L’amour des trois oranges
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L’amour des trois oranges
L’AMOUR DES TROIS ORANGES
Laissez-moi vous raconter l’histoire étrange
D’un chemin vénérable et éternel
Qui s’appelle depuis des siècles et des siècles
L’Amour des trois Oranges…
Comme souvent dans ces contes, c’est au cœur d’un royaume que nous sommes invités. Voyez ce roi, cette reine et leur fils, agréable à l’œil, adroit de son corps et puis instruit de tout. Cette histoire commence sur un carré de jardin, juste devant le château, où le prince joue au bilboquet. Il n’est plus un enfant, mais il n’est pas un homme. Ses jambes longues et maigres sont de grenouille, sa grâce enfantine disparaît à grands pas devant une rudesse neuve et si grinçante encore que la reine certains soirs se cache pour pleurer. Bien des reines parmi vous comprendront. Bref, il était pour tout dire, sur la charnière gracieuse et maladroite de la métamorphose.
C’est un paysage doux, un beau garçon qui joue…
Soudain, surgie comme une image, une vieille inconnue penchée, racornie, passa très près de lui. Un fichu noir bordé de dentelle miteuse couvrait sa tête et dans ses doigts maigres et pointus elle serrait un pot. Le prince tout occupé à tendre la pointe vers la balle de bois qui descendait ne vit rien de tout cela. La boule heurta le pot, son huile se répandit, précieuse et grasse, sur le tablier gris. Le jeune homme rougit et la femme aussitôt siffla d’affreuses paroles déjà toutes tissées et termina en criant, la bouche amère :
« Toi, tu ne seras plus heureux un seul instant, tant que tu n’auras pas trouvé l’Amour des trois Oranges… ! »
Elle se volatilisa sans même attendre de réponse, comme si l’air l’aspirait dans son grand manteau tiède…
A l’instant même, le prince glissa, le regard trouble, dans ce monde de tristesse infinie où la joie, les rires, les plaisirs ne savent s’inviter. La reine s’affola, lui fit des chocolats, des pâtisseries, des fêtes, commanda les ménestrels les plus joyeux de la contrée. Mais rien n’amusa le garçon. Elle appela en secret sans rien en dire au roi, deux ou trois rebouteux réputés merveilleux, qu’elle connaissait déjà pour leur avoir confié quelques fois ses maux de femmes que le médecin du roi soignait, vexant, en souriant.
Ces « leveurs » firent un concours de danses de pendules, de plantes en tisanes, en vapeurs, en rosée, en cataplasmes, en inhalations, en fumigations affreusement odorantes, ou en gerbes séchées posées sous le matelas. Le prince toussa terriblement, la reine sautilla : « Le mal s’en va ! ». Mais elle se ravisa. Rien, on le voyait trop bien, ne soulageait le spleen du jouvenceau. Son père enfin vint à sa chambre, s’étonna de l’odeur qui régnait dans le lieu, offrit à son fils une épée, un modèle rare, unique, que l’enfant bien souvent sans rien dire, convoitait d’un œil allumé. Il lui fit même cadeau de son meilleur bouffon, que le garçon trouvait, avant, irrésistible. Et puis des parties de chasse, des tableaux. Mais rien ne savait extraire cette mélancolie. Le jeune homme ne mangeait plus, ne dormait plus et ne parlait plus que pour dire :
« Qu’on me laisse chercher l’Amour des trois Oranges.
- Il divague, disait le roi.
- Je compte sur toi, dit la reine, pour l’empêcher de partir, avec ces délires dans sa tête et dans l’état de faiblesse où il est, c’est sûr il va mourir. »
Ah ! Mourir, c’est vrai, il n’en était pas loin. Et toujours et sans cesse répétée, cette envie de partir. Une envie mangeante, rongeante, obsédante. Il ne lui restait plus qu’un bout de vie. Le reste lui fut rendu tout et d’un coup, quand il décida de partir, un matin, à cheval. Il prit au hasard la route vers le Midi. Il voyagea des mois, des années, traversa mille paysages. Un jour il arriva, amaigri, assoiffé, dans un très grand désert. Une cabane était là, posée comme un mirage, sur le sable brûlant. Il frappa à sa porte qui résonna, une porte véritable. Une vieille se montra.
