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Chapitre 6

Chapitre 6

Publicado el 9, nov, 2024 Actualizado 9, nov, 2024 Young Adult
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Chapitre 6

Cela fait bientôt un mois qu’Amia est dans ma classe. J'avoue avoir beaucoup stressé qu'elle découvre mon secret après notre rencontre sur le terrain de foot. Finalement, tout s'est bien passé, et ça fait du bien d'avoir une amie si gentille dans mon entourage. Ça me change des hypocrites... Par contre, elle est hyper secrète et cet aspect de sa personnalité me donne encore plus envie d'en savoir plus sur elle. En même temps, je me dis qu'elle n'aimerait pas que je la questionne sur sa vie privée alors qu'on vient à peine de se rencontrer. Seulement, j’ai l’impression qu’on se connaît depuis bien plus longtemps ! 

 

Aujourd'hui, j'ai un entraînement de foot. J'adore ce sport, mais j'ai toujours la boule au ventre en arrivant. J'ai peur qu'un de mes coéquipiers se rende compte que je suis différente. C'est sûr qu’un jour, ils découvriront mon secret, et je ne sais comment mon père réagira… 

Je me concentre sur ma respiration alors que je me dirige vers les vestiaires. Tout va bien se passer. Ce n'est qu’un entraînement comme les autres. 

Je marque un arrêt pour prendre mon courage à deux mains et pousser la porte du vestiaire. 

- Salut les gars ! clamé-je.

Tout de suite, ceux dont je me sens le plus proche, viennent me voir.

- Salut Sacha, ça roule ? me demande Rémi, un grand garçon robuste qui doit bien approcher les 1m80.

- Tu nous as manqué la dernière fois ! s'exclame Victor, le deuxième garçon qui est tout le contraire du premier : petit et frêle, c'est pourtant une bête sur le terrain. On a failli perdre le match parce que l'attaque n'était pas ouf.

Je souris. Finalement, il n'y avait pas à m'inquiéter, tout est comme d'habitude. Ça fait du bien de revoir mes potes, malgré mes vieilles angoisses. 

Quand je joue au foot, j'oublie tout. Je suis dans la stratégie et dans l'effort. Je réfléchis pour découvrir la faille des adversaires. 

Après s'être échauffés, on passe directement au tournoi. Aujourd'hui, on joue contre l'équipe de la ville voisine. Le match débute lentement, malgré mes efforts pour faire une percée vers le but. Très vite, la mi-temps arrive. Le coach essaie de nous ragaillardir, puis nous tentons une nouvelle fois de nous imposer, en vain.

Alors que je commence à désespérer de gagner ce match, je vois le ballon qui passe à l’autre équipe devant moi. Je n'ai pas besoin de réfléchir deux fois pour m’élancer vers le joueur qui le détient. Celui-ci marque une hésitation lorsque j’arrive à son niveau, ce qui me donne le temps de récupérer le ballon. Aussitôt, je note mentalement les positions de mes coéquipiers par rapport aux autres joueurs et choisis celui ayant le plus de possibilités d'avancer. Après avoir tiré la balle, je m’élance sans attendre vers le but adverse et me retrouve à une distance assez proche de celui-ci pour marquer à tous les coups. Je crie donc à mon coéquipier : 

- Fais-moi la passe !

Il tourne la tête vers moi et m’envoie le ballon que je rattrape de justesse à cause d’une déviation du camp adverse. Plusieurs joueurs se ruent vers moi et l’adrénaline se déverse dans mon corps. La sensation que je ressens juste avant de tirer un but est ma préférée. Je crois que je ne joue que pour ça. Je ne profite qu’un instant de cette agréable émotion avant de viser. Je retiens ma respiration quand je vois le goal qui essaie de bloquer mon tir et… le ballon passe ! Je viens de marquer le but décisif de la partie ! Il ne nous reste plus que dix minutes avant la fin du match à repousser l'adversaire et c'est gagné !

Aux anges, mon équipe me félicite à coups de tape sur l’épaule et d’accolade virulente.

- Ça, c'est mon gars ! crie Rémi.

- T’es vraiment trop fort, me flatte Victor.

Je suis si fière de moi que j’en oublie presque la mention au masculin. C’est dans des moments comme ceux-ci que je me souviens pourquoi je joue au foot.

