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DISTANCE(s)

DISTANCE(s)

Pubblicato 23 apr 2022 Aggiornato 4 dic 2023 Cultura
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DISTANCE(s)

I

« Distance, nf : intervalle qui sépare deux objets dans l’espace et dans le temps et qui peut s’évaluer au moyen de perceptions fines, telles que les émotions ou les pensées. »

Je passe au second dictionnaire, qui encombre allègrement ma moitié de table.

« Engl. Distance, …… ; Note : distant past / vague souvenir ; away / distant (several miles away ... : distant de plusieurs miles) ; distant greetings (e.g. : long-time-no-see: ça fait un bail) ; distant call centre : téléservice ; sports :a distant fourth, arrivé quatrième, loin derrière etc. »

"απόσταση" (c'est du grec mod.); "расстояние" (du russe)

Tranquille, en section « dictionnaires & encyclopédies », moi, un simple numéro parmi des centaines de petites et de grosses têtes, en bout de table – pratique pour étaler mes dossiers, mes notes, mon billet SNCF.

Tranquille, j'étais ; Jean-Pierre passe par là.

« Tu bosses ?

— J’essaie. En fait, je me fais une liste d’équivalences ….

— … on est dans une bibliothèque, mais quand même tu n’es pas obligé de chuchoter.

— Je sais, c’est juste que je n’ai pas envie de déranger tout le monde.

— Bah, ils sont tous comme nous, qu’est-ce que tu crois ? Ils ont l’air de chercher une référence et ils pensent déjà au pantalon qu’ils vont trouver chez Tati.

— Bon, écoute-moi, je vais m’éloigner …

— … ça s’appelle garder ses distances …

— … comme ça, on ne sera plus tenté de parler, on dérange.

— Les livres, ça assourdit.

— C’est comme l’histoire de l’huma…

— … bon vous avez fini ? On ne peut pas se concentrer…

— … c’est vrai, y’en a marre, vous trouverez des tables sous l’escalier pour ceux qui ont besoin de travailler en groupe. »

II

Un jour il faudra que l'on dise un mot des petites bibliothèques de quartier. Il en est une qui m'a sauvé; j'étais à l'école primaire, il y avait trop de choses à digérer après les classes ... ou avant. Les instituteurs — en ce temps-là, ce n'était pas un gros mot — ne savaient plus comment s'y prendre pour que je retienne l'abc des mathématiques, pour que je cesse d'avoir "l'esprit ailleurs", pour que je mette à lire. Ah! il y avait Tintin, mais on n'apprend rien dans Tintin ... Dès qu'elle pouvait, ma mère venait me chercher à l'école, et on rentrait en passant par la bibliothèque du bout de la rue.  Et là,  le salut a fini par venir; j'en ai trouvé, de ces livres d'aventure qui vous tenaient en haleine, de ces récits de voyage grâce auxquels on pouvait s'endormir sur l'île de Pâques ou à Djibouti, ces secrets de la Mer Rouge illisibles pour les adultes. La dame de la bibliothèque avait deux bureaux; elle était toujours assise au premier, debout au second, où elle déroulait du papier transparent, intermédiaire entre le jaune paille et la teinte des feuilles qui servaient au boucher pour emballer les biftecks. La dame de la bibliothèque avait un sourire aussi doux que sa voix, elle pouvait parler pendant des heures avec ma mère, qui repartait toujours avec le sourire, les mains pleines de romans et de biographies.

Lorsque la Direction des Affaires Culturelles a décidé de fermer la totalité des bibliothèques d'arrondissement et "tout regrouper" dans une grande médiathèque, elle n'a pas compris qu'elle allait priver des centaines de petites gens de leurs habitudes de lecture , et qu'il n'yaurait plus de salut pour les retardaires de mon genre. Quand j'ai interrogé l'une de ces saintes femmes quarante ans plus tard, lors d'une étude pour la DRAC, elle m'a dit, presque en pleurant, "on nous compte nos enveloppes" — eh oui! il fallait être pauvre, rayonner sans dépenser, on n'est pas l'armée, quoi ....

J'ai entrevu un jour le bureau de M. le Directeur des Affaires Culturelles — les dossiers que Monsieur avait sous le coude: 'Importance de la lecture publique', 'Pratique culturelle et proximité'; j'ai alors compris dans quel cadre se faisaient ses choix. Un autre jour, j'ai vu son complet-veston, puis son stylo.

