Chapitre 8 : le royaume de Séraphin (roman)
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Chapitre 8 : le royaume de Séraphin (roman)
L’automne prend fin. Les arbres ont perdu toutes leurs feuilles, balayées par le vent. La nature se prépare à la mise en veille de l’hiver. C’est une période calme pour Thibaut avant un pic d’activité au printemps lorsqu’il faudra faire revivre la nature. Titouan, lui, a déjà fait naître beaucoup d’animaux mais toujours pas le chiot pour sa famille.
Nous sommes précisément le 6 décembre 2020, le jour de la Saint-Nicolas sur Terre. L’épidémie de Covid 19 sévit depuis le mois de mars. Arrivée de Chine, cette maladie très contagieuse s’est propagée au monde entier. Après l’accalmie de l’été, la propagation du virus s’est amplifiée en France, obligeant le gouvernement à instaurer un nouveau confinement mais moins strict que celui du mois de mars qui avait entraîné l’arrêt de toute l’activité économique du pays. Ce deuxième confinement impose la fermeture des commerces dits « non-essentiels », empêche tous les rassemblements et encourage le télétravail mais les écoles restent ouvertes et les métiers de contact, comme les coiffeurs, restent en activité. Dès qu’une personne est contaminée, tout son foyer doit s’isoler pendant une période d’au moins sept jours et se faire tester à l’issue de cet isolement. Lutter contre la propagation de ce virus hautement contagieux est une nécessité. La population est résignée mais commence à perdre patience, privée une nouvelle fois de ses libertés. Les journées sont rythmées par le travail et la vie à la maison. Plus aucun loisir pour se divertir. Les personnes les plus fragiles craquent. Les consultations chez les psychologues grimpent en flèche.
En ce froid dimanche de décembre, le jour n’est pas encore levé que déjà Jocelyne s’active dans sa maison située à Annemasse, à quelques kilomètres de la frontière suisse. Comme chaque jour, elle a commencé par recharger la chaudière de bois puis elle a lavé la cuisine. Tous les matins, à presque cinquante ans, elle se lève encore avant l’aube et ne se couche jamais avant minuit. C’est une femme courageuse que les années n’ont pas changée. Effacée, elle accomplit son travail toujours avec la même vigueur, sans jamais se plaindre. Pourtant, sa jeunesse n’a pas été facile. Entre un père alcoolique et une mère malade, dès son plus jeune âge, elle a dû apprendre à se débrouiller seule.
Au fil des ans, elle avait acquis une assurance et une force de caractère exceptionnelles. Elle s’était jurée de ne jamais épouser quelqu’un d’alcoolique et elle s’y tînt. Elle ne se souvenait que trop bien de la tristesse de sa maman et de leur misère. Jocelyne repoussa donc tous les hommes qui buvaient, ne fût-ce qu’un seul verre d’alcool et elle épousa à l’âge de vingt-et-un ans, Alain, pépiniériste, âgé de vingt-quatre ans. Dernier d’une famille de trois enfants, il n’avait jamais manqué de rien. Comme son père, il était ambitieux et voulait réussir dans la vie. Dès qu’ils se sont mariés, ils ont repris l’entreprise familiale et se partagent les tâches. Jocelyne trouve son bonheur au milieu des fleurs tandis qu’Alain, lui, se consacre plutôt aux arbustes.
Au moment des fêtes de fin d’année, ils vendent des sapins de Noël. Entre l’abattage et les livraisons, Alain est exténué, mais, même en ce dimanche matin, pas le temps de paresser sous la couette car Noël approche à grands pas. Une livraison est prévue cet après-midi. Ce sera l’occasion pour Jocelyne et Alain de revoir leurs amis commerçants qu’ils n’ont pas revu depuis un an. Jocelyne s’en fait une joie. Afin de ne pas arriver les mains vides, elle aimerait bien confectionner des gâteaux.
Après avoir lu rapidement le journal, elle vérifie la caisse de monnaie de la veille. Il est six heures trente. Elle a encore mille choses à faire et sans doute n’arrivera-t-elle pas, une fois de plus, à venir à bout de tout ce qu’elle a prévu pour cette matinée.
Après avoir enfournés ses cakes, programmé l’arrêt de la cuisson une heure plus tard, et repassé son linge, Jocelyne se dit qu’il est temps de réveiller son mari. Elle monte dans la chambre et le trouve encore profondément endormi. Le voyant si paisible, elle hésite quelques secondes puis lui dépose un tendre baiser sur la bouche.
- Il est huit heures, mon chéri.
