3. La nuit fatale
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3. La nuit fatale
Ce soir-là, Tatiana est seule dans le penthouse, vêtue d’une nuisette rouge à fines bretelles. Elle lit un livre dans la mezzanine. Leur maison reflète leur réussite sociale : elle est spacieuse, richement parée de rideaux, de tableaux et de bibelots contemporains. Les Russes ont toujours un goût prononcé pour l’ostentatoire.
Eugène est en déplacement professionnel à Genève pour quelques jours. Le business toujours.
Soudain, elle lève les yeux de son livre. Un bruit, du bruit. Elle se fige, aux aguets, dans une immobilité qui permet à tous des sens de s'orienter vers la cible. Ce n'est pas un bruit de pas, pas un bruit de clef, non, plutôt un bruit sourd comme quand on cogne doucement un meuble ou le chambranle d'une porte. Elle repousse lentement son plaid avec un pied, l'autre se pose déjà sur le sol froid. Ses yeux tentent de percer la pénombre. Ça y est, une ombre massive vient de glisser vers la cuisine. Son coeur tape quelques coups dans sa poitrine puis se régule presque de lui-même, sûrement grâce à la pratique intensive du self-control. Elle note immédiatement cette odeur caractéristique... Une odeur que jamais elle ne pourra effacer. Boris Gagarinov est dans la maison, c’est lui, elle le sait. Il est revenu pour Eugène, pour lui faire du mal. Elle en est sûre. Boris est jaloux, peut-être fauché, sûrement bourré, et certainement les 3 en même temps. Donc il est potentiellement très dangereux. Non pas à cause de ses compétences techniques lointaines, qui lui conféreraient plutôt un statut de Dude au rabais, mais plutôt, à ce stade, en raison du fait qu’il est imprévisible, incontrôlable. Elle perd pied quelques instants, s'imaginant le buter, une bonne fois pour toutes. L’éliminer et jeter son corps dans la Moskova, lesté de sacs de sable...
Elle ouvre le tiroir du bureau, prend son pistolet semi-automatique Makarov PM et retrouve ses vieux réflexes d’espionne : pieds nus, lumières éteintes, les sens en éveil et les seins tendus, elle s’avance fluide et invisible, tel un félin, guettant chaque bruit, chaque bruissement, et reniflant la peur de sa proie.
L'ombre traverse maintenant le salon sans bruit. Ce salopard n’a pas perdu la main. Mais elle connait sa maison par cœur. Il est à présent dans la cuisine. Elle abaisse le cran de sécurité, ramène l’arme contre sa joue, ferme les yeux, souffle doucement, puis s’élance telle une lionne, jambes écartées, les bras tendus. Elle hurle :
-Ne bouge pas, ou je t’explose !
Face à elle se dresse Boris, Boris dit "la Vodka", Boris l'ancien coloc, Boris le traitre. Il titube légèrement, en signe d’ébriété ou de surprise. Tatiana le dévisage : il est méconnaissable. Son teint violacé porte les stigmates de la vodka, sa peau crevassée dessine des ombres sur son front et ses joues. Ses yeux injectés de sang, laissent entrevoir le jaune de ceux qui ont plongé dans l'alcool pour ne plus en revenir. Il s'est empâté, ses vêtements sont froissés et une odeur âcre s'échappe de son corps. Un rictus se dessine au coin de sa bouche entrouverte, dont on ne sait pas si elle va rire ou pleurer.
Il tente une approche amicale, montrant ses paumes de mains.
-Qu’est-ce que tu fous ici, bordel ? lui crie-t-elle.
-Tatiana, c’est moi, ne tire pas, s’il te plait. Je suis venu en paix, regarde... Il plonge la main dans son blouson pour en sortir quelque chose.
Elle le voit là, dans sa cuisine, dans son costume froissé, derrière ses lunettes à double foyer. Et elle revoit le jeune colocataire assis en tailleur sur son lit d’étudiant, souriant, affable. Elle pense au temps qui abîme ou qui embellit, aux petits choix des hommes qui tracent des sillons si profonds qu’ils deviennent ornières. A quoi ça tient au fond.
Le coup part. Il claque dans la pénombre et rebondit contre les colonnes en stuc de l’appartement, après avoir traversé le torse de la Vodka. Boris s’écroule comme un sac. Son bras se déroule mollement et au bout de sa main une enveloppe en kraft tombe.
Tatiana se retrouve le regard dur devant le corps gisant de Boris. Elle n'éprouve aucune pitié, aucun remord du meurtre qu’elle vient de commettre de sang-froid. Elle s’approche délicatement pour tâter son pouls, par réflexe et saisit l’enveloppe. Ses orteils glissent dans le sang tiède. Les lunettes de Boris sont tombées, et ses pupilles dilatées semblent demander de l’aide.
A l’intérieur, une clef USB, des CD-Rom, des notes. Une lettre adressée à Eugène “pardon” “regret” “ami” “j’arrête”... Tatiana réalise qu’elle vient de buter un agent du KGB désarmé, dans sa maison, qui voulait se réconcilier avec son meilleur ami après 10 ans de guerre fratricide...
Son esprit se met à tourner à mille à l’heure. Elle avait commis une boulette. Priorité absolue : épargner à Eugène tout ce merdier. Il ne doit subir aucun dommage collatéral de cette histoire. Ce serait une catastrophe pour l’entreprise. Appeler un nettoyeur ? Ça fait une personne de plus impliquée, mais ça résout les plus gros problèmes : les empreintes, le sang et le corps. "Je peux peut-être le dissoudre moi-même dans l’acide ? Eugène ne rentre que demain soir… "
Puis une sensation glacée s’empara d’elle. Si Boris avait dit à quelqu’un qu’il venait ici…
Si "on" l’attendait dehors, au coin de la rue ? Elle sentirait peut-être qu'on l'observait en train de faire ses courses, en allant au travail, pour lui faire la peau... Elle essayait de retrouver les noms des agents du KGB avec qui elle avait couché et qui auraient pu la soutenir, ou même l’aider à s’exfiltrer… il se pourrait que d’ici à 72 heures, elle soit en train de fuir son pays, sa vie… et Eugène…
Tatiana, espionne en sommeil, animée par l’amour fou qu’elle éprouve pour Eugène Kaspersky, a trucidé de sang-froid un sale espion, le pire de son espèce, le surnommé La Vodka, Boris Gagarinov. Pour protéger son mari. Telle une lionne. Et elle en paiera le prix.