Un inconnu si familier
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Un inconnu si familier
Un jour, j’étais âgée déjà, dans le hall d’un lieu public, un homme est venu vers moi. Il s’est fait connaître et il m’a dit : « Je vous connais depuis toujours. Ce sourire, je le connais, ces yeux aussi. Ces expressions qui font que vous êtes vous, elles ne m’ont jamais quitté. J’essaie, parfois, de faire comme si je ne vous connaissais pas, de poser mon regard sur vous et d’essayer de les regarder comme pour la première fois. Mais je ne peux pas. Chaque matin, depuis 50 ans, votre visage me suit. Bien sûr, pour vous, je suis un inconnu parmi les autres, vous m’avez peut-être vu, mais jamais regardé, observé, décrit. Je vous ai imaginé tant de vies, tant d’histoires, êtes-vous une historienne, une boulangère ? Aucune idée, votre métier change tous les jours dans mon imaginaire. Je vous invente douze vies par semaine, et j’ignore si une fois je me suis approché de la réalité, ne serais ce qu’un peu. Dois-je découvrir, ou garder la surprise ? Je l’ignore, ma curiosité et mon désir d’imagination se combattent. Je voulais juste vous dire que votre allure, votre personne sont inspirantes, vous êtes le genre de personne que l’on remarque dès qu’elle rentre dans une pièce. Alors même dans ce quai de gare bondé, je vous ai remarqué. Êtes-vous du genre à flirter sur les Champs-Elysées, ou à vous balader dans un champ de maïs ? Seul vous le savez, et pour tout dire, je m’en fiche aussi. L’imagination est la meilleure des alliées, n’est-ce pas ? Alors je vais vous laisser à présent, je vois que mon discours vous a perturbé, et je m’en excuse. Mais à vous voir ager lentement, j’ai eu la soudaine peur que je ne vous revois plus, qu’une maladie ou qu’un accident m’enlève ce moment, et je ne pouvais vous laissez disparaître sans vous le dire. Chaque artiste doit avoir sa muse, et bien que je ne sois pas Saint-Exupéry, vous m’avez inspiré, Madame, chaque jour où le soleil daignait se lever. Alors merci, pour tout cela, et pour toutes les futures journées où j’aurais l’honneur de poser le regard sur vous. »
Toute retournée, j’ai tourné les talons et me suis éloignée. S’il savait, cet inconnu. Je ne suis pas plus intéressante qu’une mousse au chocolat. En 87 ans de vie, je suis sûre que toutes les vies qu’il a bien pu m’inventer sont bien plus amusantes que la réalité. Je viens ici tous les matins à 9 heures précises, pas pour prendre un train mais pour prendre le temps, faire comme si j’avais des choses à faire. Finalement, moi aussi, je m’invente une vie. Quelle joie qu’il n’est pas voulu connaître ma vraie histoire, elle lui aurait paru bien insipide. Je ne suis pas une espionne en mission secrète, qui aurait toujours un fusil dissimulée sur elle, mais rien qu’une vieille femme à la vie bien trop longue pour si peu d’aventures. Ce jour est peut-être ce qui m’est arrivé de plus curieux en 30 ans. La vie nous réserve toujours des surprise, je présume. Mais après tout, il me reste encore du temps, je pourrais parcourir le monde, adopter une chauve-souris, juste comme ça, devenir une criminelle mondialement recherchée, qui viendrait accuser une vieille femme comme moi ? Cette pensée me fait sourire, il n’avait pas tort, l’imagination est bien la meilleure des alliées.