Cet homme qu’elle aime comme au premier jour, lui a donné de beaux enfants. Elle a tout pour être comblée avec ce mari aimant et deux enfants qui l’ont rendue grand-mère. Cyril a une petite fille d’un an qui s’appelle Cindy ; David, lui, est papa d’Estelle, quatre ans et d’Amélie, quinze mois. Depuis quelques semaines néanmoins, il y a une ombre au tableau. Jocelyne se fait du souci pour Cyril. Il vient de se séparer de sa compagne, Murielle, et cette dernière refuse qu’il emmène la petite Cindy avec lui.
Au moment du petit déjeuner, Jocelyne fait part de ses inquiétudes à son mari :
- Je m’inquiète pour Cyril. Il ne dort plus beaucoup. Ce matin, je l’ai vu partir marcher quand je me suis levée.
- Oui, c’est vrai que sa situation est compliquée. Je ne comprends pas pourquoi Murielle est aussi dure avec lui.
- Pour le bien-être de la petite, elle devrait faire des concessions. Ça me rend malade quand je pense à ma petite-fille. Au centre du conflit entre ses parents, elle part avec un handicap dans la vie.
- Oui…si jeune et déjà propulsée dans un monde d’adultes impitoyable.
- J’ai vraiment peur qu’il replonge.
Lorsqu’il était adolescent, Cyril a eu plusieurs bouffées délirantes. Il a eu aussi des hallucinations. Il disait des choses incohérentes et a même parfois fait preuve de violence en jetant des objets au travers de la cuisine. Il a été interné à plusieurs reprises. Depuis cette époque, il est suivi par un psychiatre. Il a un traitement à prendre quotidiennement qui lui convient bien et il a compris l’importance de ne pas faire l’impasse. Cela fait plus de dix ans que tout se passe bien. Mais ses parents restent sur le qui-vive car ils savent que le stress et la contrariété augmentent le risque de récidive. Ils sont bien conscients aussi que cette période de l’année est assez critique pour toutes les personnes dépressives en raison du manque d’ensoleillement.
- Tiens, quand on parle du loup, on en voit la queue. Bonjour Cyril.
- Bonjour Maman.
Il vit dans sa propre maison en face de chez ses parents, mais depuis qu’il est séparé de Murielle, la plupart du temps, il prend ses repas avec eux. C’est Jocelyne qui a insisté car elle craignait qu’il ne se morfonde seul chez lui. Cela fait maintenant un mois que sa femme l’a quitté.
- Tu as l’air en pleine forme et plutôt joyeux. Qu’est-ce qui t’arrive ? Assieds-toi, je te sers le café.
- Hier soir, je suis allé voir ma fille et elle m’a appelé « Papa » pour la première fois. Tu n’imagines pas comme ça m’a fait plaisir. Bientôt, je pourrai l’emmener. Mon avocat me l’a assuré. Il faut seulement que je sois patient.
- Je suis ravie pour toi. Tu manges avec nous à midi ? Je vais préparer des frites avec du poulet et de la salade.
- Oh, merci Maman.
Elle sait comment le gâter. Si, par un repas, elle peut lui faire plaisir, elle est heureuse. Elle a toujours fait passer les autres avant elle. Leur bonheur fait le sien. A peine son petit-déjeuner englouti, Cyril s’en va.
- Je n’en reviens pas de le voir aussi gai aujourd’hui, commente Jocelyne, guillerette. Quand je repense à l’état dans lequel il était il y a à peine deux semaines ! Il est mé-ta-mor-pho-sé.
Alain, lui, est plus mitigé que son épouse.
- Ne t’emballe pas. La justice de notre pays est lente. Il n’est pas prêt à obtenir la garde…et puis, son passé psychiatrique risque de jouer en sa défaveur.
Le reste de la matinée passe très vite. A midi, Cyril et ses parents mangent en regardant les informations à la télévision. Un reportage sur le Père Noël en Laponie rappelle à Cyril qu’il sera ici cet après-midi même.
Tandis que Jocelyne et Alain achèvent les derniers préparatifs pour aller livrer les sapins de Noël à leurs amis, Cyril prend congé pour aller voir sa fille. Avec la venue du Père Noël au village, il aurait bien aimé la ramener à Annemasse. Peu de manifestations sont autorisées cette année, ça aurait donc pu être sympa de revoir quelques voisins, mais bon, autant se faire une raison. L’année prochaine, ce sera encore mieux. Il n’y aura plus de contraintes sanitaires et Cindy sera plus en mesure d’apprécier ce drôle de personnage barbu du haut de ses deux ans.