Après cette explosion de joie, nous devons toutefois nous reconcentrer. Marquer un but ne signifie pas gagner la partie !

Les dernières minutes se déroulent sans accroc, puis vient le coup de sifflet final. 

- C'était un bon match les gars ! Bien joué, nous félicite le capitaine. 

- On doit surtout notre victoire à Sacha ! C’est lui qui a marqué le but ! me félicite Victor.

- Pour Sacha, hip hip hip… commence Rémi.

- Hourra ! continuent les autres. 

Je suis gênée d’être au centre de l’attention, même si je suis flattée. Soudain, je sens des mains qui m'agrippent. Qu’est-ce qu'il se passe ? Je n'ai pas le temps de réagir que je suis lancée dans les airs par mon équipe. Au lieu d’être touchée par leur attention, je me mets à paniquer. Je sens leurs mains sur mon corps, et ma respiration s'accélère. Comment je fais s’ils découvrent qui je suis réellement ? Si je n’avais pas la gorge serrée d’angoisse, je leur hurlerais de me poser au sol. Chaque seconde semble durer une éternité et je suis presque en pleurs quand enfin, ils me posent à terre. Je m’enfuis tout de suite aux vestiaires. Je ne veux pas qu’ils voient ma perturbation. Seulement, me retrouver à cet endroit ne m’aide pas du tout. Il me rappelle juste que je vais devoir me déshabiller devant des garçons, ce qui va me rappeler de mauvais souvenirs. 

- Ça va gros ? Tu n’as pas l’air dans ton assiette, s’inquiète Rémi.

- Tout va bien. Vous m’avez flanqué la trousse en me lançant comme ça ! Je n’ai pas envie de m’écraser au sol moi !

Mon ton jovial le rassure, puisqu’il sourit à ma remarque.

- On ne t’aurait pas laissé tomber, on ne veut pas perdre le meilleur joueur de l’équipe quand même !

Je rigole, mais au fond de moi, je n’ai pas le cœur à me réjouir du compliment. Il n’y a toujours qu’une salle et des douches dans les vestiaires. Beaucoup y vont, mais la seule idée de me retrouver nue devant les autres me dégoûte. C’est déjà compliqué de me changer à la base. Si seulement il y avait un endroit privé où je pourrais me réfugier… 

Je déteste enlever mon t-shirt. Ce geste montre ma poitrine plate que je hais. Comme tout mon corps d’ailleurs. J’ai l’impression que ce n’est pas le mien, que j’ai hérité du mauvais à la naissance. Quand je vois les filles, je me dis que c’est à ça que je devrais ressembler. Les angoisses prenant le dessus sur mes pensées objectives, je pense à nouveau à mon grand problème du moment : l’obtention de bloqueurs de puberté. Il ne me reste plus beaucoup de temps avant que ma voix ne mue et ça m’angoisse. Mon père trouve toujours des excuses pour ne pas aller voir mon psychiatre.

Alors que je suis perdu dans mes pensées, j’entends les gars de derrière m’interpeller.

- Quand est-ce que ta barbe va pousser, Sacha ? ricane un des deux garçons.

- On t’a pas déjà dit que tu ressemblais à une fille de dos ? ajoute le second.

Intérieurement, je jubile, mais je ne dois rien laisser paraître pour les autres gars, car je sais bien qu'ils essaient de me blesser.

- Arrête de dire des conneries, t’es juste jaloux qu’il ait mieux joué que toi ! me défend Rémi.

- Qu’est-ce que t’as à la ramener toi ? C’est pas être ami avec cette baltringue qui va m’empêcher de te foutre mon poing dans la gueule !

Cette fois, je rigole moins. Pourquoi dois-je toujours me faire insulter de tous les noms ? J’ai l’impression que mon corps est toujours un problème. On ne peut pas juste me laisser vivre ? 

- Oh, oh, oh, on se calme ! intervient le capitaine de l’équipe. Pas d’insultes, ni de remarques désobligeantes ici. Excuse-toi sur-le-champ.

- T’as rêvé que je dise pardon à un gars qui ne ressemble à rien.

Il se retourne sans se la ramener plus. Il sait qu'il risque d'avoir des ennuis.

