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Les Hommes-Pierres (Ar Men Hir)

Les Hommes-Pierres (Ar Men Hir)

Publicado el 7, nov., 2024 Actualizado 7, nov., 2024 Science fiction
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Les Hommes-Pierres (Ar Men Hir)

Ma contribution au concours Plumes, contes et légendes - Bonne lecture ! (Illustration by Deep Dream Generator pour The_wakwak_Tree)

Les hommes-pierres (Ar Men Ir)

— Eh ! Grand-père !

Le gamin s’avança d'un pas lent et pesant au travers de son champ, ancrant chacune de ses enjambées dans le sol meuble et travaillé de sa terre, les bras grands ouverts, prêt pour l'accolade avec son ancien. Ses sabots collaient à la glaise épaisse arrosée par les pluies d’octobre, mais ça ne semblait en rien ralentir son allure sereine et assurée. Bien sûr, il aurait pu s'acheter des bottes et un imper en caoutchouc, mais il préférait les lourds sabots de bois et le poids des étoffes de laine épaisses, la tête protégée de la bruine par un chapeau de chez M. Saunier.

— Comment tu vas mon gamin ?

— Je vais bien papy. Tout comme toi !

— Oh, moi !  reprit l'ancien en riant, c'est vrai que je me tiens toujours bien droit !

— En fait grand-père, je viens te voir parce que j'ai besoin de conseils.

— Dis-moi…

— Et bien, tu vois, le champ, il ne donne plus comme avant. Par endroit il ne pousse même presque plus rien. Je crains qu'à terme on n'arrive plus à faire assez de foin pour que les bêtes puissent passer l’hiver.

— Ça m'est déjà arrivé plusieurs fois dans le temps, je m'en souviens, c'est quand la terre s’épuise. A l'époque on utilisait de l'engrais …

— Papy, on fait du bio maintenant !

— Alors, s'il faut faire bio, je ne vois plus qu'une seule solution : des coquillages. On les broie en tout petits éclats avant de les épandre, ensuite tu fais un bon labour, bien profond, et tu laisses passer tout un hiver par-dessus.

— Des coquillages...

— Les meilleurs viennent de Saint Brévin. On les ramasse au pied des pêcheries. Les gens du coin nous connaissent bien à l’époque et je pense qu’ils ne feront aucun problème pour t'en donner.

— Mais Grand Père …

— Oui, je sais, pour ça, il va falloir que tu passes la Loire.

            Et on voyait bien que çà le tiraillait le gamin, mais de toute façon, il n'avait plus vraiment le choix. Il devait insuffler de nouvelles forces à sa terre, à ce lopin familial que son père lui avait cédé, et que son grand-père continuait de surveiller, même si ça faisait depuis longtemps qu'il était un homme et qu'il avait prouvé qu'il pouvait faire vivre tout son monde à la seule force de son travail.  Il savait que le regard des anciens était rivé sur son dos et que même s'ils ne disaient rien, ils n'en jugeaient pas moins. Mais, pour lui, ce n'était pas un fardeau, au contraire, il en retirait une énergie inépuisable, car il savait que c'était une source d'aide précieuse. Au fond, ils ne demandaient rien d'autre que de pouvoir encore se rendre utile, et c'était leur manière à eux de le faire savoir. 

— Je me souviens, continua l'ancien, qu'on pouvait leur en échanger contre des gros silex : ils s'en servent pour lester leurs carrelets. En bord de mer, il n'y a pas de pierres comme il faut et c'est depuis la nuit des temps qu'ils s’approvisionnent chez nous. Et si tu ne veux pas prendre le bac de St Nazaire, tu peux peut-être remonter jusqu'aux ponts de Nantes.

— La route serait trop longue Grand-père.

— Ou alors, essaye déjà du côté de Villès-Martin. Dans le temps, il y avait un passeur qu’on payait un quart d'écu pour qu’il nous déposait directement sur la plage de St Brévin. Je crois qu'il doit encore nous rester des sous enterrés dans le coin sud du champ.

— Ne t'inquiète pas pour çà, on paye en Euro-Mer maintenant. J'ai de l'argent tu sais.

— Oui, oui, je sais que tu t'en sors bien, mais on n’est jamais assez prêt de ses sous !

— J'y fais bien attention, ne t’en fait pas. Bon, je vais suivre ton conseil et je vais déjà aller voir à Villès-Martin. Je préfère si ce sont des gens qui ont l’habitude de nous côtoyer.

— Prend bien soin de toi et ne t'endors pas trop en chemin !

            Le jeune homme lui fit une nouvelle accolade.

— Je serai de retour rapidement Grand Père.

Sans plus de cérémonie, il tourna les talons et sorti du champ à son allure tranquille et déterminée.

