Morphine et chocolat
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Morphine et chocolat
85 %... Mon vénéré tentateur ! Plus rien ne presse et tout est vain : je suis là, attablé, le nez humant les effluves de menthe s'évaporant de ma tasse de thé. C'est le prélude au péché, l'instant de félicité avant la chute, la dernière bouchée du condamné.
Ma main fébrile autant qu'impatiente s'échine nerveusement à déchirer la feuille d'aluminium, voile pudique qui ceint l'objet de ma convoitise. Mes doigts nerveux se font enfin agiles : « clac, clac », deux morceaux enlevés en autant de détonations, le silence succède au bruit, la cérémonie interlope peut commencer.
Eléanore, ma fille, est irrémédiablement attirée.
— Qu'est-ce que tu manges ? me lance-t-elle. Encore du chocolat ? Noir ou bien au lait ?
Sans un mot, sûr de moi, je lui tends la tablette à moitié déballée. Ses boucles jusque-là curieuses esquissent un refus poli. Le renoncement sage des non-initiés, qui recherchent simplement la décharge de dopamine dans quelque bouchée sucrée. Les enfants se méfient des ténèbres, ils n'aspirent qu'au jour et le sucre est leur astre. Bénis soient ceux que l'amertume effraie ! Je puis rester seul avec ma honte et mon envie.
Thé à présent tiède, rite immuable, il s'agit d'y plonger la substance, carré par carré. Un an auparavant, je ne connaissais pas ces habitudes. Je ne rêvais pas d'éthers musqués et de sauts graciles jusqu'au firmament, je ne faisais que travailler, bosser, trimer jusqu'à l'épuisement. Icare savait-il nager ? Cela peut s'avérer utile quand la morsure d'un soleil impitoyable dissout la cire de vos ailes fatiguées. Le temps, vainqueur, s'étire aujourd'hui sur mon quotidien de grand brûlé. Autour de moi, chacun veille : élever mon taux de sérotonine, priver d'oxygène le feu qui m'a tout entier embrasé, refroidir la fièvre du désir d'absolu... Tant de personnes écopent pour me maintenir à flot, aucune ne peut soulager la douleur de blessures invisibles, fournir de la morphine à mon ego. Le chocolat, ce trou noir comestible, le peut.
Avalé, le premier morceau, mêlé à ma salive avide, fond en une lave épaisse et amère qui inonde ma bouche. Le corps entier se crispe, cédant à l'injonction d'une petite mort imminente. 85 % de cacao, 85 % de noirceur et d'amertume égales, qu'il est grisant de mâcher un autoportrait qui, après vous avoir investi tout entier, vous colle aux dents puis disparaît. Un deuxième bout, cette même lente procession de saveurs vénéneuses qui soignent le mal par le mal. C'est ainsi qu'on peut avaler la mélancolie comme on ingère un médicament. Reste encore à la digérer.
Amandine, ma compagne, observant à la commissure mon forfait, me rappelle qu'ici, produit en vente libre mais consommation réglementée. Deux tablettes par semaine, sans ordonnance et sans partage, deux tablettes et seulement pour tourner la page.