- J’en toucherai un mot à l’entraîneur pour voir ce qu’il en pense et là, tu seras obligé de t'excuser si tu ne veux pas être renvoyé de l'équipe.

L'ami du gars qui m'a insulté me lance un regard noir comme si toute cette altercation était de ma faute.

- T’inquiètes, c’est pas grave.

Je me déteste de faire comme si ça ne m'avait pas blessée, mais je ne veux pas d'ennuis. Je sais qu'il faut leur donner raison  si je veux qu'ils me lâchent.

- T’es sûr ? insiste le capitaine.

- Oui, ça va.

Victor et Rémi me regardent de travers pour m’avertir que je fais une grossière erreur, pourtant, je ne change pas d'avis.

Juste avant de sortir des vestiaires, Victor me glisse :

- Tu ne devrais pas le laisser te dénigrer comme ça. Tu mérites mieux.

J’ai envie de dire que je le sais. Je veux simplement qu’on me laisse tranquille. J’en ai marre d’être un problème.



Le week-end passé, je retrouve avec soulagement la quiétude du collège. Les cours ne sont pas toujours des plus intéressants, mais je m'y sens bien mieux que chez moi. Là-bas, tout me stresse. Je ne supporte plus le regard dégoûté que m'adresse en permanence mon père, et les trop rares moments que je passe seule avec ma mère sont très concis. Je préfère être avec Amia. Quand elle est à mes côtés, je me sens apaisée. Je me sens totalement moi, sans artifice. Son regard est toujours bienveillant. Je sais qu'elle ne parle pas dans mon dos comme certaines de mes “amies”. J'ai été tant de fois l'objet de rumeurs que je ne sais plus les compter. Mais depuis que Amia est là, tout va mieux. Je peux avoir de vraies conversations sans qu'on ne se moque de mes opinions. Elle est différente, et c’est ce qui me plaît chez elle. J'ai envie d'être toujours à ses côtés, même si je sais bien que c'est impossible. Je suis si heureuse quand elle est près de moi. 

Je la retrouve ce matin, le sourire aux lèvres. 

- Salut, me lance Amia avec une voix enjouée.

Même si je la trouve encore stressée au collège, j'ai l'impression que ça s’améliore. Je me fais peut-être des idées parce que je suis aux anges de la retrouver.

Elle est assise sur un des bancs de la cour. Je m'assis à côté d'elle, des papillons dans l'estomac.

- Comment s'est passé ton week-end ? me demande-t-elle.

Avec n'importe qui d'autre, j'aurais répondu que tout allait bien puisqu'on ne pose la question que par politesse. Sauf que je sais qu'elle me pose sincèrement la question sans arrière-pensée. Alors je pense aux insultes au foot, les repas glaciaux avec mes parents et les heures passées à faire mes devoirs avant de répondre.

- Pas super bien pour dire la vérité. Et toi ?

- Ça va. 

Je sais qu'elle n'en dira pas plus sur elle, tant elle mystérieuse quant à sa vie. Ça ne me donne qu'envie d'en savoir plus, mais je me tais pour ne pas la repousser avec toutes mes questions. J’ai envie qu’elle s’ouvre à moi de son plein gré. 

- Pourquoi tu n'as pas apprécié le week-end ? demante-t-elle.

- Mes parents ne me rendent pas la vie facile, c'est tout.

J'ai vraiment envie de lui en dire plus, mais je sais que je trahirai mon identité si j'ouvre la bouche. Qu'est-ce que je déteste mon père pour me bâillonner comme ça ! Pour compenser, je décide de lui avouer une autre vérité :

- Heureusement que tu es là au collège. Tu rends ma vie plus belle.

Amia baisse les yeux, flattée, mais gênée. Ses réactions sont trop mimis !

- Arrête, je suis sûre que mon arrivée n'a rien changé à ton quotidien.

- Au contraire ! Tu m'apportes réellement de la joie, dis-je en lui prenant sa main.

Cette fois, elle lève le regard vers moi. Ses yeux expriment une grande gratitude, ainsi qu'une autre émotion que je n'arrive pas à reconnaître. Ça ne doit pas arriver souvent qu'on la considère comme quelqu'un d'important. 