            Au bord du chemin il y avait un tas de pierre, des pierres arrachées à la terre, qu'on enlevait après chaque labour. Elles étaient de plus en plus petites maintenant, il y avait tellement longtemps qu'il la travaillait cette terre qu'elle n'avait presque plus rien à cracher. Mais il en remontait quand même toujours et ça faisait partie du travail de les enlever et de les entasser là, à la disposition de qui pourrait en avoir besoin.  Il jeta les plus grosses dans sa brouette, ça devrait bien remplir deux gros sacs, et il reparti vers le village pour se préparer au départ.

- o -

            Il avait voyagé de nuit, avec ses deux gros sacs remplit de pierres jetées par-dessus ses épaules, et dans la petite aube, il s’était avancé vers cette anse où dormait une flottille de bateaux. Il s’était planté là, sur la plage, attendant que la ville veuille bien se réveiller. Un chien errant c’était approché et il l’avait chassé à coup de cailloux. Puis il y avait eu cette bande de gamins aux cheveux bizarres qui avaient essayé de dessiner sur lui avec des bombes de peinture… comment il leurs avait botté le cul !

            Mais bon, apparemment, ce n’était pas le bon endroit. Les gens sur la plage ne semblaient pas le reconnaître, ils le regardaient bizarrement, et chaque fois qu’il essayait de venir leur parler ils s’en allaient en courant, en faisant comme s’il ne l’avait pas aperçu. Peut-être qu’ils ne comprenaient pas bien le Breton ?

            Un soir, un vieux du coin qui semblait se souvenir de quelque chose lui dit qu’il y avait maintenant un pont qui partait des « Chantiers », et que c’était peut-être le chemin le plus sûr pour passer la Loire, et qu’il allait maintenant rentrer chez lui pour dormir…

-o-

Alors je m'en suis retourné à St Nazaire, vers la grande route qui relie La Baule à Paris, et là un camion qui transportait des cochons à bien voulu s’arrêter. Le gars qui conduisait était un grand bavard, il me jetait des coups d’œil à la dérobée, en m'expliquant qu’il me laisserait devant le restaurant de la « Duchesse d'Anne », que j'aurais 200 mètres à faire et que les baraques seraient là, et que son arrière-grand-père était allé à Carnac quand il avait vingt ans, et que son prénom c'était Thomas. Je ne sais plus très bien quand il me déposa devant le restaurant, mais il reparti avant même que j’eusse le temps de lui dire merci : tout va toujours trop vite dans les grandes villes.

Mais bon, on sentait bien d'où venait le vent, et je suivis les rues sinueuses qui menaient à la plage de Saint-Brevin. Il y avait là une enfilade de pêcheries les pieds dans l'eau, les filets relevés, attendant la marée.

Et comme il y avait du monde sur une des cabanes, là, pas très loin, j'ai commencé à me diriger vers eux, en m'enfonçant à chaque pas dans le sable meuble de la dune côtière. Le temps que j'arrive, la marée en avait profité pour envahir toute la plage, et les grands filets entrèrent en action fouettant la surface de l'océan à tout va, lançant de grandes gerbes d'eau dans les airs… Ils avaient bien besoin de pierre lourdes et pesantes pour ralentir tout leur bazar, à agiter l'eau comme çà, ils n’attraperaient jamais aucun poisson ! Mais bon, pour ce que j'y connaissais moi à la pêche !

Une gamine était accoudée à une rambarde, à l'arrière d'une des cabanes et comme elle tournait le dos à la mer, j'ai trouvé que c'était un bon signe.

— Vous voulez quoi Monsieur, je n’ai pas bien compris ?

— Je voudrais avoir la permission de ramasser des coquillages autour de votre cabane, pour ma terre. Et pour dédommager votre famille j'ai apporté des pierres de mon pays. Elles viennent de mon champ et je les ai choisis moi-même.

— Ben moi, je ne sais pas trop monsieur, mais je peux demander à mon père si vous voulez.

— Oui, s'il vous plait.

La fillette partie en courant le long de la passerelle. A peine eut-elle tourné l'angle de la cabane en bois qu'elle surgit à nouveau comme un petit diable :

— Mon père demande si vous venez de Marsac ?

— Oui, de Bas Marsac en Quelneuc.

— Alors, ne bougez pas monsieur ! Je vais lui dire et je reviens ! Il est en train de pécher là et il ne peut pas quitter sa place !

À peine avait-elle fait quelque pas qu’elle fit demi-tour : « ah oui, j'ai oublié, je reviens très vite et mon papa m'a dit de vous dire de ne pas vous endormir ! »

Elle fit à nouveau son tour de passe-passe, à réapparaitre à peine partie, et ils s'étonnaient de ne pas vivre longtemps, à courir comme çà sans cesse.

