se construire une vie. La nôtre. Sans chaînes. Sans expériences. Plus personne pour nous briser.
Ils restèrent là, longtemps, à partager ce silence qui les ancrerait toujours. Le froid finit par les pousser à rentrer.
Avant de monter, Esteban serra sa sœur dans ses bras. Fort. Peut-être un peu trop. Il avait toujours été tactile avec ceux qu’il aimait, et elle le savait. Eneka lui rendit son étreinte avec moins de force.
— Un jour, tu finiras par me broyer, Esteban, souffla-t-elle.
— Ce jour n’arrivera jamais, répondit-il.
Il lui sourit dans les escaliers, puis déposa un baiser sur son front.
— Bonne nuit, petite sœur, chuchota-t-il.
— Bonne nuit, Esteban. Et je te rappelle que je suis ton aînée ! lança-t-elle dans un rire étouffé.
Et pour la première fois depuis des semaines, Esteban sentit que la nuit serait moins lourde sur ses épaules.