Alors qu'elle ouvre la bouche pour me répondre, la remarque d'une fille fuse : 

- Regardez comment la fausse meuf est si désespérée d'être sans pote qu'elle garde la nouvelle pour elle. 

Son groupe d'amis rigolent tandis que je reste bouche bée de stupeur. Je savais qu'il y avait eu des rumeurs sur le fait que je sois trans, mais je pensais que c'était resté dans un cercle restreint de personnes. En temps normal je me serais défendue, mais aujourd'hui, je n'en ai pas la force. Cette nouvelle est comme un coup de massue pour moi. Et si la rumeur arrivait aux oreilles de mon père ? Serait-il capable de me changer de collège ? Les larmes me montent immédiatement aux yeux à cette pensée. Mince, je ne veux pas que Amia voie ma peine. Je détourne la tête en espérant qu'elle ne portera aucun crédit à la rumeur.

Contre toute attente, Amia se lève en furie :

- Vous allez arrêter de parler dans le dos des gens ? Si vous avez quelque chose à dire, faites le en face ! Et on verra si vous faites toujours les fiers.

Tout le monde reste coi de stupeur devant son emportement, moi la première. Je ne savais pas qu’elle pouvait s'imposer ainsi avec autant de rage dans la voix, elle qui est pourtant si calme et timide d’habitude !

Elle me prend ensuite la main avec douceur en disant :

- Viens Sacha, on se barre d’ici. On n’a rien à faire avec cette bande d’imbéciles.

Je la suis sans un mot, impressionnée par son courage. Malgré la remarque désagréable qui est venue remettre en doute l’illusion de protection que je me faisais du collège, je suis heureuse d’avoir pu découvrir cet aspect de sa personnalité. Je serre sa main avec gratitude. Je ne savais pas c'était possible de se sentir aussi comprise par une autre personne. Amia m’a prouvé le contraire. Je suis si heureuse qu’on se soit rencontrées et qu’elle fasse partie de ma vie. 

Grâce à elle, je n'entends plus aucun murmure sur mon passage de tout le jour. C'est vraiment agréable. Je crois que c'est la meilleure journée que je passe depuis longtemps. Surtout que je vais passer encore plus de temps avec elle aujourd'hui, puisque je prends le bus en sa compagnie pour aller chez elle. Je suis toute excitée rien qu’à cette idée ! Ce n’est que pour un exposé, mais ça me met tout de même de bonne humeur. Durant le trajet, je l’observe pendant que je parle. Je sais qu’elle n’est pas à l’aise, car tous les signes d’anxiété sont présents : elle regarde ailleurs, bouge la jambe, et évite mon regard. C’est assez récurrent de la voir dans cet état, même si j’aimerais qu’elle me fasse assez confiance pour être détendue en ma présence. J’aimerais comprendre pourquoi elle est angoissée en permanence. C'est aussi en grande partie pour ça que je veux connaître son passé. En attendant, je fais tout mon possible quand je sens qu’elle ne va pas bien, comme en ce moment. 

- Je suis trop contente d'aller chez toi ! Après, je peux comprendre que tu ne sois pas à l'aise que j'aille dans ta chambre. Si ça peut te rassurer, la mienne non plus n'est pas très bien rangée ! 

Je sais pertinemment que ce n’est pas la raison de son agitation, mais j’espère que ça aide à dédramatiser la situation. Je pense que mon détournement d'attention fonctionne, car elle me regarde pour la première fois depuis que l'on est dans le bus. Ses yeux semblent reconnaissants. 

Souvent, on m'a dit que je savais lire dans la tête des gens puisque j'ai un très bon sens de l'observation. Pour moi, c'est naturel. Il n'y a pas un moment où je n'analyse pas les expressions faciales des personnes pour comprendre leurs émotions et pensées. J'utilise ce talent pour créer des relations, sauf que parfois, ça me fait défaut. À force de toujours vouloir aider les autres, je m'épuise et n'arrive plus à être moi-même. Avec Amia, c'est différent. J'ai l'impression qu'elle a déjà compris qui je suis et qu'elle m'accepte ainsi. 

Une fois descendues du bus, on arrive à sa maison. Je ne m’attendais pas à une telle explosion de couleurs sur la façade, comme je ne manque pas de faire remarquer.

- Wow ! Il y a plein de couleurs ! 