—  Monsieur ?

— Oui ?

— Mon père dit qu'il viendra vous voir dès qu'il aura fini sa marée. Il a dit aussi que c'était d'accord pour les coquillages, qu'il était très content de pouvoir vous en donner. Vous pourrez les ramasser à marée-basse, dans à peine deux heures.

— Merci beaucoup.

La fillette descendit l'échelle de bois et vint m'indiquer un endroit où je pourrais attendre tranquillement, apparemment l'eau ne montait jamais jusque-là même aux plus forts coefficients. On voyait bien qu'elle n'avait pas bien l'habitude de nous rencontrer. Elle ne pouvait s’empêcher de me jeter des coups d’œil curieux. Elle repartie en courant vers la pêcherie, grimpant à l'échelle à toute vitesse et se précipitant à l’intérieur de la cabane en bois… ils étaient fatigants à s'agiter sans cesse comme ça ! 

Mais finalement, j’étais plutôt content de moi. Mon affaire se présentait bien, j'avais trouvé mes coquillages et je n'avais plus qu'à attendre que cet homme finisse son boulot. C'était aussi un bon signe, de trouver quelqu'un qui ne faisait pas tout dans l’urgence et qui prenait le temps de s'appliquer à sa tâche, et qui en plus connaissait Marsac… ils seraient fiers de moi au pays !

- o -

— Ah ! Enfin vous vous êtes réveillé !

Je crois que j’ai quand même dû finir par m'assoupir. C'est vrai que je ne m'étais pas tenu immobile aussi longtemps depuis mon départ et que toute cette incertitude m'avait épuisé, sans compter qu’en plus j'avais traversé la Loire !

La jeune femme m'observait, son visage tout près du mien, arborant un grand sourire, cherchant à capter mon regard, portant dans ses bras une petite fille aux cheveux bouclés. Elle me rappelait vaguement quelqu'un …

— Vous vous souvenez de moi monsieur ? On a eu peur que vous ne finissiez par plus vous réveiller.

Oui, son visage était bien le même, c'était la petite fille de la pêcherie. Elle avait bien grandi et la fillette qu'elle tenait dans ses bras lui ressemblait drôlement.

— Maman, c'est lui le monsieur bizarre dont on doit s'occuper ?

— Oui ma chérie, c'est lui. Tu peux lui dire bonjour !

— Penaos ‘mañ ar bed ganeoc’h, monsieur !

— Mat-tre, trugarez »

Elles se reculèrent de quelques pas pour me laisser me déployer. Lentement mes membres retrouvaient un semblant de souplesse. La marée était basse et il y avait des coquillages à perte de vue. Je fus soudain inquiet car je ne voyais plus mes sacs de cailloux…

Un jeune homme descendit de la baraque et vint rejoindre la femme et la fillette. Ils étaient là tous les trois, côte à côte, à me regarder un grand sourire aux lèvres.

— Ne vous souciez pas pour vos pierres, monsieur, me dit le garçon. Vos sacs se sont usés et nous avons distribué vos pierres entre toutes les cabanes. Nous vous en sommes vraiment reconnaissant et nous sommes vraiment heureux de rencontrer quelqu'un comme vous ! Nous pensions...

— J'étais inquiet aussi, dis-je. Si je peux avoir mes sacs de coquillages.

— Je vous les apporte tout de suite !

Le garçon repartit chercher deux grands sacs jaunes et une pelle dans sa cabane. La jeune femme et sa fille n'en finissait pas de me fixer en souriant, en s'échangeant des petits mots murmurés dans l'oreille. Je ne sais pas ce qu'elles pouvaient bien se dire mais ça avait l'air de les rendre heureuses. Pour moi les choses restaient encore bien confuses, j'avais du mal à me réveiller et je crois que normalement j'avais l'habitude de prendre un café… Le jeune homme remonta les sacs un par un, les trainant péniblement jusqu'en haut de la dune, deux gros sacs bien remplis à ras-bord de coquillages de Saint-Brevin !

Alors il ne me restait plus qu'à m'en retourner vers le Nord. J'avais plus ou moins décidé de franchir le pont à pied pour gagner du temps, mais les habitants des cabanes avaient apparemment eux aussi réfléchis à la question et le jeune homme me dit qu'ils s'étaient mobilisés pour m'aider et qu'un bateau viendrait me chercher ici même, sur la plage, et qu'il m’emmènerait directement à Villès-Martin, comme le voulait la tradition. Et ça, ça me parlait bien ! Alors on attendit là, dans le silence, en contemplant l'océan, et je me surpris même à me dire que c'était un bel endroit ici, que j'aurais très bien pu m'y arrêter définitivement, pour regarder passer les bateaux et voir bouger les grands filets, occupé à suivre l'agitation des baigneurs les mois d'été. Mais on m'attendait par chez moi, et là-bas, même si ce n'était peut-être pas aussi joli que par ici, çà restait ma terre et elle avait besoin de moi. Et comme je n'aimais pas trop voir mes deux sacs trainer comme çà, à terre, je les ai jetés sur mon épaule, c'était plus sûr. Déjà j'entendais les coquillages se briser sous leur propre poids.

