Hippocalliphène
Hippocalliphène
La lumière tamisée du restaurant se reflétait sur la paroi de l’aquarium ; un couple d’hippocampes flottait entre deux eaux, sans effort visible, tels des spectres. Quand la porte des toilettes claqua derrière moi, je rentrais mon peigne dans la poche arrière de mon jeans. Ma mèche gominée me semblait parfaite ce soir, ondulée et luisante, pareille à un attrape-mouche. Il ne me restait qu’à trouver l’insecte qui viendrait s’y coller. Cela ne prit qu’une minute : une interminable paire de jambes, des escarpins à une extrémité et un long buste à paillettes de l’autre, sortit de la cuisine sans tambour ni trompette. Le silence ne dura qu’un court instant, déchiré par un cri rauque : « Mange de la bouette, mon ostie ! Mange des brouettes de bouette et ne reviens plus ici, tu m’entends ! » Elle ne l’entendit pas, non ; elle avait déjà passé le seuil de la porte rotative. Et si tout allait bien ce soir, elle n’entendrait plus jamais cette voix. Ni aucune autre, d’ailleurs — j’allais m’en assurer.
J’enfilai mon Perfecto, glissai deux gros billets sous mon verre — le repas avait été fameux — et partis en chasse. Je n’eus même pas à me demander de quel côté elle avait tourné : campée devant la vitrine, la femme dessinait quelque chose avec son rouge à lèvres sur le panneau du porte-menu accroché au mur. Elle ne faisait pas attention à moi quand je me postai derrière elle.
La grosse vache !
Elle venait de placer le point d’exclamation d’un geste sec, comme un coup de fouet. Les trois mots étaient écrits juste sous le nom du restaurant — « Au Galop » — ce qui dénotait un certain sens de l’humour. Ma soirée s’annonçait parfaite ! Je lui susurrai (un seul « s », oui je sais ça surprend) :
— C’est dommage de recouvrir ce si beau menu, calligraphié au pinceau ! Vous n’avez pas aimé votre plat ?
Elle se retourna et je vis son regard s’illuminer — je ne m’en étonnai point, c’est parfois l’effet que je fais.
Je dois admettre qu’obnubilé par ses jambes, je n’avais pas prêté attention au visage de ma future proie : les traits finement allongés, les lèvres minces mais bien dessinées, des oreilles que l’on devinait juste un peu décollées et hautes sous de longs cheveux — presque une crinière. J’avais hâte de me mettre en selle. Je lui fis donc mon plus beau sourire, celui que j’avais travaillé toute l’année face à mes nombreux miroirs. J’aimais me surprendre moi-même : je passais devant mon reflet quelques fois rapidement, à d’autres moments je restais immobile, et j’essayais de reproduire ce sourire comme un cow-boy dégaine son revolver.
— Puis-je vous raccompagner ? Loin de moi l’idée de vous importuner, mais les rues de la ville ne sont plus très sûres, hélas. Surtout pour une femme !
Elle me dévisagea un instant.
— Vous ne m’importunez point, cher monsieur. Je rejoins des amis pour danser, à seulement trois coins de rue d’ici, mais j’accepte. Je m’appelle Hunter.
— James. Comme James Dean.
Je n’avais donc que quelques minutes pour convaincre mais j’aimais les challenges. Et cela faisait mon affaire finalement, car je portais mes santiags qui me serraient les pieds en fin de journée — rien pour arranger ma démarche un peu gauche, rédhibitoire pour certaines.
Je vous passe les détails de notre brève conversation, je préfère ne pas partager mes techniques d’approche de la gent féminine. Disons que j’ai une certaine expérience et un taux de succès plutôt élevé.
Nous marchions donc côte à côte, très lentement, pour faire durer le plaisir. J’arrivais à l’amuser. Elle dut même s’arrêter une fois, secouée par un fou rire et à la limite de l’entorse dans ses escarpins. Revenue à ma hauteur, elle me dit :
— Vous avez les genoux varum ! Vous montez à cheval ou c’est congénital ?
Je mentis bien évidemment — personne n’irait vérifier.
— Je monte, oui. Depuis mon plus jeune âge.
Elle m’effleura le bras — très directe, la dame.
— Voudriez-vous être mon cavalier, ce soir ?
J’acceptais l’invitation en hésitant rien qu’un instant — il faut toujours jouer les innocents. Je notais quelque part dans ma mémoire la conversation de ce soir : je souhaitais l’essayer sur d’autres femmes. J’avais l’impression de tenir quelque chose. Nous tournâmes à droite au coin de rue.
Ses talons et les fers de mes bottes frappaient les pavés en rythme. Deux chevaux au pas, en direction de l’écurie. Elle me faisait rire à son tour. J’avais beau m’être promis de ne plus jamais tomber amoureux, son physique et son caractère racés ne me laissaient pas indifférent. Je dus me secouer la tête une seconde pour reprendre le contrôle de mes émotions.
Hunter sortit son téléphone de son sac à main, s’arrêta, et commença à écrire quelque chose. Elle leva les yeux et, voyant mon regard interrogateur, elle lança :
— Désolée, j’en ai pour trente secondes : je préviens mes amis que je ne suis pas toute seule. Ils pourront prévoir le bon nombre de verres.
— Pas de soucis.
En fait, oui, il y avait un souci. J’avais peut-être de la concurrence. Et puis, il y avait maintenant des témoins potentiels qui verraient mon visage. Il fallait que je joue mes coups finement.