Je sais que ce n’est pas très original comme réaction, mais pour excuse, j'étais si surprise que j'ai dit la première chose qui m'est venu à la tête.

- Impressionnant, n’est-ce-pas ? J'ai réagi de la même façon que toi quand j'ai vu sa maison pour la première fois. 

- D'ailleurs, je n'ai pas totalement compris ce qu'il s'est passé dans ta famille. Francine n'est pas de ta famille, je me trompe ? 

Cette partie de sa vie m’a toujours intriguée. Comment a-t-elle pu changer si soudainement d’habitation ? Même après une dispute avec mes parents, ce qui arrive malheureusement assez régulièrement, je n’aurais jamais pensé à déménager. De toute façon, ce n'est pas comme si je connaissais quelqu'un pour m’héberger.

- Non, c'est compliqué. Mon père est parti avant que je ne naisse et ma mère a de gros problèmes d'alcool, sans parler de mes grands-parents que je n’ai jamais vus. J’ai donc décidé de partir vivre avec Francine, la seule adulte que je connaisse et que j’ai toujours appréciée. 

Je m’arrête d'un coup en entendant ses explications. Son histoire est si triste... Je commence à mieux comprendre son background, mais un détail m'échappe.

- Tu n'es seulement partie à cause de l'alcoolisme de ta mère. Je me trompe ? 

J'attends le cœur battant. Je me rends compte après coup que j'ai peut-être dépassé ses limites. Je vois à son regard que j'ai été trop loin et que je n'aurais pas de réponse. Elle a des secrets qu'elle veut garder pour elle, tout comme j'ai les miens. Je change de sujet, pour ne pas laisser un malaise s'installer.

- Comment as-tu rencontré Francine ? 

Elle me répond en ouvrant la porte d'entrée. 

- Comme tu le sais, j'aime beaucoup lire. Un jour, je l'ai rencontrée à la bibliothèque par pur hasard. Elle a commencé à me parler de livres et on a sympathisé.

- C'est génial ! Moi, je ne trouve pas des gens comme ça à la bibliothèque.

Amia me laisse entrer. À l'image de l’extérieur, la décoration est colorée et déborde de dynamisme. Il y a des tableaux partout dans le hall. Mon regard va dans tous les sens sans que je puisse trouver un endroit où se poser, tant il y a de choses à regarder ! 

- Tu vas aussi à la bibliothèque ? me demande Amia.

- Oui, de temps en temps. En ce moment, je n’y vais plus trop puisque j'ai beaucoup d'activités cette année. Je n'ai pas beaucoup de temps pour lire.

J'observe plus en détail les peintures et je me rends compte qu'il n'y a que des femmes qui y sont représentées. 

- Qui sont ces personnes ?

- Francine te l'expliquera mieux que moi, mais je te préviens tout de suite, elle est très féministe !

C'est génial ! J'aimerais tellement avoir des personnes féministes et qui acceptent les différences dans ma famille... Pendant que je suis plongée dans mes pensées, Amia l'appelle à grands cris.

- Francine ! Je suis rentrée !

Aucune réponse ne nous parvient, elle fronce les sourcils, inquiète. Je m'informe :

- C'est normal qu'elle ne réponde pas ?

- Non, ce n'est encore jamais arrivé.

Elle se précipite vers la cuisine qui est tout aussi originale que le reste de la maison. Aucun signe de Francine n'est en vue. Je remarque un papier sur la table.

- Amia ? Regarde ici.

Elle me rejoint et lit le papier. Je profite de ce moment pour observer son visage. Ce n'est pas la première fois que je me fais la remarque, mais elle est vraiment magnifique ! On dirait même qu'elle a une aura lumineuse qui l'entoure. Elle pourrait percer dans le monde du mannequinat, j'en suis certaine. À la lecture du message, son visage se décontracte.

- Alors ?

- Elle revient bientôt, elle est partie faire les courses. En attendant, tu veux manger quelque chose ?

- Oui, je veux bien.

Avant même d’avoir entendu ma réponse, elle s'active dans la cuisine. Tous ses gestes sont souples et naturels, ce qui ne manque pas de m'impressioner.

- Tu fais souvent à manger ?

