

Un printemps
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Un printemps
Il comprit pourquoi lui et son espèce n'étaient que de passage. La forme de vie qui se trouvait devant lui, plusieurs fois centenaire, fruit de millions d'années d'évolution, avait bâti sa pérennité sur la coopération interespèce.
Moins d'un siècle auparavant, sa propre espèce avait failli la faire disparaître.
Il regarda les frondaisons que la lumière découpait en vert clair sur le fond bleu du ciel. Il aurait presque pu compter les nervures de chaque feuille de chaque branche, voir couler la sève, l'entendre chanter à travers l'écorce.
Ce qui l'entourait était d'une telle beauté que cela dépassait tout ce qu'il avait vu. Ici, en pleine forêt, il avait l'impression d'être au cœur d'un gigantesque organisme vivant. Un méta-organisme, un trans-organisme composé de milliers d'espèces, allant de la bactérie au mammifère ; du champignon au lierre. Et, par-dessus tout, ce qui le touchait le plus, c'était ce qu'il ne pouvait voir. Le réseau invisible d'interconnexions, comme les cellules d'un seul et même être vivant, aussi multiple que complexe. La bactérie nourrissait le sol. La plante y vivait. L'herbivore mangeait la plante. Le carnassier chassait l'herbivore. La carcasse de ce dernier nourrissait la bactérie.
Et ce n'étaient que les liens les plus évidents. Il y avait tout le reste : les insectes qui vivaient des plantes, lesquelles se reproduisaient grâce à eux ; les oiseaux qui vivaient des insectes ; et toutes les relations symbiotiques, osmotiques de ces cellules, connectées entre elles au sein de systèmes eux-mêmes interconnectés, sans lesquels la forêt ne serait pas, ou en tout cas pas telle qu'elle est.
Il ferma les yeux et prit une longue inspiration. Odeurs du sous-bois, feuilles mortes des années précédents, en décomposition, mousses, champignons, bois humide. Il sentait la vie sous ses pieds. Une vie microscopique, une vie fouisseuse, qui travaillait la terre, la retournait, la préparait pour ses voisins.
Les yeux toujours fermés, il tendit l'oreille. Un millier de chants d'oiseaux, trilles et appels, mélodies.
D'autres vies avant lui avaient connu des printemps silencieux. L'idée lui semblait tellement incongrue qu'il n'arrivait pas à se la représenter. À quoi cela pouvait-il ressembler ? Des journées entières sans le moindre chant ? Une saison de silence, la vie réduite de moitié ?
Il ouvrit les yeux et continua d'avancer, émerveillé. « Je fais partie de cela » songea-t-il, les larmes aux yeux, se demandant encore comment ses ancêtres avaient pu se couper de toute cette beauté.
Il entendit un froissement quelque part sur la droite. Un cerf le regarda, curieux de cette étrange créature avec qui il partageait cet instant et cet espace.
On avait gardé quelques ruines des grandes cités, en l'état, pour que tous se souviennent du passé, aussi honteux, aussi désagréable, aussi traumatisant qu'il puisse être. Le pèlerinage était laissé à la discrétion de chacun, mais il se terminait en général par un retour en forêt, là où la vie avait tenu, là où le miracle avait opéré.
Ses pensées le menèrent naturellement vers ce que les anciens avaient appelé le Jackpot, la convergence des crises, le point de bascule ultime qui avait précipité l'effondrement, la fin de la civilisation thermo-industrielle. Nul besoin de connaître l'histoire pour deviner la teneur de cette expression : ses consonances techniques n'auguraient rien de bon.
Il revint à la réalité et à tout ce qui l'entourait. Il se tourna vers lui-même. Il le sentait arriver lentement, monter en lui, comme une brise tiède, une marée d'équinoxe. C'était tout à la fois les odeurs, le chant des oiseaux, le bruissement des feuilles, leur couleur, tout ce vert autour de lui, le bruit du cerf, les rayons de lumière comme autant de fils tendus entre le sol et le ciel.
Il n'avait pas vraiment de mot pour ça. Alors, il l'avait appelé le flow. Cette fois-ci, sans qu'il sache pourquoi, cela dura plus longtemps. Une jouissance au ralenti, une euphorie lente qui prenait son temps. Comme à chaque fois, cela naquit dans son ventre, remonta jusqu'à sa poitrine et se termina en larmes apaisées, qu'il laissa couler.
Ceux qui venaient après les anciens avaient reconstruit, s'interrogeant sur chacune des briques qu'ils avaient posées, se souciant de la taille des communautés, des moyens pour les relier.
Ses mains se posèrent sur son vêtement en cuir, qu'il porterait toute sa vie. Il savait exactement ce qu'il avait coûté. Chaque minute, chaque heure passée à pister. Suivre. Embusquer. Et tuer. Il avait regardé les yeux de l'animal s'éteindre et la vie le quitter à grands flots rouges qui venaient nourrir le sol, tout en lui parlant. Il se souvenait avoir pleuré, là aussi, mais d'une émotion sans couleur, une émotion brute, et quand il était rentré au hameau il avait rapporté autre chose, en plus de la carcasse qu'il tirait derrière lui.
Il savait qu'à son tour, quand son temps viendrait, lui aussi irait nourrir la vie.