Mon rêve, ce serait plutôt la bibliothèque imparfaite: tout y est flou. Ce que l'on perçoit le mieux cache le reste. Il y faut des jours pour trouver l'invisible ou le sans-pareil. L'une d'entre elles avait dans l'un de ses rayons, un classeur, accessible à tous mais jamais ouvert, de cent-cinquante lettres échangées entre un professeur de philosophie et les plus grands penseurs de son temps. Elles sont maintenant inaccessibles, personne ne saurait vous dire le numéro sous lequel elles sont archivées. 

Les bibliothèques idéales dont les fonctionnaires de la culture ont rêvé tiennent encore moins de l'utopie que celles de Borgès, Aby Warburg ou François Grudé La Croix du Maine. Elles acccumulent les nouveautés, les phénomènes de mode, et rejettent plus qu'elles n'accueillent. Et surtout elles ne conservent plus. Obligation de revendre, brader, jeter, donner — pour engranger du neuf, du prêt-à-porter.

 

 

 

III

"pellder" (gallois), "khoảng cách" (vietn.) etc.

Toujours la même histoire, c’est comme ça depuis le début, il suffit que je veuille dire quelque chose d’important, à chaque fois, je suis prié de me taire.

Là par exemple, je la voyais, l’histoire de l’humanité ; la cohorte des tribus primitives en plein désert, réduites au silence par le Livre qui les protège du soleil (enclum-ineux, si je puis dire) ; elles avancent entre deux énormes parois sans fin de roc rouge et d’arbres desséchés, en se fiant aveuglément à la ligne de plus grande pente de la vallée, ligne que suit la direction des eaux courantes, et ce jusqu’au début de l’Histoire et à l’invention de l’écriture — à un détail près : ceux qui seront parvenus au terme du voyage n’auront plus rien à noter puisque le Livre les enjoint au silence.

— Le livre, le livre ! ça ne colle pas, ton histoire, ou ta préhistoire. Aux temps dont tu parles, il n’y en avait pas ! 550 ans de livre, 4000 ans d’écriture, 400.000 ans d’hominidés, tu devrais rencontrer plus souvent tes amis paléontologues (De vous à moi, je les trouve un peu ... distants). 

— Silence sur tout, alors.

— Vaudrait mieux.

IV

J'ouvre ici la partie la plus belle de mon histoire; auparavant, laissez-moi dire juste quelques mots sur un personnage de premier plan, connu pour ses récits, mais dont aucun lecteur n'a retenu un seul des personnages. Non ce n'est pas Jean-Pierre !, il s'appelait Jorge-Luis. L'un de ses premiers emplois lui fit exercer d'obscures fonctions dans une petite bibliothèque de quartier, à Buenos-Aires — ce fut le début d'une oeuvre propre à donner le vertige. Borges, c'est lui dont il est question, écrivit un jour: "Le monde est un livre" — ne pas croire que c'était un mot d'esprit ou une métaphore pour parler d'autre chose. Il alla jusqu'à imaginer sa "Bibliothèque de Babel", son architecture, ses niveaux, étages et rayonnages mesurés avec précision, et sa décoration intérieure : du plus petit au plus haut niveau, l'établissement reposait dans son entier sur la figure de l'hexagone. Tout le savoir du monde, y compris ce qui reste à découvrir, trouvait à s'y loger. « D'autres, disait-il, appellent bibliothèque ce que j'appelle l'univers ». Sachant que la bibliothèque de Babel, telle qu'il l'imaginait, contient tous les livres, écrits et à paraître, si vous entrez dans la tête de n'importe quel lecteur, vous jugerez que Jorge-Luis avait raison; imaginez un milliard d'individus, un milliard de lectures du monde, c'est plus que l'univers qui se trouve en puissance chez le plus simple des inscrits à la bibliothèque de quartier. Alors, certains diront que ce labyrinthe d'hexagones est inconcevable, mais c'est bien la preuve que l'imagination totale est littérature. 

Jorge-Luis devint aveugle dans sa cinquante-cinquième année. Le Paradis comme bibliothèque, n'est-ce pas le paradoxe du non-voyant (lire est voir, distant Eden de n’être plus aveugle.)