« Que fais-tu là, si jeunet, ici où rien ne vit, où rien ne pousse ?
- Bonne femme, j’ai si soif. Et puis je cherche l’Amour des trois Oranges.
- Mon pauvret, si mon fils le vent du Sud rentre ici et te voit, il ne restera rien de toi ! »
La vieille fit un mirage, véritable, un peu flou et bien vert, avec une fontaine et des arbres fruitiers. Elle le cacha dedans. A cet instant arriva de loin, un tourbillon brûlant de poussière jaune, tout parfumé de musc et de piment.
« Je sens la chair, ma mère !
- C’est un mouton que je t’ai préparé, mon fils ! »
Le vent du Sud mangea le mouton entier, même la laine, même les yeux, même les os. Dans un mouvement souple, aussi chaud que le feu, le vent repu s’étendit sur la natte.
« As-tu encore faim, mon fils ?
- Non, vraiment, ma mère.
- Alors je vais pouvoir te dire : un jeune étranger est là, qui cherche l’Amour des trois Oranges.
- Le malheureux garçon. Montre-le moi. »
La vieille effaça le mirage et présenta le prince à son fils. Dans un mugissement brûlant le vent du Sud lui dit :
« Emporte avec toi de l’huile et de la graisse et puis va ton chemin… » et très affaibli par sa journée à caresser, à onduler, à dessécher les champs et les prés, il s’affaissa d’un grand coup et dormit aussitôt.
La vieille fourra dans la besace du jeune homme un pot de graisse et un pot d’huile, embrassa furtivement la joue encore si douce, puis donna au cheval une tape sèche. Le prince au hasard partit vers l’est. Il voyagea longtemps, traversa des pays variés et des saisons nombreuses. Un jour il s’arrêta, à bout de forces, au beau milieu d’un forêt épaisse, de chênes et de hêtres. Une cabane était là, à peine visible entre deux troncs. Il frappa à la porte, une très vieille se montra.
« Que fais-tu, jeune homme, dans ces contrées sauvages ?
- Je suis épuisé, grand-mère et puis je cherche l’Amour des trois Oranges…
- Tu es fou d’être ici, si mon fils le vent d’Est te trouve, je ne donne pas cher de toi. »
Le prince insista. Mais la très vieille était déjà séduite, en le voyant téméraire et touchant. Elle ouvrit un chêne d’un claquement de doigts, y posa un automne de noisettes dorées, de faines vernies et puis de vin nouveau, y cacha le prince et referma l’écorce. A cet instant de loin, secouant les ramures lourdes, en souffle mouillé parfumé de mousses et de bois mort, le vent d’Est arriva et s’enfila dans la cabane par tous les trous du bois.
« Mère, ce bon parfume de chair ?
- C’est pour toi, fils, c’est un cerf ! »
Il dévora l’animal, même ses bois, même ses tripes, même ses os. Repu, il glissa dans un lit de feuilles sèches et de brindilles entrelacées.
« Veux-tu encore manger mon fils ? »
Il répondit : « Oh non, chère mère… » et poussa un soupir sans fin qui secoua toute la forêt.
« Alors il faut que tu saches, un étranger est là, qui cherche l’Amour des trois Oranges.
- Cet homme est fou, mais courageux, montre-le moi. »
La très vieille claqua ses doigts, le prince sortit du chêne. D’une haleine tiède toute chargée de pluie fine et de brume, le vent d’Est lui souffla : « Prends avec toi des glands et du pain et reprends ton chemin. » A la fin de ce mot, le vent dormait déjà.
