L’heure bleue
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L’heure bleue
Septembre, il est six heures. J’ouvre la fenêtre de ma chambre. A l’horizon il y a le Mont Blanc. Il est rose, lui. Il reçoit avant tout le monde les premiers rayons du jour. En enfilade il y a la Charvaz et la Dent du Chat encore nimbées du bleu de leurs rêves.
Dans la cour, un tilleul en érection fait le beau. Il me semble plus dru vu du dessus. Repense-t’il à la longue cuisse puissante et lisse de Céline que sa jupe de bohémienne dégageait, hier soir, au rythme de ses flottements ? Dessous il y a la table en bois brut et un bric-à-brac de chaises dépareillées. Sur la table, les vestiges de notre apéritif : une bouteille de Bonnard vide, un pétillant local très honnête pour le prix et un cendrier rempli de coquilles de pistaches.
À droite, sous le auvent, dorment des motos anciennes. Je ferme les yeux et j’imagine qu’il y a parmi elles, la Sapetoku de Monsieur Gaston et une magnifique Gelapet-Och. Une machine moldave, très rare, fonctionnant à l’éthanol frelaté.
En bas, la porte d’entrée donne sur un perron desservi par deux escaliers symétriques. Une treille de raisins blancs prolonge la balustrade. Près de la volée de droite il y a un puits sur lequel a été installée une pompe à bras, un chef d’œuvre de fonderie d’art.
À l’entrée du jardin, contre un mur en pierres sèches, il y a un figuier. Ses fruits sont mûrs, très mûrs. Le sucre percole et colle à travers leur peau striée. Ils s’ouvrent sur une chair rose, marbrée et granitée, luisante et suave, exhalant un parfum d’une telle sensualité que si Dieu, dans son récit biblique, avait remplacer la pomme par une figue, l’Homme n’aurait sans doute jamais quitter le Paradis.
Au fond du jardin il y a trois rangs de tomates, un autre de courgettes et quelques poireaux en mal de croissance.
À gauche une grange immense et mystérieuse impose par sa carrure. Une grande plaque publicitaire en métal émaillé surplombe le linteau et vante les mérites des serviettes Le Tanneur.
Du coin de cette grange part un grillage à poules. Il est l’hypoténuse d’un grand triangle rectangle ou courent, justement, trois jeunes cocottes, des herbes folles et un vieux prunier unijambiste, le tout sous le regard amusé de quelques buissons et ronces. Adossé au pignon un poulailler tout neuf attend ses dormeuses à la tombée du jour. C’est le moment où notre arbre se fige et prend la pose. Une pose théâtrale. Tel un chanteur d’opéra il étend ses branches noires, fixe son maigre tronc dans la terre argileuse. Nos poulettes préfèrent sa ramure à la paille de leur gîte mural. Elles savent que le renard ne grimpe pas aussi haut. Mais la fouine si. Ça, c’est moi qui le sais. Le soir, je descends pour les installer hors d’atteinte de l’assassin agile. Et elles se laissent cueillir sans protester comme des fruits lourds et chauds. Je les passe par la trappe, remonte le pont-levis. Je reviendrai demain, à l’heure bleue. « À cette heure incertaine, à cette heure entre deux où le ciel n'est pas gris même quand le ciel pleut. »*
* Extrait plus ou moins fidèle d’une chanson de Françoise Hardy