- Quand j'habitais encore chez ma mère, je faisais tous mes repas, et j'ai gardé cette habitude. Sauf que Francine ne me laisserait jamais tout faire toute seule, alors je suis un peu son assistante !

Sa mère n'a pas vraiment l'air de se préoccuper d'elle. Je comprends qu'elle ait fugué. Pendant qu'elle prépare le goûter, je regarde autour de moi. Bien qu'il y ait beaucoup de couleurs, tout est harmonieux. Qu'est-ce que j'aimerais pouvoir vivre ici avec Amia ! Ça me changerait de ma famille.

Mes pensées sont interrompues par une question d'Amia. 

- Sacha ? Je me demande depuis que je suis arrivée, si...

Elle laisse sa phrase en suspens, mais c'est trop tard, ma curiosité a été piquée.

- Si ?

Elle se détourne. Je pense que ça ne sert à rien d'insister. Je n'obtiendrai rien de sa part si elle ne veut pas m'en parler d'elle-même. Pourtant, elle reprend la parole.

- Si je ne suis pas un poids dans ton groupe avec Anissa et Justine.

Alors là, je m'attendais vraiment à tout sauf à ça ! J'aurais dû m'en douter qu'elle ne se soit pas sentie hyper à l'aise dans notre groupe ! Comme je ne réponds rien, elle tourne la tête pour apercevoir ma réaction avant de continuer à parler avec un rythme très cadencé.

- Je vois bien que vous étiez un trio soudé, et moi, je m'incruste sans rien vous demander. Alors je me disais que peut-être vous préfériez que je ne vous dérange plus. Je comprendrai si vous me dites de partir, je...

Maintenant, elle croit que je ne l’aime pas parce que je n'ai pas répondu, alors que c'est tout le contraire ! Je la coupe donc pour clarifier la situation :

- Amia !

Elle arrête d’un coup son flot de paroles.

- Oui ?

Sa voix est hésitante, comme si elle avait peur de ma réponse. Alors j'essaie de prendre le ton le plus calme et apaisant possible.

- Tu n'es pas un poids pour nous ! En tout cas, pas de mon côté. Tu es même un don du ciel ! Tu sais, avant que tu n'arrives, il y a eu beaucoup de problèmes dont elles sont pour la plupart fautives. Je me sentais hyper seule. Et depuis que tu es parmi nous, tu apportes énormément de joie dans ma vie. Tu ne sais pas à quel point tu m'as sauvée !

Bon, je me suis un peu emballée à la fin, on repassera pour le ton calme. Mais ce que j'ai dit a eu le mérite de la rassurer, je le vois à son visage. D'ailleurs, je ne sais pas si c'est moi ou pas, mais j'ai l'impression qu'elle rougit. 

- Et qu'est-ce qu'il s'est passé ?

Je soupire en passant la main dans mes cheveux, pour renfermer la colère qui monte aux souvenirs de toutes ces disputes. Je vais essayer de faire le plus court possible, sinon je vais exploser et c'est bien la dernière chose que je souhaite à l’instant. Je n'aimerais pas que Amia voie cette partie-là de ma personnalité. Surtout que je vais être obligée de zapper une partie de l'histoire.

- Pour faire simple, j'ai dû changer de classe en cinquième à cause de certaines complications personnelles. Elles se connaissaient depuis la sixième et étaient meilleures amies. Quand je suis arrivée, elles m'ont pris sous leurs ailes et tout se passait bien. Seulement, j'ai très vite compris que j'interférais dans leur relation, comme Justine me le faisait comprendre. Elle a commencé à parler sur mon dos et ça a déclenché une dispute entre elle et Anissa, qui était de mon côté. Elles ont fini par se réconcilier, mais depuis, je ne fais plus confiance à Justine, surtout qu’elle rejette la faute sur moi puisque mon père a dû intervenir.

Je déteste lui mentir, même par omission. J'espère qu'elle ne va pas me demander de préciser pourquoi j'ai changé de classe, ou qu'est-ce que disait Justine sur mon dos...

- Pourquoi es-tu restée amie avec elles, alors ?

- Parce que je n'ai pas le choix ! Je n'ai personne d’autre vers qui me tourner.

Elle hoche la tête, pensive, tandis que ma priorité est de changer de sujet au plus vite. Heureusement, je n'ai rien à faire, car elle sort à ce moment-là du four plein de cookies ! 

