

Comme les perles du Mâlâ
En Panodyssey, puedes leer hasta 10 publicaciones al mes sin iniciar sesión. Disfruta de 6 articles más para descubrir este mes.
Para obtener acceso ilimitado, inicia sesión o crea una cuenta haciendo clic a continuación, ¡es gratis!
Inicar sesión
Comme les perles du Mâlâ
Comme les perles du Mâlâ
La pièce est petite, mais cela me suffit. Un bureau, une chaise en bois, et, au mur, une vieille photographie représentant la Tour Eiffel. Une fenêtre minuscule, donnant sur un immeuble en construction, dans le quartier de Belleville. Dans la vie, je ne m’attarde pas sur les détails, ni sur mes états d’âme, je n’ai pas le temps, ni l’envie.
Dans cette pièce, je travaille pour des écrivains, comme on dit, je suis un nègre.
̶ Drôle de coïncidence, je suis Africain.
On m’a repéré il y a quelques années, j’avais participé à un concours d’écriture sans intérêt, ils ont pris contact avec moi, et comme je n’arrivais pas à trouver du travail, j’ai accepté. J’écris des romans, plusieurs romans par an, je suis prolifique, c’est bien, comme ils disent. Ils me payent en cash, et je n’ai pas de contrat, c’est plus pratique, c’est leur argument.
̶ Et puis comme ça, tu es libre.
On me donne un sujet, et me voilà devant ma page blanche. Tu as deux mois pour nous remettre le manuscrit. Et n’oublie pas d’ajouter du sexe, c’est important les scènes érotiques. Ils en ont de bonnes, eux, imaginer ce genre de scènes, moi, qui préfère me branler seul devant la télé ou une vidéo porno sur Porn Hub.
Évidemment ma vie peut sembler monotone, mais c’est toujours mieux que de squatter rue du Temple ou à Bobigny, ou de vendre des écailles de poisson, du chocolat ou de la salade à fumer. Ou pire, d’être resté au village, sans famille, même après la guerre.
Je manque d’imagination. Cette fichue page blanche m’empêche de dormir, et même de manger. J’ai en tête les mêmes personnages, les mêmes scènes, les mêmes dialogues, et pourtant je dois m’adapter et en créer d’autres. Difficile de m’inspirer de la rue, je n’aime pas descendre, la foule m’oppresse, et de toute façon je déteste le bruit et les gens. Parfois, je prends un nouveau cahier, ou bien j’essaie de taper l’histoire sur l’ordinateur qu’ils m’ont gracieusement prêté, rien n’y fait. La page blanche ressemble à un immense puits dans lequel je suis happé et dont je tente de m’échapper. J’essaie de l’apprivoiser, de lui parler, de m’en faire une amie, une confidente, parfois je lance une prière ou deux, rien n’y fait. Elle apparaît inévitablement comme une sorcière maléfique et cruelle.
̶ Je suis vide.
Je change de posture, je me mets debout, je m’étire, je tente une grande respiration, ils m’ont expliqué ça, un jour, une blague pourrie, quand tu as une panne d’inspiration, fais une inspire, détends-toi, tu verras. Je ne vois rien du tout. Uniquement cette page blanche qui me nargue, qui me toise, cet écran sans chaleur, ce grand mur blanc et froid, contre lequel je ne peux pas taper, et que je ne peux ni fendre ni démolir. Je me sens impuissant. J’ai essayé la musique, c’est pire. Même Ismaël Lo, que j’aime bien, rien n’y fait, je ne parviens pas à me détacher de cette immensité, de ce trou béant qui engloutit mes sens, mes soupirs, mes regrets et mes déceptions cachées. Une douche ne me rend pas plus imaginatif, au contraire, je crois que l’odeur de la crasse me rend plus sensible et plus créatif, pour installer l’atmosphère chaude et tendre indispensable dans mes romans.
Quelquefois, en désespoir de cause, je me gobe un chlops, un bonbon festif, un petit cachet d'ecstasy, quelques blue angels, ou des black beauties, pour me détendre et stimuler mon esprit. Le monde m’apparaît plus accessible et plus doux, pendant quelques heures. Mais je ne parviens toujours pas à affronter cette trainée, cette salope de page blanche. Bref, je tourne comme un chien qu’on aurait abandonné et qui se retrouve en cage, dans mon deux-pièces, emprisonné, englué dans le néant de la page immaculée et sans empathie. Je me sens comme un clown sans nez rouge et sans public. La page blanche, telle une féroce déesse infertile, m’engloutit, se montre toute-puissante, sur le point de m’abattre.
Alors, au bout de plusieurs jours de vacuité, en fin de journée, je me décide à aller faire un tour sur le périphérique, pour m’offrir la fausse tendresse d’une russe de 15 ans, qui ne parle même pas anglais.