Une grande barge à fond plat profita de la marée haute pour venir s'échouer sur la plage. Le gars qui la conduisait nous fit des grands signes de la main. La petite fille s'avança vers moi …

— Mersi bras ha kenavo, Ar Men Hir !

— N'eo ket dav, dis-je, c'est moi qui vous remercie. »

J’avais trop peur de lui faire l'accolade avec mes deux sacs sur mon épaule, alors je les ai salués d'un signe de la tête, et d'un pas assuré je me suis avancé vers l'eau, pour aller poser pied sur le pont en bois de la barge. Le gars était là à me dire des « monsieur » à n'en plus finir, tous çà pour que je me mette bien au milieu du bateau avec mes deux sacs posés devant moi.  Ce fut une drôle de sensation quand la barge quitta la plage et qu'elle se mit à flotter. On entendait le moteur qui rugissait pour lancer l'embarcation en avant, et le long de la plage, il y avait ce couple et leur petite fille qui courrait en me faisant signe de la main. Quelle drôle d'impression de glisser comme çà, avec les mouettes autour, en longeant les pêcheries, balloté par le clapot. Et puis, il y eu de l'eau des deux côtés, avec des creux plus marqués et de longs navires chargés de conteneurs qui venait croiser notre route. La barge peinait, enfonçant sa proue dans les sillons des longs courriers, dansant sur les vagues en recherche d'équilibre, dessinant une trajectoire compliquée au milieu du rail de Nantes : je naviguais sur l'estuaire de la Loire !

-o-

Ce fut un soulagement lorsque la barge toucha terre à Villès-Martin. L’homme me souhaita bon retour en me disant que maintenant je devais dire à mon peuple que c'était la famille SNSM qui avait pris le relai, et que nous pouvions les contacter dès que nous aurions besoin de passer à nouveau l'eau ; que rien ne leurs ferait plus plaisir que de nous aider. Rien qu'au nom, on comprenait que çà devait être une très ancienne famille, du temps où les écritures n'avaient pas encore de voyelles…

Je repris la route à pied, de nuit, le long des anciens chemins de terre, à croiser les routes qui faisaient mal aux yeux. Comment je te les ai écrasés leurs grosses boites grises aux lumières aveuglantes ! Après ils s’inquiètent du nombre d’accidents sur leurs routes, avec toutes ces boites moches qui viennent aveugler de leurs flashs les voitures qui filent comme des bolides dans la nuit !

Enfin je finis par reconnaître les arbres et les murs de pierres, les petites routes et les fossés, les maisons et les odeurs des fleurs des champs. J’étais de retour à Marsac. Je franchis d'un bond le muret de pierre, courant presque sur les derniers mètres :

— Grand-père !

— Gamin ! Déjà de retour ! Qu'est-ce que tu as fait vite ! »

Il fit une longue accolade à son ancien, et autour de lui c'était l'été. La prairie avait fait ce qu'elle avait pu en son absence, elle avait travaillé dur elle aussi. Mais voilà que son père s'avançait à leurs rencontres, et que de partout l'herbe haute dansaient au vent ! Alors ils firent ensemble les moissons et ils allumèrent les feux de chaume au 15 Aout, pour remercier la mer d'avoir été si conciliante, avant de broyer les coquillages et de les épandre sur leur terre.

Le 23 septembre il fit un profond labour, enfouissant dans le sol affamé les fragments de coquilles et leurs relents iodés. Voilà, il sentait que le travail avait été fait et que sa terre vivait à nouveau chargée d'une nouvelle énergie. Il avait fait ce qu'il avait à faire.

Alors il rejoignit son ancien sur le haut de son champ, et il enleva ses sabots de bois, plantant ses pieds dans sa terre, enfouissant profondément ses orteils dans le sol meuble et travaillé. Et il resta là immobile, sous les rafales des vents d'ouest, à regarder l'hiver neigeux recouvrir les sillons, à sentir les premiers redoux du printemps, à voir germer les premières pousses vertes, à s'étonner des premières fleurs de la prairie…

- o -

On dit que c'est depuis ce temps-là, qu'à Bas Marsac en Quelneuc, dans le champ au bout de la rue de La Touche Marcade, il y a deux menhirs qui se tiennent debout dressés côte-à-côte.

 

 

 

 

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