Le prince prit le conseil de ce vent-là aussi. Il ramassa les glands qui jonchaient tout le lieu. La très vieille ouvrit un four et le fumet joyeux de quelques miches brunes s’échappa, délicieux. Elle prit la plus grosse, la fourra tendrement dans la besace ronde, salua le jeune homme d’une menotte creuse pendant qu’il s’éloignait. Il prit la route du Nord, au hasard. Il erra tant et tant, des années je crois bien, laissant par petits bouts la peau de sa jeunesse sur le bord du chemin. Il arriva un jour, transi et fourbu, dans une contrée où tout était de neige et de glace. Une cabane était là, tout en bois blanc, comme un miracle. Elle n’était pas gelée et la lueur vive d’une chandelle dansait à son carreau. Il frappa à la porte, une pire que vieille se montra.
« Que fais-tu, homme, dans ce lieu où tout glisse dans la glace mortelle ?
- Je n’en puis plus de froid, vieillarde. Je cherche l’Amour des trois Oranges.
- Pauvre perdu, si mon fils le vent du Nord te trouve là, il ne laissera rien de toi. »
Le prince ne dit rien pour défendre sa quête, mais la pire que vieille dont le cœur datait du tout début du monde, sortit de sa demeure, marcha pieds nus vers un lac qui dormait près de là, brisa son miroir gelé d’un coups sec de talon. Là, dans une eau bleue et chaude nageaient des poissons de toutes les couleurs et sur une plage de sable d’or fin, un arbre où pendaient des fruits juteux perlés de gouttes de miel rose, donnait une ombre douce. La pire que vieille cacha là son protégé et referma la glace. C’est alors que, soufflant, sifflant, hurlant, d’une haleine blanche qui faisait moins cinquante, où pendaient des glaçons pointus et presque bleus, le vent du nord s’engouffra tout entier dans la cabane. La pire que vieille elle-même en frissonnait…
« Cette odeur, ce parfum, ce délice ? rugit-il.
- C’est un ours, préparé pour toi, mon fils ! »
Il mangea l’ours blanc, entièrement, même les poils, les griffes, les crocs, même les os. Rassasié il s’étendit dehors, de tout son long très long, sur le sol givré luisant et rouge, comme un tapis précieux sous le dernier soleil.
« As-tu faim, encore, mon petit ?
- Pas du tout, ma si belle mère.
- Alors je vais te dire : un homme est là qui cherche l’Amour des trois Oranges.
- Oh le fou, oh le pauvre, oh l’idiot ! Présente-le moi. »
La pire que vieille tapa du talon, le prince réchauffé apparut à son fils. Dans le souffle glacial qui givrait alentour, tant que le prince lui-même devint blanc et dur comme un marbre, le vent du nord soupira… « Prends surtout avec toi des cordes, des balais et des peignes. Puis reprends ta route puisque ta route est là. »
Dans le claquement lugubre de ses dents de cristal, le vent du nord ronfla d’un ronflement superbe. Chaque fois qu’il inspirait, la neige en paquets dans ses larges narines, faisait des étoupes de fileuses. Et quand il expirait, son souffle déposait le verre lisse et pur d’une gelée éternelle. Ce spectacle était singulier et ces conseils étranges et saugrenus. Mais un vent qui vous parle a sûrement un savoir qu’il est bon d’appliquer. Le prince abandonna la prison de glaçons qui étreignait son corps, accepta les cordes, les peignes et les balais dont la pire que vieille déjà bourrait son sac, l’embrassa sur ses joues de papier millénaire, creusé de rides bruissantes. Il s’en alla vers l’ouest, c’était ce qui restait. Il n’y avait plus que lui et sa quête folle pour se perdre au chemin effacé par la neige. Il avança sans pensée, sans foi et sans courage cette fois. Il avança.
Il voyagea des mois, des années, traversa mille paysages. Un jour il s’arrêta, découragé, affamé, vieilli, sans force, sans plus d’espoir. Il sentait la mort lui souffler dans le cou. Il tomba sur le sol.
