

LILY ET FRIDA ❤️ EPISODE 2
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LILY ET FRIDA ❤️ EPISODE 2
Le violoncelle grinça et la balade s’acheva. Mais Arielle rit.
— Et si mes cheveux n’arrêtent pas de tomber, tu vas quand
même encore me photographier ?
— Plus que jamais. Je déteste la banalité.
Le père d’Élisabeth travaillait aussi à la Maison de la radio. Il
était chargé de l’accueil du public ou des invités sur certaines
émissions. Il aimait acheter sur Ebay de vieux appareils photo, les
démonter, les réparer, les remonter. Il aimait photographier à
l’ancienne, c’estàdire avec un appareil photo et pas avec son
téléphone.
Peutêtre qu’un jour, sur le papier glacé, se produirait la
restitution de la réalité. Élisabeth apparaîtrait plus vraie sur la
photographie qu’en son miroir, avec un cuir tout à fait chevelu.
Les parents se voulaient rassurants. Il n’y avait pas de drame,
pas de mort imminente, pas même de laideur dans le fait de se
déplumer un peu. Ils riaient. Et ils travaillaient beaucoup.
Arielle chantait des berceuses pop pour grande fille de dix ans
dont les cheveux s’envolaient comme les partitions d’un pupitre.
Alain retenait dans une boîte noire l’enfance d’Élisabeth. Le clic du
déclencheur était un son familier, apaisant, le saisissement d’un
vœu de bonheur. La vie se montrait souvent délicieuse et parfois
mélancolique.
Mais voyaientils tout de leur fille ? Que voyaientils d’elle,
exactement, les parents ? La maison ronde était leur deuxième
maison. Le soir, dans l’appartement familial, il arrivait même qu’on
chasse les contingences déprimantes pour écouter un blues, triste
et beau, celui du sud des ÉtatsUnis, bien plus élevé que les vagues
à l’âme du quotidien. Ils disaient « même le spleen peut être
sublime ».
— Ils répètent ça, que je suis toujours belle, pour me faire
plaisir, dit l’enfant à son amie, Angélina.
— Mais non !
Tout se passait plutôt bien, même si Élisabeth avait une très
grande envie de ressembler aux autres enfants, ce qui se résumait
‐ 7 ‐à avoir la même densité capillaire. Et puis elle avait appris l’expression
« cela ne tient qu’à un cheveu », et lorsqu’elle était envahie par
l’idée d’être tellement moins jolie que les autres filles à crinière
régulière, elle se répétait « ça ne tient qu’à un cheveu », jusqu’au
sourire, et un peu comme on gratte une plaie, jusqu’au sang.
Le lendemain, après ces deux semaines de vacances, une
nouvelle élève rejoignit la classe. Tout en secouant ses cheveux
noirs, elle regarda Élisabeth et lui lança :
— Manquerait plus que t’aies un cheveu sur la langue !
Mais Angélina, surgie d’une ombre de la cour, se rua sur
l’ennemie comme si elle allait la mettre à terre. Des mots furent
portés à sa tête, lourds comme des poings. Angélina tenait à
prévenir cette fille que si elle touchait à un cheveu de son amie,
elle lui couperait ses longues mèches brunes à la con. Elle avait bien
dit cela. Exactement. « Si tu touches à un cheveu de ma copine… »
La nouvelle, grâce à Angélina, retroussa chemin, en larmes,
avec l’intention chuintante de se plaindre auprès de la maîtresse.
Élisabeth trouva dans la peine infligée à l’ennemie une
vengeance satisfaisante. Mais elle avait quand même envie de
pleurer. Son crâne lisse par endroits, ses mèches folles autour des
ronds de peau nue, devaient donc être défendus comme une
laideur respectable. Le droit d’être moins belle que les autres,
raclait la gorge d’Élisabeth de larmes. Elle voulait que la nature fût
douce, qu’elle se montrât juste, que la nature rentrât dans l’ordre,
que la nature la laissât normale, comme on laisse les gens
tranquilles. Cet aprèsmidilà, elle se répéta : « Ça ne tient qu’à un
cheveu, ça ne tient qu’à un cheveu, ça ne tient qu’à un cheveu. »
— La prochaine fois, dislui qu’elle est un peu tirée par les
cheveux, sa blague.
— Vous n’êtes pas marrants !
Et puis il y eut cette fin d’aprèsmidi presque en été, avec toute
sa pluie. De retour chez elle, Élisabeth découvrit la tache de sang
bruni. Elle se tut. Pourtant elle savait bien. Enfin, en théorie, elle
‐ 8 ‐savait. Un jour, cela se produirait et il ne faudrait pas s’affoler.
