Souvenir d'une partie d’Échecs, avec un type à la moustache fournie qui demandait à se faire enfermer la nuit parce qu'il avait eu des envies de meurtres sur sa femme.

Ne me demandez pas pourquoi, il n'a pas voulu me dire.

Le lieu est glauque.

Mais prenons les choses sous un autre angle : on est en France, et quand même tout est fait pour sauver ceux qui peuvent encore l'être.

J'aurai été attaché à un mur à Madagascar.

Les journées oscillent entre divers entretiens médicaux avec des médecins qui ont parfois plus de problèmes que toi, mais qui ont quasiment le droit de vie ou de mort dans ces lieux.

Quelques parties de Scrabble avec une infirmière qui me force à prendre une taule contre elle après chaque déjeuner jusqu'au jour où j'ai réussi à l'avoir.

L'après-midi, tout le monde a appris la belote sous la houlette de Philippe. Les tournois s'enchaînent, on parie des clopes, et chaque jour tu te rends comptent que la folie, c'est vraiment subjectif quand tu vois les signes que ces fous sont capables d'inventer.

Je finirai binôme de Philippe en personne.

La belle vie sous un autre angle, faut pas t’inquiéter…

Christine te montre tous les trucs et astuces pour ne pas prendre les cachetons… Connait peut-être un peu mieux le Vidal Psy mieux que certains soignants.

Quand tu vois dans quel état ils te mettent…

Avant d'aller me coucher, Stéphanie a accepté, presque à contre cœur, de mon montrer des exercices de respiration pour mes crises d’angoisses.

Même si au bout quelques temps, je suis le seul… à pouvoir… la toucher…

Et à pouvoir la calmer avant qu'elle monte en pression…

C'est qu'elles sont violentes les siennes.

Quand tu sais pourquoi…

Solange, veille sur moi… Une bonne âme…

Elle aussi quand tu connais son histoire, ce n'est pas normale que ce soit elle qui finisse alcoolique et dépressive.

Ce n'est pas normal que ce soit moi "le premier homme qui la regarde comme ça."

Juste avant, juste après manger, Alain, la cinquantaine bedonnante mais pas excessive, Cadre à priori bien rangé, t'attends avec une moustache, un échiquier et un calme à vous glacer le sang.

Ça fait 3 mois qu'il est là. Et il n'a trouvé personne avec qui poser le plateau. Et il tient à sa partie…

Et je me fais démonter…

Et je tiens de plus en plus chaque jour. Il apprécie, me conseille. Me parle technique, et puis quelques semaines après, peu de temps avant sa sortie, il y une partie qui m'a marquée.

Ma Dame lui a fait du mal soutenue par un fou… Je n'ai jamais aussi bien utilisé mes deux cavaliers en soutient. Mes tours et mes pions sont restés en arrière. Défense intraitable. Je ne lui jamais laissé l'occasion de sortir la sienne !

Pour la première fois je l'ai senti… agacé…

Un moment, je perds un fou, et je comprends qu'il m'a fait une sorte de diversion. J'analyse de nouveau le plateau.

Et dans sa Stratégie, il y a maintenant un coup où sa Dame sera à découvert… Mais c'est du Dame pour Dame…

C'est qu'il m'a quasiment retourné le cerveau pour m'amener à ce choix. Long à expliquer.

Je peux esquiver, mais si je joue moins offensif avec lui, je me fais plier. On est 3 coups avant. Et je dois jouer Ma Dame en retrait ou avancer mon fou pour aller au sacrifice. Je perds ma Dame, ou je perds mon fou. Mais dans tous les cas de figure, il me fait mal.

Il sait que j'ai compris son mouvement et que je sais qu'il sait que j'ai compris le choix que j'ai à faire.

Il attend…

Il y a du Tao, du Poker et du "Esprit Criminel" dans la pièce à ce moment précis. J'avance enfin. Me demande si je suis sûr. Lui dit que oui. Sacrifie ma Dame pour faire tomber son point fort, le mets de nouveau sous pression, et même plusieurs fois en "Échec"…

Mais fini par tomber, par impatience, cette fois-ci, peut- être aussi un peu déstabilisé par son coup de Maître.

Il m'a remercié chaudement après cette partie. Il sait que je me suis déconcentré après son retournement de situation. Il sait que j'ai vraiment mal joué un "Échec" en particulier. Il sait aussi que je l'aurai plié s'il ne m'avait pas proposé ce dilemme.

Je ne l'ai jamais battu, mais je n'ai jamais été aussi proche.

Il y avait quelque chose d'illuminé sur son visage après cette partie. Il avait même une sorte de… sourire… que je n'avais pas depuis peut-être plus d’un mois qu'on jouait ensemble.

Il m'a remercié mille fois avant de sortir, et m'a dit qu'il se souviendra longtemps de cette partie.

M'a dit de reprendre des études un jour si j'en avais l'occasion.

Merci Alain…