V

C’était toujours comme ça. Depuis trente ans je rêvais d’un … livre, d’un « recueil défait » (tous mes poèmes réunis), sauf que (comme on dit aujourd’hui) le dernier chapitre commencerait par « Voilà donc comment on assassine les poètes et la poésie ». Après tout Rimbaud a tout arrêté pour vendre des armes, et, si je puis me permettre de me comparer à lui sur un point, il se trouve que moi aussi, j’ai fait le chien d’arrêt, j’ai joué au chien d’arrêt et j’ai perdu. Des vers et des vers, des pages et des pages, le sempiternel début idéal, et toujours quelqu’un plus tard pour siffler la récréation : « T’as pas encore fait ce que je t'ai demandé ? », « Il vous reste quinze jours pour me rendre ce rapport ».

Des vers et des vers, des pages et des pages, certes pas assez pour couvrir les murs de cette bibliothèque où je me trouve – au fait, tu sais, tu prends une photo de cette salle, tu passes ton image dans PhotoWorkShop, tu crées un axe central et tu dédoubles horizontalement, idem verticalement, tu obtiens un infini borgesien – des millions de questions sans réponses, d’hypothèses, de considérations sur le déjà fait, d’espérances inabouties, d’espoirs mort-nés. Et tout cela traduit et retraduit dans toutes les langues de la cohorte …                                                       « Tu comprends maintenant pourquoi tu n’as pas besoin de rajouter des vers et des pages, d’ajouter à cette poussière sans fin, pourquoi ce n’est pas vivable avec toi, de croître en toit …

— … ??

— de croire en toi et de te voir sans cesse dans tes jeux de mots et tes enfants qui grandissent et peut-être que tu ne les vois pas grandir, et mon amour qui se dessèche peu à peu (comme les arbres qui surplombent la ligne rouge de la vallée elle va me le dire, je suis sûr qu’elle va me le dire, mais peut-être suis-je déjà trop loin — distance !).

Par exemple, il y avait celui-là :

« La femme est loin de moi à distance des yeux »

Elle était devant moi, sa poitrine, nue, préservée par sa longue chevelure noire.

Aujourd’hui, c'est d'une tumeur qu'elle se défend – loin. Tenez-vous à distance !

« Pourtant nos doigts se tiennent, récitant leur prière

Au long des lignes de la peau. Une froideur d’albâtre fige ses phalanges :

De mes bras musclés par tant d’amour, je forme une statue ».

VI

Il n’empêche, qu’on le voie d’une manière ou d’une autre, les artistes qui souffrent de cette intime urgence de créer finissent par tomber, un jour ou l’autre n’en peuvent plus, regardent en riant le fameux lien social, supplient qu’on ne leur en parle plus, car c’est bien ce lien dans lequel on les prend (phrase très dure à réaliser, car, vous l’aurez remarqué, elle évite le masculin autant que le féminin).

— Pour moi la vraie distance, elle est là, elle est dans ce « fiche-nous la paix avec tes tubes de couleur et tes mots qui résonnent, écrase-toi, c’est ce que tu as de mieux à faire ici ». Alors, voilà, les enjeux sont posés, les termes du combat sont là, qui est pour, qui est contre on le sait, va-t-on tuer père et mère pour écrire ?, jamais de la vie !

— Nom de Dieu, tu en es encore là ?                                                             

— Et quoi ? J’aurais pu parler des enfants de Huxley, tu te souviens les alpha et les beta

— C’est de lui ?

— ... Ou dire un mot de l’exception finlandaise

— À quel propos ?

— Sibélius. Tellement rare d’avoir un compositeur de stature internationale que l’état lui offrit une totale résidence jusqu’à la fin de ses jours en contrepartie des œuvres dont il ferait don à sa patrie.

— Respect !

— Et j’aurais même dit un mot de la contre-politique du samizdat. Nos œuvres ici sont sans courage politique, mais la plupart sont écrites comme des samizdat, en cachette de tous, comme un plaisir fantasmé mais interdit.

        

« Elle est allongée là, ses seins berçant ses cheveux noirs,

Les mains croisées sur le ventre,

Pour un christ de brume

Les paupières ne se rouvriront plus. Leur voyage est fini 

Au chevet et dans l’universelle distance

Du néant achevé. »

 

 Jerome Smith-Collier (avril 2022)

jer_smith-collier.auteur@laposte.net

 

 

Phot.1 , 2: Eric Desmazières. The Library of Babel (TheParis Review)

Phot.2 : J.E. Millais La Mort d'Ophélie (Source: Wikipédia)

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