C’était la vie des filles faite comme ça, réglée comme du papier à
musique, avait dit sa mère. Tous les mois, du sang. Elle s’attendait
à une autre teinte de rouge. Plus écarlate. Plus belle. Plus
cinématographique. La flaque d’un rouge éclatant qui s’étalait
comme une auréole autour de la chevelure de la victime allongée
sur l’asphalte, dans ces séries à la télé qu’elle regardait un peu,
quand ses parents n’avaient pas le courage de lui dire non, quand
ils hésitaient, ce qui était fréquent. Très pris par leur métier, la
passion de leur travail, ils n’avaient pas assez de temps à passer
avec leur fille pour s’opposer à elle.
Un sang de cinéma, au coulis de framboise et au beurre
d’arachide qui coule comme du sirop onctueux. Ce rouge plus
visqueux que satiné, un peu terreux, ne lui plaisait pas. Sa mère
lui avait dit que ça commencerait au collège. Elle était la seule,
c’était sûr, dans ce caslà à l’école des Bauches. Pourvu qu’elle n’ait
pas taché sa chaise de classe, pourvu que personne n’ait rien
remarqué. Elle n’avait rien remarqué… rien vu venir de cette
éclosion comme un changement de sexe. Enfin… elle aurait dû s’en
douter à cause de sa poitrine où avaient surgi des seins.
En avance d’un problème, en retard d’une enfance. Pas comme
les autres. Pas assez petite fille. Il ne lui manquait plus que ça…
Comme si l’éparpillement des cheveux, ça ne suffisait pas !
— Regardemoi ça, j’ai même des nibards !
— Oh, je déteste ces mots, Élisabeth…
— Trop de nichons et pas assez de cheveux !
— Tu verras, c’est bien de grandir… c’est bien d’être une femme.
— Et gnagnagna et gnagnagni ! Une fille avec ses règles et
bientôt chauve, génial !
— Tu exagères, arrête !
Pourtant Élisabeth fonça dans les bras de sa mère. Il n’était pas
question de grandir, de devenir, d’être une femme. Mais de tomber
comme une mèche. Élisabeth avait les yeux bleus traversés de
filaments violets comme Élisabeth Taylor, à qui elle devait son
prénom, selon une légende familiale.
‐ 9 ‐— J’ai lu, sur internet, qu’elle avait une double rangée de cils,
dit Élisabeth, collée à sa mère.
— C’était ça le secret de son regard profond ? s’émerveilla
Arielle.
— Tu parles d’une connerie ! Comme le reste, les règles, les
seins, les cheveux. C’est une maladie, ça pousse n’importe
comment. Si ça se trouve, ça la gênait carrément. Elle était si
féminine, si belle ! Oh ouais, mon cul !
— Mon ptit lapin, arrête d’être grossière.
— Je suis grossière, je suis moche et j’en ai rien à foutre de ta
féminité à la con ! Ça ne tient qu’à un cheveu, ça ne tient qu’à un
cheveu. S’il vous plaît, faites que ça ne tienne qu’à un cheveu.
Et Élisabeth éclata en sanglots, étouffant ses larmes dans la
chaleur embrassée de sa mère, afin d’y endormir la douleur de son
ventre. Il n’y avait pas de quoi bomber le torse et acheter des
stilettos pour diriger le monde, se sentir sublime comme Beyoncé,
l’une des héroïnes d’Arielle et célébrer le fait d’être une femme.
Mille doigts de pluie tapaient aux fenêtres et, làbas, après
l’allée des Cygnes, la tour Eiffel tremblotait.
— Appelle le dieu de la pluie en lui jouant un air, s’il te plaît.
Qu’il pleuve tous les jours à Paris ! Je me camouflerai dans une
capuche toute ma vie !
— Enfin, Élisabeth ombrophile, vous n’êtes pas née de la
dernière pluie !
— C’est quoi ça encore, une autre maladie, un truc de filles ?
— Certains êtres vivants, dits « ombrophiles », se développent
grâce à un climat pluvieux. Tu n’es pas une plante tropicale…
— Ni même une belle plante…
Arielle passa le bout de ses doigts sur le front de sa fille.
— Oh, tu connais aussi cette vieille expression débile !
— Maman !
— Mon petit lapin en colère, je ne voudrais pas que tu te
nourrisses de larmes. Je préfère que tu plisses les yeux pour défier
le soleil.
Arielle sourit toutes dents dehors.
‐ 10 ‐Ensuite, il y eut les vacances, le repli, les jours heureux avec
Angélina rien que pour elle, presque à l’abri du monde, les parents
avec qui elle pouvait rester un peu plus longtemps le soir, les jours
de congé enfin, le séjour à la mer, l’eau et le soleil couchant, le
violoncelle chantant, Ariana Grande et Nicki Minaj…