Une aube rose le ranima. Il était vivant. Devant lui, sous le ciel qui se réveillait, était un grand château, très ancien, de larges pierres très grises, presque noires. Il y avait tout autour un halo de lumière jaune, le soleil pourtant était encore caché dans un jour d’autre part. Il se leva, marcha souple et léger jusqu’à la porte haute et frappa. Il attendit longtemps mais rien ne répondit, même au deuxième coup. La porte entrouverte était épaisse et large, les charnières rouillées craquèrent horriblement quand le prince la poussa. Elle refusa de s’écarter, bloquée par l’ankylose des ans. Une porte oubliée…
L’homme se souvint du conseil des vents, sortit de sa besace l’huile et la graisse de la contrée du Sud, enroba généreusement les charnières arrêtées, dedans, dehors, autour. Ce gras fit un beau travail, si bien que sans murmure la porte bailla grand et notre prince entra dans une cour. Le silence était lourd. La porte claqua plusieurs fois derrière lui, jouant et rejouant avec sa souplesse rendue.
Mais soudain une bande de chiens monstrueux, enragés et sanguinaires l’entoura complètement. Pendant que leurs crocs arrachaient par lambeaux ses vêtements usés, il se souvint du conseil des Vents. D’un geste précis il prit le pain de la contrée de l’Est et le jeta devant lui. Les bêtes se mirent toutes sur la miche durcie, la déchiquetèrent comme une proie facile, en poussant d’horribles plaintes d’affamés. Sans même les regarder et sûr que d’une mort il avait triomphé, pressé comme on le pense, le prince se mit à courir. Mais des porcs déboulèrent nombreux derrière lui, en troupeau de mastodontes aux groins gluants, ils poussaient des grognements déchaînés et violents. Sous les coups répétés de leurs museaux avides, la besace s’ouvrit et lâcha tous les glands qui roulèrent de partout, régalant ces monstres roses et nus qui n’avaient jamais vu une ripaille aussi royale. Le prince enfin quitta la cour pour se glisser dans un jardin qui paraissait tranquille. Il y avait là un puits immense, rond, tout en pierre. De grandes femmes robustes et nues étaient assises sur la margelle. Elles puisaient de l’eau sans cesse dans de gros seaux lourds attachés à leurs longues chevelures. Quand elles virent l’homme, elles laissèrent leur travail pour s’emparer de lui. Il se trouva perdu comme un fétu de paille dans leurs bras étouffants. Elles riaient de leur proie et s’amusaient à le jeter en l’air, dans tous les sens, le rattrapant in extremis avant qu’il ne s’écrase au sol. Leurs cheveux dansaient tout autour d’elles, les seaux pendus au bout, ce jeu amusait ces diablesses, elles décidèrent même de le jeter au fond du puits… mais il réussit malgré la folle bousculade, à extirper de sa besace la corde, si longue qu’il put la partager, bien assez pour chacune. Elles montèrent leurs cheveux en chignons gracieux, attachèrent les seaux au bout des cordes et se remirent à puiser, riant et chantant devant ce jeu nouveau et qui leur plaisait…
Le prince en profita pour déguerpir, bien qu’un peu de guingois, ces farces méchantes de puisatières lui avaient donné de terribles vertiges. Plus loin une porte s’ouvrit sur une pièce, sûrement une cuisine, car il y avait un four. Des femmes grimaçantes, poussaient des cris en secouant leurs mains rouges, grillées, gonflées de cloques. Elles ramassaient les braises du four pour les jeter devant. Ces travaux douloureux auxquels elles semblaient condamnées, les avaient sûrement rendues méchantes. Elles attrapèrent le prince et pendant qu’elles l’empoignaient l’une après l’autre, pour palper sa peau douce, le brûlant, le griffant de leurs pognes sèches et rongées de brûlures, elles parlaient de le jeter aux braises, pour partager un peu leur cuisante infortune. Et tirant sur les manches qui dépassaient du sac, elles virent des balais qu’elles n’avaient jamais vus et devant l’étonnement de ces furies, le prince se hâta d’en expliquer l’usage. Il fit tomber les braises de deux trois coups de ce bâton poilu. Les femmes extasiées soufflèrent sur leurs mains qui devinrent douces et blanches, attrapèrent les balais et dégagèrent les braises en riant et chantant, heureuses de voir enfin le bout de leur martyr.