- C’est génial ! Comment as-tu réussi à les faire si vite ?

- Il fallait juste les réchauffer. 

- Je comprends mieux. En tout cas, j'adore ça ! 

- Tant mieux. J’ai aussi préparé du pain perdu, si tu préfères.

- Les deux me vont totalement. 

Nous continuons de discuter sur des sujets variés tout en mangeant. J’adore parler avec elle. Tout paraît si simple et j’aime la voir heureuse. J'espère qu'elle n'a plus de doutes sur mon amitié. Je ne me vois pas reprendre ma vie sans elle, comme si rien ne s'était passé. 

- Je pense qu’il est temps de passer à notre exposé sur la Grèce antique. Il ne va pas se faire tout seul ! dis-je.

- Allons, dans ma chambre, on sera plus à l'aise pour travailler. 

Je vais voir sa chambre ! J'adore découvrir les chambres des autres. Ça me donne l’impression d’entrer dans leur univers. Je me demande à quoi celle de Amia peut bien ressembler... J'imagine une chambre épurée, avec pour seul meuble une grande bibliothèque ! Je crois que je m'emballe un peu, surtout qu'elle va à la bibliothèque, donc elle n'achète peut-être pas beaucoup de livres. 

Après avoir monté les escaliers, on arrive devant la porte menant à sa chambre. Elle m'ouvre et je découvre la décoration de la pièce. Je suis assez étonnée, sa chambre est quasiment vide. Un lit, une table de chevet et un bureau sont les seuls meubles présents. Et c'est tout ! Pas d'armoire, pas de décorations… Je ne trouve rien qui lui soit personnel.

Devant ma surprise, elle précise :

- C'est normal qu'il n'y ait pas grand-chose. Je n'ai pas pris beaucoup d’affaires avec moi en partant de chez ma mère, et je n’ai pas eu le temps de finir de m'installer. 

Je comprends mieux à présent ! 

- Si je peux t'aider à l'aménager, ce serait avec plaisir ! 

Elle me regarde, interrogative. 

- Je veux dire que je peux aider à décorer, expliqué-je. Je trouve que ça aide à se sentir chez toi. Tu voudrais quoi comme style ? 

- Ce que je voudrais ? Je ne sais pas vraiment. 

Je pensais que ma proposition pourrait l’aider à se reconstruire dans un nouvel environnement, sauf qu’au final, je ne lui apporte qu'encore plus de questionnements. 

- Déjà, il faut penser à l’ambiance que tu souhaites donner à la pièce : bohème, rétro ou encore cosy… 

Elle semble réfléchir intensément, et cette expression me donne irrésistiblement de la prendre dans mes bras. Voyons Sacha, ce que tu penses n'a aucun sens ! Pourquoi j'ai eu cette idée étrange ? 

- J'aimerais… Quelque chose de simple, mais de réconfortant. Je ne sais pas si je m’exprime bien. 

- Où est-ce que je pourrais avoir des tissus ? 

- Dans le grenier. 

- Alors c'est parti pour la déco ! 

Je lui prends la main pour l'emmener dans le couloir. On se sert en tissu et je lui montre comment créer tout ce qui lui passe par la tête, à l'aide d'un crayon, de ciseaux et d'une colle forte. Je décide de faire un patchwork, puisque c'est ma spécialité. D'habitude, j'utilise une machine à coudre, mais je n'en ai pas sous la main et ça me prendrait bien trop de temps. Je me contente donc d'utiliser la colle et les épingles pour fixer les bouts de tissus. Mon œuvre représente Amia et Francine dans une bibliothèque. Bien sûr, je n'ai pas le temps de faire plein de détails par manque de temps. Amia, quant à elle, assemble les tissus entre eux avec des figures abstraites. Nous avons chacune réalisé un patchwork singulier. 

- Ce que tu as fait est vachement beau, complimenté-je. 

- Tu rigoles ? Par rapport au tien, ça a l'air minable ! 

- Je ne trouve pas. Je pense qu'on a chacune notre style. 

Amia se penche vers moi pour mieux voir ce que je fais, et je me rends compte de notre proximité physique. Je peux même entendre sa respiration ! Je sens mes joues s'enflammer sans aucune raison et mon cœur battre plus fort. Pourquoi doit-elle être si belle, gentille, compréhensive et… Il faut que j'arrête de réfléchir à toutes ses qualités, sinon je risque de tomber amoureuse. 