A quatorze heures. Jocelyne et Alain s’apprêtent à partir quand ils aperçoivent Cyril rentrer chez lui avec Cindy dans les bras. Tout de suite, Alain est sur ses gardes. Ce n’est pas normal. Murielle n’est pas là. Ça serait bien étonnant qu’elle ait changé d’avis. Cyril n’a pas l’air tout à fait dans son état normal. Il a le regard vide. Cela rappelle de biens mauvais souvenirs à Alain. Tout cela ne présage rien de bon. Un mauvais pressentiment s’installe dans ses veines.
- Qu’est-ce qui se passe Cyril ? lui demande Alain qui tente de garder son calme malgré le sang qui afflue à sa tempe au rythme d’un cheval lancé au galop. Comment se fait-il que Cindy soit avec toi? Murielle est d’accord ?
- Va chercher l’appareil photo. On va faire un cliché près du sapin de Noël.
A cet instant, Alain en est persuadé : son fils délire. Ce regard, il ne le connaît que trop bien.
- Murielle était d’accord que tu emmènes la petite? insiste-t-il.
Il remarque alors que Cindy n’a pas de chaussures. Elle vient de fêter son premier anniversaire et elle commence à marcher. Jamais Murielle ne l’aurait laissée sortir ainsi. Cyril ne répond toujours pas à cette deuxième sommation. Alain sent la panique le gagner. C’est évident qu’il s’est passé quelque chose. Il espère que ce n’est pas grave mais il en doute car un détail lui fait craindre le pire.
- Vous vous êtes disputés ?
- Tu ne l’as pas frappée, j’espère ?
Alain sent bien que cette discussion ne mènera nulle part. Son fils est à côté de la plaque. Il va devoir gérer lui-même la suite des événements.
- Je ne me souviens plus.
Alain est très inquiet. Il a vu du sang sur les chaussures de son fils. Il est évident qu’il s’est passé quelque chose de grave. Il appelle son médecin traitant car il sait qu’il peut l’appeler même le dimanche. Il lui demande de venir administrer des calmants à Cyril même s’il a l’air serein. Sans doute le calme après la tempête… Il prévient également les gendarmes car c’est la procédure en cas d’internement en hôpital psychiatrique.
Après avoir embrassé sa fille, Cyril monte dans la camionnette des gendarmes, sans opposer la moindre résistance. Il semble absent. C’est Jocelyne qui récupère sa petite-fille. Elle entreprend aussitôt d’aller chez sa belle-fille pour récupérer des chaussures pour Cindy. Comme elle a une fille un peu plus âgée, elle n’aura pas de mal à lui trouver une paire à sa pointure. Alain, lui, appelle les parents de Murielle pour qu’ils aillent voir dans quel état elle se trouve.
Dès qu’elle aperçoit sa cousine, Estelle saute de joie, heureuse de la revoir. Cela fait un mois qu’elles n’ont pas joué ensemble.
- Elle va venir voir Père Noël avec nous, demande-t-elle à sa maman ?
- Je ne sais pas, répond Sarah intriguée par l’attitude de sa belle-mère.
Elle sent bien que quelque chose ne va pas. Elle remarque qu’elle a pleuré et c’est étonnant qu’elle ait Cindy avec elle, sans chaussures en plus. Connaissant Murielle, elle n’aurait jamais laissé sa fille sortir pieds nus.
Afin de protéger ses filles des conversations des adultes, Sarah laisse son mari avec Jocelyne autour d’un café et emmène les gamines dans la salle de jeux. Les trois petites sont ravies de se retrouver. D’où elle est, Sarah n’entend pas la conversation entre David et sa maman. Seules quelques bribes lui parviennent, entrecoupées par des sanglots et des intonations de voix qui ne la rassurent pas.
- Moi, j’aimerais bien que Cindy vienne avec nous, renchérit Estelle.
- Oui, on va y aller.
Puis, alors qu’elle s’approche de sa belle-mère, elle l’entend prononcer cette phrase qui ne lui laisse plus aucun doute :
- C’est Cyril, il s’est disputé avec Murielle…Papa était en train d’appeler ses parents à elle quand je suis arrivée ici.
Jocelyne sanglote puis poursuit :
- Le médecin a administré des calmants à ton frère et les gendarmes l’ont emmené pour l’interner.
David est silencieux. Il n’a pas envie d’inquiéter sa mère outre-mesure, mais il a déjà assisté à des crises de violence de son frère et il n’est pas rassuré à l’idée qu’il s’en soit pris à Murielle.
- Maman, pourquoi elle pleure Mamie ? intervient Estelle
Sarah ne sait quoi répondre et tente une diversion :
- Préparez-vous les filles, on y va !