Le visage déjà meurtri par les mensonges et les lâchetés, elle me regarde, les yeux sans lumière et sans joie. Je ne l’embrasse pas. J’esquisse quelques gestes protecteurs, elle est encore presque jolie, avec des tatouages sur le bras, et sur les cuisses, sous sa jupe en coton. Ma langue fouille ses aisselles, et son nombril, mais je n’ai pas envie de la lécher. J’enfile le préservatif qu’elle me tend, après une pipe généreuse pendant laquelle elle joue à la chienne battue, elle se laisse prendre, sans émotion et sans mots. Je ne connaîtrai pas son nom, elle ne connaîtra pas non plus le mien, c’est mieux comme ça. Le coït est rapide, j’éjacule toute cette vacuité qui est en moi, je lui laisse quelques billets et je m’en vais, en lançant tout de même un Spasiba. Parfois même dans une camionnette déglinguée et toute taguée, dans le Bois de Vincennes, il m’arrive de sodomiser un autre Black, ou un latino, plus malheureux que moi. Dans ces cas-là, quand c’est possible, on parle après un peu de nos histoires, de nos désirs et de nos fantasmes.
Au fond, cette foutue page blanche m’oblige à sortir et à voir du monde. J’en profite pour acheter quelques mangues, des biscuits et des pâtes. Je regarde les vitrines éclairées des magasins et pose mes fesses quelques minutes sur un banc, dans un jardin public surpeuplé. S’il fait beau, je mate un peu les poitrines qui débordent des chemisiers, les fesses coincées dans les jeans serrés, ou les petites filles en short qui font semblant de ne pas me voir.
Tout cela m’excite.
Je remonte, épuisé, et souvent je m’endors presque aussitôt, sans même avoir eu le temps de me préparer les pâtes. Dans la nuit, la page blanche m’appelle, je me fais un kawa, je me sens dans un bon mood, alors je sors mon Montblanc de la collection Saint Exupéry, cadeau d’une des jeunes autrices pour qui j’ai écrit il y a quelques mois, et qui kiffait bien les Blacks ; un nouveau roman déploie alors ses ailes, en Australie, en Californie, voire même en Inde, avec la mer ou la montagne en toile de fond. Je place une immense maison de rêve, ou un ranch, une piscine et une Ferrari rouge. Une famille désunie, une amie envieuse. Beaucoup d’argent et de succès, évidemment.
L’histoire est toujours celle d’une rencontre intense et passionnelle, qui démarre avec des incompréhensions. Lui sera un beau brun ténébreux, avocat riche et séducteur, elle, une jolie journaliste blonde rebelle et naïve, bourrée de désirs et de préjugés. J’ouvre une page du dictionnaire et selon la lettre qui s’étale devant moi, je baptise les héros, je choisis les prénoms sur un vieux calendrier des Postes, que je garde dans un tiroir du bureau. J’ajoute quelques ingrédients, des mots d’amour très romantiques, des frissons, des craintes, des questionnements, des promesses, des caresses, des baisers éperdus et des murmures de confiture dans l’oreille, des mains qui se cherchent, quelques sourires, des seins blancs et des clitoris mordillés et léchés, une fellation ou deux, des jalousies, des pièges et des trahisons, et bien sûr des dialogues enflammés, qui au fur et à mesure, deviendront plus sucrés et plus intimes. Je jette au passage un coup d’œil sur deux ou trois pages de Justine afin de mieux développer les élans sensuels de mes personnages et caler les scènes de sexe.
Chaque nouvelle page blanche initie un combat, je dois batailler et user de multiples stratagèmes pour vaincre le dégoût, le chaos, l’ennui et l’échec. Étourdi par les méandres de l’histoire, je perds pied, mon souffle s’accélère, je fais une pause devant n’importe quel programme de la télé, un dessin animé, je zappe, des journalistes qui s’écharpent à propos de la situation des époux Balkany, je zappe, les photos de chars détruits en Ukraine et un énième reportage sur les viols commis par les russes, je zappe, un des écrivains pour qui j’écris qui fait la promotion de son dernier best-seller, je zappe, les clips de présentation des candidats de Force Ouvrière aux législatives de juin, je zappe, une émission sur la reproduction des grands singes en Tanzanie, je zappe, et j’évacue mon excitation devant une pimbêche française d’origine arabe de 16 ans à la voix de crécelle, que les membres du jury de The Voice qualifient de prometteuse.
La page blanche tente à nouveau de me coincer, elle approche subrepticement de moi, enjôleuse, mielleuse, cajoleuse, mais je ne me laisse pas faire, cette fois-ci, et retourne à mon histoire. Armée de mon Montblanc, ma main ne m’appartient plus, je lutte, à la fois déterminé et guidé par une force que je ne peux plus contrôler, et je réajuste le plan et les contours des personnages du roman...
Alors, les chapitres s’enfilent comme les perles du Mâlâ en turquoise que m’avait offert ma mère avant de mourir, et qui est posé à côté de la lampe de chevet, près de mon lit.
Lara de Saint Germain, Juin 2022.