Tout à coup, nous entendons quelqu'un ouvrir la porte. Amia saute sur ses pieds.

- Ça doit être Francine ! Je vais voir comment elle va ! 

Elle part en coup de vent, tandis que je me laisse tomber sur le dos pour calmer mon esprit fougueux. Je ne peux décidément pas contrôler mes sentiments. Pourtant, je ne peux pas tomber amoureuse de la première personne qui ne me juge pas quand même ! 

Je me relève d'un coup. Je suis seule dans la chambre de Amia. Peut-être y a-t-il des réponses à mes questions sur son passé dans son bureau ou son sac ? Par contre, ce n'est pas forcément une très bonne idée si elle me surprend. Ce n’est pas très respectueux de fouiller dans les affaires des autres… Ah, je n’en peux plus, je veux des réponses ! Si elle ne me voit pas, elle ne peut pas m’en vouloir, n’est-ce-pas ? Je regarde dans son sac. Il y a des vêtements, un livre, un calendrier et son téléphone. Je l'ouvre et découvre qu’elle a pour fond d’écran une photo d'un coucher de soleil. Ça ne m'aide pas trop à la comprendre. Même dans ses affaires personnelles, elle n'a rien qui révèle des informations sur elle ! Elle n'a quand même pas tout jeté ? Ou alors elle ne veut pas se souvenir de ce qu'il s'est passé... Je remets tout ce que j’ai touché à sa place et fouille dans les tiroirs du bureau. Je trouve des brouillons. J'en ouvre un plein de ratures. C'est un essai de lettre :

                                          

Le 18 février 2022,

Cher papa, 

Je ne sais pas si tu liras un jour cette lettre, ou même si tu la trouveras, mais j'ai besoin de te dire quelque chose. 

Tu es parti sans même m'avoir connue, laissant seule ma mère. Elle a été très triste après ton départ. Je le sais puisqu'elle le répercute sur moi tous les jours. Je ne l'aime pas comme on pourrait aimer une mère, mais j'éprouve tout de même un sentiment qui s'en rapproche malgré ce qu'elle me fait subir au quotidien. Peut-être qu'elle n'est pas très sympa avec moi, mais au moins, elle est présente. Contrairement à toi. Je ne sais pas où j'aurais fini si elle m'avait abandonnée à la naissance. 

Je ne comprends pas pourquoi tu l'as laissée avec un bébé à naître. L'aimais-tu réellement ? Ne voulais-tu pas assumer ta responsabilité de père ? Étais-je une source de dégoût pour toi ? Peut-être, peut-être pas, je ne le saurai sans doute jamais. 

Mais j'aimerais quand même savoir une chose. As-tu pensé une seule fois à nous pendant toutes ces années ? Ou as-tu reconstruit ta vie comme si nous n'avions jamais existé ? Te sens-tu coupable ? Honteux de laisser seuls une mère et un nourrisson ? As-tu au moins quelques remords ?

J'espère qu'un jour, j'aurai des réponses à toutes mes questions. En attendant, je dois vivre ma vie sans toi, sans ami, sans l'amour de ma mère qui doit certainement regretter de ne pas avoir avorté. 

En espérant que tu aies une meilleure existence que la mienne, 

Ta fille, Amia.

 

Les larmes coulent sur mon visage tandis que la peine étreint mon cœur. Sa lettre est déchirante. Je ne savais pas qu’elle avait une vie si dure. Je comprends mieux le côté sombre et triste de sa personnalité. Je ne sais pas ce que je ferai dans sa situation. Ses mots transpirent le désespoir et le manque de soutien. J’ai aussi remarqué qu’elle écrit ne pas avoir pas d’amis, alors que ce n'était que l’an dernier !

- Francine ! 

Le cri de Amia déchire l'air. Je m'affole aussitôt. Que se passe-t-il en bas ? Je range précipitamment la lettre dans le bureau avant de descendre les escaliers sans réfléchir à ce qui peut bien m'attendre au rez-de-chaussée. Je ne le sais pas encore à ce moment-là, mais je n'y suis absolument pas préparée.

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