Estelle est tout excitée à cette idée. Elle s’adresse à Cindy :
- Tu es contente ? On va voir Père Noël. Il va nous donner des chocolats. Des cho-co-lats, répète-t-elle en détachant chaque syllabe.
Elle sautille de joie. Bien évidemment, Cindy ne comprend pas grand-chose de ce que lui dit sa cousine. Elle n’a qu’un an, mais le mot chocolat a quand même l’air d’évoquer quelque chose chez elle car un sourire éclaire son visage quand elle l’entend. Gagnée par l’excitation d’Estelle, elle aussi se met à sautiller de joie, bientôt rejointe par Amélie.
- Je reste ici avec Maman, annonce David.
Sarah l’embrasse et sort avec les filles. C’est une année particulière. D’habitude, la remise des cadeaux a lieu dans la salle mais cette année, protocole sanitaire l’obligeant, tout le monde est masqué et dehors. Néanmoins, ce serait dommage de ne pas emmener les filles. Il y a tellement peu d’occasions de sortir. Et d’ailleurs, Estelle ne comprendrait pas ce changement de programme. Elle, qui s’en faisait une joie.
Sarah ne peut s’empêcher de se dire que c’est peut-être une des dernières fois que les filles se voient. Murielle ne va pas manquer de faire savoir que Cyril est violent pour l’empêcher d’obtenir la garde partagée.
Elle espère quand même qu’elle n’est pas blessée, mais ne peut s’empêcher de se dire qu’une dispute peut aussi très mal tourner. Elle est inquiète pour sa belle-sœur. Même si elle n’approuve pas son attitude envers Cyril, elle ne lui souhaite aucun mal. Elle a hâte de rentrer et d’avoir des nouvelles. Attendre son tour dans la file pour récupérer les chocolats lui semble interminable. Elle a du mal de discuter avec ses voisins car l’état de Murielle occupe tout son esprit.
David et sa maman, eux, retournent près d’Alain en espérant obtenir des nouvelles sur l’état de Murielle. Le téléphone retentit dans la maison. Alain répond. Un gendarme lui demande de venir faire une déposition au poste avec David. Il ne s’épanche pas sur les détails. Il ne lui donne pas non plus de nouvelles de Cyril.
Jocelyne se retrouve donc seule à la maison. Commence pour elle une longue attente angoissante. Pourquoi les parents de Murielle ne la rappellent-ils pas ? Elle imagine tous les scénarios possibles. Plus les minutes défilent, plus elle s’attend au pire. Plus les heures passent et plus elle angoisse. Il est vingt-deux heures quand son mari rentre enfin de la gendarmerie. Il a l’air fatigué et il ne lui donne pas beaucoup d’explications. Il veut aller se coucher après une journée éprouvante. Il n’a pas le courage de lui avouer la vérité ce soir. Il ne sait pas comment s’y prendre et n’a pas envie de l’empêcher de dormir. Il lui parlera demain matin après une nuit de réflexion.
Comme chaque jour, à 5h du matin, Jocelyne se lève. Elle n’a pas beaucoup dormi. Elle n’a cessé de penser à sa belle-fille. Pourquoi tout ce silence ? Forcément, il s’est passé quelque chose de grave et l’attitude d’Alain ne l’a pas rassurée. Elle a remarqué que son sommeil était agité. Elle en est donc persuadée : Murielle est blessée. Comme d’habitude, après avoir lavé la cuisine, elle relève le journal et commence à le lire en buvant son café. Tout à coup, elle le recrache, brutalement saisie par ce qu’elle vient de lire. Le nom des protagonistes n’est pas indiqué mais il est évident qu’on parle de son fils et de sa belle-fille. On parle d’un meurtre à l’arme blanche commis par un habitant du village de Annemasse dans un village suisse proche de la frontière. On parle aussi que le couple avait une petite fille d’un an. Nul doute qu’il s’agit de Cyril et Murielle.
Jocelyne est anéantie. Son fils est un meurtrier. Il est en prison. Sa belle-fille est décédée et sa petite-fille éloignée de sa famille paternelle sans doute à tout jamais. D’après les informations données par le journal, un placement provisoire chez ses grands-parents maternels a été ordonné par le procureur suisse chargé de l’enquête. Les gendarmes ne devraient donc pas trop tarder à venir la récupérer. Jocelyne n’est pas près de revoir sa petite-fille. Peut-être même jamais d’ailleurs. Elle, qui s’est toujours dévouée aux autres, est devenue la mère d’un criminel. Elle ne veut plus voir personne. Plus jamais. Comment pourrait-elle encore affronter le regard des autres maintenant ?
...la suite au chapitre 9...
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