Au coin de rue suivant, Hunter s’arrêta quelques instants pour enlever ses escarpins et se masser les pieds. J’avoue que la regarder monter la jambe sur le côté, et observer sa jupe se retrousser juste un peu, m’a quelque peu déstabilisé. J’ai figé devant ce sourire d’une naïveté déconcertante. Quand nous sommes repartis, je n’ai pas fait attention à l’endroit où nous étions. Nous empruntions maintenant une ruelle. Décor très cliché : passage éclairé par des lampes surmontant les portes de service, conteneurs de métal débordant de cartons, quelques sacs éventrés, éclats de verre, odeurs d’urine. Nos ombres se dessinaient sur les murs de briques quand nous passions devant une lumière plus forte. Il ne manquait plus qu’une musique dramatique.
Ce n’est qu’une centaine de mètres plus tard que mon cerveau réalisa : nous revenions à notre point de départ, derrière le restaurant. Je m’arrêtai pour lui demander :
— Vous m’aviez dit trois coins de rue, mais j’ai l’impression qu’on tourne en rond, là, non ?
— Tu crois ? répondit-elle. Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
Le changement de ton et le tutoiement m’étonnèrent, mais un seul instant. J’eus à peine le temps de reconnaître la note que fit l’objet qui me frappait le crâne.
…
Ouch ! Mal de tête, c’était le moins que l’on puisse dire. Des acouphènes insupportables, stridents, me brouillaient le cerveau. Je n’ouvris pas tout de suite les yeux, désorienté, les sens redémarrant un à un comme un ordinateur après un blue screen. Je cherchais à comprendre ce que je faisais là, ce qui s’était passé dans les minutes précédentes. J’entendais des sons, lointains, déformés, comme si j’étais sous l’eau. Je sentais une vague odeur de cuisine, de viande hachée peut-être. J’étais allongé sur un carrelage glacé, les muscles endoloris, mes pieds et mes mains semblaient attachés.
Fuck ! J’étais attaché. Je voulus crier mais rien ne sortit. Je devinais les relents de mon haleine, un filet de bave coulait sur ma joue et je peinais à avaler. Je n’arrivais pas à déglutir : un morceau de tissu m’obstruait la bouche ! De grosses gouttes de transpiration déjà froides glissaient sur mes flancs. J’avais peur. Le chasseur était devenu proie.
En un instant, mon système nerveux repartit enfin sous l’effet de l’adrénaline. J’ouvris les yeux. La lumière blanche, forte, provenait des dalles dans le faux plafond. Une fois habitué, je balayai la pièce du regard : un immense plan de travail en inox occupait le centre, entouré de fourneaux et d’éviers. Les murs de céramique étaient recouverts d’armoires elles aussi en acier inoxydable. J’étais dans la cuisine d’un restaurant.
Mes muscles commençaient à s’ankyloser, je me mis donc à bouger comme je pouvais. Les fers de mes santiags claquèrent sur les carreaux. Hunter sortit de la chambre froide, une caisse dans les mains.
— Tiens, mon beau cavalier se réveille.
J’allais lui demander ce qu’il se passait quand un géant recouvert d’un immense tablier de caoutchouc noir apparut. On ne voyait dépasser que son cou de taureau surmonté d’une petite tête, et des bras comme des jambons. Il portait un énorme appareil de cuisine entouré d’un plastique translucide qu’il déposa sur le plan de travail.
Hunter le regarda en souriant, puis me toisa avant de reprendre :
— Alors, James ? Olivier, peut-être ? Olivier, ça te va mieux. N’est pas James Dean qui veut…
Elle avait visiblement fouiné dans mon portefeuille. Elle s’approcha, enleva le bâillon de ma bouche, puis recula. Ses yeux semblaient me fouiller l’âme, évaluer chaque partie de mon corps. Je sentis un début de nœud à l’estomac : je me trouvais en vilaine posture. Je restais sans voix.
— Tu n’es plus aussi bavard que tout à l’heure, mon bel Olivier.
L’homme installait l’appareil avec délicatesse. Elle sortit des sacs de congélation de la caisse.
Je finis par lui demander :
— Pourquoi suis-je ici ? Qu’ai-je fait ? On m’attend, des gens vont s’inquiéter.
Mon mensonge sonnait faux, je n’avais jamais travaillé le rôle de la victime.
— Tu es simplement malchanceux, Olivier. Le dernier client à quitter le restaurant.
— Détache-moi !
— Attends, je t’explique. C’est beaucoup moins compliqué que ça en a l’air. Mon mari ici présent, excellent cuisinier, n’aime pas que je couche avec des pseudo-étalons tels que toi.
— On n’a pas couché ensemble ! Je n’ai pas couché avec elle, monsieur !
Il leva la tête, me fit un large sourire, puis continua de monter son appareil : un hachoir électrique.
— Ça ne change rien, Olivier. Il n’aime pas que je couche, mais il passe au-dessus de tout ça. L’important c’est la qualité de la prise. Tu vois, mon beau, nous sommes les propriétaires du dernier restaurant de viande chevaline de la ville. Et de la viande de cheval, il ne s’en fait pratiquement plus.
Elle déballa un lambeau sanguinolent, qu’elle donna à son mari. Il alluma l’appareil et commença à hacher le morceau. Je transpirais à grandes eaux.
Elle reprit :
— Je souffre d’une maladie très très rare qui provoque, de temps en temps, des crises d’hippocalliphènes : dans ma tête, certaines personnes prennent l’apparence de beaux chevaux. Tu voulais être mon cavalier ce soir, tu seras mon cheval.
Contribuisci
Puoi sostenere i tuoi scrittori preferiti