Le prince vit l’escalier dans le trou d’un mur. Il était étroit et crasseux de plusieurs siècles de poussière. L’homme oublia son rang et fit le ménage, simplement. Puis il monta sans hésiter, dans le silence troublant, les marches sous lui craquaient.
Sur un large palier trônait un fauteuil baroque. Son velours par endroits était usé jusqu’à la toile et sa couleur s’était perdue. Une vieille était assise. Une vieille, encore ! Elle était immobile, les yeux pourtant ouverts, sous le voile de ses très longs cheveux qui lui faisaient une cape grise, rêche, mangée de vermines. Le prince sortit du sac un peigne aux dents fines et serrées, puis il se fit coiffeur. L’archaïque vieillarde, enfin débarrassée de ses poux et des nœuds où les lentes mijotaient dans le tiède des nids, se trouva si bien nettoyée sous le fin rideau devenu argenté, qu’elle s’endormit d’un sommeil qu’elle n’avait pas connu depuis bien trois cents ans ! Elle ronfla même dans ce trop grand silence, l’homme trouva reposante soudain, cette belle confiance.
Derrière ce fauteuil, sur un coffre de bois gravé d’un paysage oriental, se trouvaient trois oranges… Les trois Oranges ! Rebondies, lumineuses, parées de feuilles pointues, vert foncé et luisantes. Cessant de respirer, il tendit ses deux mains, les prit toutes les trois, religieusement. Les fruits ronds et sacrés de sa quête, enfin !
La vieille se réveilla, entre deux ronflements, le vit avec les fruits descendre l’escalier. Alors elle s’écria, sans la moindre reconnaissance pour cet admirable coiffeur,
« Escalier, arrête-le !
- Sûrement non, il m’a nettoyé, tu ne l’as jamais fait ! Qu’il descende !
- Femmes du four, attrapez-le !
- Qu’il aille ! Il nous a offert des balais pour notre besogne, tu ne l’as jamais fait !
- Femmes du puits, arrêtez-le !
- Nous n’arrêterons pas celui qui nous a donné des cordes, quand nous n’avions que nos cheveux, pauvres de nous! Qu’il aille !
- Mes porcs chéris, attrapez-le !
- Nos groins sont encore parfumés du festin de glands qu’il nous a donné, quand toi, indigne, tu nous affames ! Qu’il vive !
- Mes chiens, vous mes chiens, arrêtez-le !
- Nous ne le ferons pas, il nous a donné du pain, toi jamais !
- Porte, obéis, ferme-toi, retiens-le !
- Ah non ! Il a graissé mes charnières rouillées, quand je ne pouvais plus ni ouvrir, ni fermer ! Tu ne l’as jamais fait ! Qu’il soit loué, qu’il s’en aille où il veut, que sa route soit belle ! »
Le prince s’extirpa de la demeure folle, les trois oranges intactes dans ses mains. Il s’enfuit vite, presque autant que les vents…
Il s’assit loin de là, dans une calme clairière et contempla les trois fruits… « L’Amour des trois Oranges… ? » Il avait les oranges, mais l’amour ? L’avait-il oublié, sur le coffre de bois, dans ce château enchanté ? Il soupira. Fallait-il retourner ? Il vit derrière lui les années de voyage et pleura doucement. Dans une des oranges il entendit un bruit, minuscule peut-être, mais un bruit. Il essuya ses yeux dans un lambeau de veste, prit dans une main le fruit étrange et de l’autre le dégagea soigneusement de son épaisse peau d’orange. Dedans, à la place de la chair, du jus, de la pulpe délicieuse, il y avait une femme délicieuse elle aussi, d’une grande beauté qui aussitôt délivrée, pleura :
« Amour, amour, donne-moi à boire ! »
Il n’avait rien que quelques miettes rassises au fond de sa besace vide et la belle avait soif ! Alors il répondit, imitant son langage, avec grande douceur :
« Amour, amour, je n’ai pas d’eau. »
Elle eut juste le temps de murmurer :
« Amour, amour, je meurs… » avant de s’effondrer sans vie, près de lui.
