Le temps d'avant
C'était le temps béni des années 90. Lorsqu'un déplacement professionnel était une véritable escapade aussi bien du quotidien du bureau que de celui de la maison. Lorsque donner rendez vous à un ami ou à une amoureuse était un grand événement qui se préparait quelques jours voire des semaines plus tôt. Et le doute jusqu'au dernier moment : viendra-t-elle ? Sera-t-il présent ? Sans coup de fil. Sans texto. Lorsque les enfants menaient leur vie d'enfant. Avec leurs enseignants, leurs copains, leurs jeunes filles sans pair et quelques jeunes garçons. Sans l'intrusion des parents. Lorsque "passer sonner" à l'occasion d'un séjour dans la région, chez des amis perdus de vue ou dans la maison de famille, donnait lieu à des surprises, bonnes ou mauvaises, des imprévus délicieux pour impréparés.
Qu'il était bon le temps de la déconnexion naturelle de nos vingt ou trente ans ! Aujourd'hui ma fille est en "chat" permanent : avec son amoureux, sa meilleure copine, son papa ou son moniteur d'auto-école. Plusieurs fils de discussion en même temps. Elle ne sait pas qu'est-ce qu'elle fait dans une heure sauf qu'un appel irrésistible à un rassemblement intime ou "people" va tomber d'un ding dingue dong de son smartphone et l'enlever en quelques secondes : l'alerte d'un ami dont il s'agit de rehausser le moral ou la découverte d'un événement immanquable propulsé par les réseaux dans le coin ou encore plus loin. Peu importe. Blablacar assure les liaisons. Et ceci se vérifie aussi pour un sejour de vacances ou un nouveau job. Du "last minute" qui n'est jamais la dernière. D'autres suivront.
Le temps de l'avant
Et mon regard de psy psychosocial me dit que ces nouveaux comportements ne peuvent pas être sans impact et sans trace dans l'évolution, dans l'involution plutot, de l'espèce dont je fais partie. Le chasseur cueilleur est de retour. Le tout à portée de main n'enlève rien au stress vécu. Le même de nos premiers pas debout. Il faut bien saisir ces instants de vie.
L'allure même de nos jeunes est redevenue simiesque : le dos voûté, le front rétréci à scruter l'écran, les mains réduites à la pression du pouce sur les paumes qui tiennent l'appareil fétiche. La pensée en arborescence et l'émotion aussi explosive que réduite : l'instant d'après, elle passe comme un écran qui défile à droite. Il n'est même plus d'ascenseur ni d'historique.
De mon temps
Je m'attends à de petits enfants Tamagotchi ou Pokémon que je garderai ou que j'irai chercher virtuellement. Je m'attends à une communauté de gendres et de belles filles, à quoi bon en faire des ex, qui regardera d'un air curieux mon couple stable et mon métier. Oui, mon métier de l'âge de faire là où, probablement eux, ne feront plus qu'imaginer et être payés par un Leetchee abondé par des rentiers et des spéculateurs. Je me vois bien finir dans un EHPAD sur Mars avec l'assurance d'y vivre vieille et vieux tandis que la Terre se réchauffe et que nos petits reviennent aux grottes mais cela oui, avec wifi 10G et plus. Toujours en lien globalisé. Toujours occupés. Nourris de jingles et bercés de nouvelles du monde entier.Vite. Je réécoute David Bowie et je reviens en 1983 avec Let's dance version vinyle. Je coupe le smart phone. Je ne suis pour personne. Je n'irai pas en 1990. Je ne ferai pas de mômes ni d'heures sup ni de subprimes de folie. J'arrêterai cette course contre la montre aux aiguilles charmantes en dansant sur les tombes de ceux qui ne sauront jamais à quoi nous venons d'échapper. Juste à temps.
Eva Matesanz, économiste de formation, ancien cadre supérieur en grande entreprise multinationale, aujourd'hui consultante, conférencière et chargée d'enseignement universitaire en psychodynamique et écosystémique.