Puis elle devint en un instant une poignée de sable qui se perdit dans le vent. Surpris par cette apparition fugitive, il pensa ouvrir la seconde orange. Une femme dormait-elle dedans ? Va-t-elle réclamer à boire, ou peut-être à manger ? Il prépara dans la clairière une table sommaire garnie de baies de myrtilles et de mûres, d’amandes de faines et de noisettes. Un festin forestier. Puis il s’assit par là, près de la table, pour ne pas affamer son nouvel amour et ne pas le voir encore mourir comme ça. Il ouvrit doucement une seconde orange, elle était habitée elle aussi d’une femme, plus exquise encore et qui pleurait plus fort :
« Amour, amour, donne-moi à boire !
- Amour, amour, je n’ai pas d’eau !
- Amour, amour, je meurs ! »
Elle n’eut même pas le temps de tomber ou de devenir sable, mais s’évapora comme font les reflets ou les bulles de savon.
Il ne restait plus qu’une orange…
Le prince sentit bien sûr que sa chance était maigre de conserver vivante une de ces créatures sensibles et éphémères. Il réfléchit longtemps. Celle-ci pouvait avoir soif comme les deux autres. Mais pouvait avoir faim aussi. Elle pouvait même avoir et faim et soif et peut-être encore autre chose. Dans ces situations, il faut trancher. Il trancha donc. Il trouva une source dans le pli d’un rocher, improvisa une table garnie du même festin, prépara même une coupe de bois, patiemment creusée, pour tendre dans l’urgence de l’eau à cet amour qu’il attendait déjà. En tremblant un peu, il déroula la peau de la dernière orange, une femme parfaite se déplia dedans. Elle pleura aussitôt, mais il avait rempli le gobelet d’avance. Elle n’eut que le temps de dire : « Amour, amour, donne-moi à boi… » Son désir dans l’instant se vit exaucé. Elle sourit, gracieuse, en demanda encore, la source était donc bien la meilleure des idées. Puis elle tendit ses bras, « Emmène-moi ! » Il ne se fit pas prier. Il la porta avec une délicatesse véritable, ces êtres lui semblaient terriblement subtils et périssables. Il la trouva pourtant bien présente et bien pleine quand elle posa sa joue tout contre sa poitrine. Il eut la sensation très nette d’arriver quelque part… Pourtant nous ne sommes pas à la fin de l’histoire…
Ils voyagèrent des mois, des années, traversèrent mille paysages. Ils arrivèrent un matin dans un royaume ami de celui que le prince avait quitté jadis. Le roi de ce pays avait une fille, que la nature sûrement débordée ou distraite le jour de la naissance, avait très mal servie en dons et en beauté, le résultat était pitoyable. L’enfant si peu comblée était devenue amère de surcroît, ce qui complétait bien le paysage en place. Ce roi prit une idée, secrète mais tenace : ce prince ami ferait un gendre magnifique pour décorer un peu cette laideronne couronnée. Apprenant l’arrivée au château du prince et de sa belle, il cacha sa fille dans un des souterrains… et voilà que se profile encore une complication. Il y a souvent un « mais… » dans le conte merveilleux.
Ce roi reçut somptueusement les deux voyageurs. Et dans la légèreté des vins et des mets fins qui défilaient, subtils et rares, le prince lâcha les confidences espérées par le roi. Il conta son histoire et son désir d’épouser l’Amour des trois Oranges. Le roi, sournoisement, prit un air très digne, conseilla au prince de retourner tout seul, consoler une mère qui le croyant perdu, pleurait chaque matin et un père vieilli par l’absence trop longue de son garçon, disait-on de partout dans les rues des royaumes. Le prince rapporterait aussi pour son amour, des bijoux, des vêtements de soierie, de velours, tous trésors de famille, pour la rendre enfin digne de son rang et de sa beauté. Devant ces arguments de taille, le prince contrarié, laissa l’Amour des trois oranges dans ce royaume-là. Il partit à cheval un beau petit matin, promettant d’être bref.
Dès qu’il eut le dos tourné, le roi fit vivre ensemble les deux filles complémentaires. Chacune avait bien en trop ce que l’autre n’avait pas et la laide princesse apprenait de jour en jour tout ce qu’il lui fallait savoir pour prendre la place de son admirable compagne.
Un soir que les deux filles se faisaient pour s’amuser des coiffures farfelues, l’amère princesse, devant les cheveux d’or de la belle, ne put résister, enfonça dans sa tête une longue épingle d’argent, avec délectation. Mais l’Amour aussitôt devint une colombe et s’envola loin au-dessus de ce monde.
Le prince à son retour, découvrit son amie terriblement changée… la trouva brune, petite, grosse avec des tâches de son partout. Elle lui prit les mains, le rassura, disant :
« Ce n’est pas grave du tout, c’est le vent, le soleil, la nourriture d’ici qui m’ont changée, ça va vite passer ! »
Il finit par y croire. L’Amour ramollit nos plus fines méfiances.
Il quitta ce roi, ce royaume, la grosse petite princesse brune assise avec lui sur le cheval. Son cœur d’homme était transi et la mélancolie, qui avait déserté son âme depuis cette lointaine jeunesse, le reprenait entier dans son voile grisâtre. Ils furent tous étonnés, les parents, les amis et le royaume entier, de le voir arriver avec une promise qui faisait peur à voir, mais lui on l’aimait tant et de le retrouver était une telle fête, qu’on se dit : « Après tout, le voici devenu un homme mûr, comme il fait sera bien… »
On prépara le mariage.
« C’est la cérémonie qui s’annonce solennelle et grandiose qui donne à notre cher fils cet air morose » disait la reine un peu inquiète, tout en brodant le soir près de son roi songeur, l’ample corsage tout blanc de l’affreuse mariée.
Le grand jour approchait. Les gens, dans les cuisines, travaillaient constamment à ce festin royal et même pendant les nuits, les cheminées, les fours, les broches allaient bon train. Terrines, pâtés, jambons, gâteaux de toutes sortes en piles parfumées s’entassaient d’heure en heure. Chacun dans le château ne s’affairait plus qu’à ça. Une nuit, un rôtisseur occupé à farcir de très grosses volailles, entendit une voix au-dessus de sa tête. Il vit une colombe dans un croisement de poutres, l’entendit faire des commentaires sur le repas de noces. Le rôtisseur chercha le prince, qui de toute façon dormait mal. Le cuisinier voulait un témoin assez noble pour constater ce prodige, car chacun autour de lui disait : « Toutes ces nuits aux cuisines, tu fatigues, tu délires, tu hallucines, c’est fatal. » Il n’hallucinait pas. Le prince était d’accord car il leva ses yeux vers la blanche colombe, trouva à l’animal une expression étrange, tendit son bras en perchoir. Elle, sans hésiter ni trembler, s’y posa. Caressant de deux doigts le crâne doux et tiède de la bête, le prince sentit la tête ronde et dure de l’épingle d’argent. Il la retira. Aussitôt l’Amour des trois Oranges apparut dans le tourbillon léger de quelques duvets de plumes blanches. Elle était telle qu’elle avait toujours été, depuis sa naissance dans la peau de l’orange, magnifique, lumineuse et parfaite. Le royaume entier soupira d’aise de voir à son monarque une autre épouse que cette menteuse, grogneuse, hargneuse, mielleuse qui fut brûlée sur la place publique. C’est ainsi que parfois on fait en ces temps et ces lieux vaporeux et abstraits des histoires où les visages de l’amertume et de la vraie méchanceté disparaissent dans le festin des flammes, pour nettoyer notre histoire…
Très long ce conte, mais la vie l’est aussi. La vie est une quête qui ressemble à celle-ci, pour qui cherche sans répit l’Amour des trois Oranges.
Sortons doucement de cette histoire sans âge, sortons des mille paysages, sortons sans bruit, sans grincement, sans regret. Prenons le passage qui quitte ce mirage, mage de l’image, imaginaire carnage, plumage sage de mariage.
Voici le rivage, il faut rentrer chez nous, le conte est dans la page… qui s’en va.
Patricia Gaillard - La Bellé au bois et autres histoires - éditions Le pré aux clercs - Paris - 2007