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1-GRAND-PLACE DE LOUVAIN. Septembre 1536  

1-GRAND-PLACE DE LOUVAIN. Septembre 1536  

Publicado el 8, ago., 2023 Actualizado 30, ago., 2023 Salud
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1-GRAND-PLACE DE LOUVAIN. Septembre 1536  

Le froid piquant de ce matin d’automne n’a pas découragé les plus courageux des citadins qui se pressent dans les rues. La foire se tient pour quelques jours sur la Grand-Place et attire une foule disparate qui conflue vers les échoppes des marchands et des brasseurs de bière. Les pas d’un jeune homme résonnent sur les pavés disjoints des ruelles encore sombres qui longent le petit béguinage. Emmitouflé dans un épais manteau matelassé bleu nuit que l’on nommera plus tard bleu de Prusse, le froid n’a pas prise sur lui.  À l’est déjà le ciel blanchit et une ligne claire grandit peu à peu cernant les contours des maisons qui, une à une retrouvent leur couleur       quand la nuit cède sa place.

Le jeune homme encore seul a belle allure. Des yeux sombres un brin nostalgiques dans un visage fier, le cheveu brun bouclé et une barbiche en pelote achèvent de lui dispenser cet air d’étudiant pétri de certitudes pourtant encore au seuil de l’enfance. Son regard curieux se tourne un instant vers les maisonnettes du petit béguinage qui bordent la rue, attiré par une jeune femme, affairée dans sa courette qui lui sourit.

 Chaque béguinage se regroupe autour d’une chapelle. Ici, c’est l’église sainte Gertrude qui rassemble dans un espace clos entouré d’un mur d’enceinte cerné de douves les femmes veuves ou les filles célibataires de la ville, qui, sans vœux monastiques, choisissent de mener une vie religieuse au sein de cette congrégation située dans la partie méridionale de Louvain. Ces béguines sont respectées et leur nombre ne cesse de croître. Au bout de la ruelle, André Vésale discerne déjà l’église Sainte Gertrude bâtie dans une boucle de la Dyle qui se divise ici en deux cours comme c’est le cas plus au sud à Notre-Dame des Prédicateurs.

En descendant son cours vers le septentrion, la Dyle qui ne fait plus qu’une prend de l’ampleur pour rejoindre Anvers et finir sa course en mer du nord.

Soudain pressé, André Vésale allonge le pas. Il n’est plus loin de la place publique où, chaque année, la foire bat son plein.    

Quand la ville au siècle précédent avait été intégrée au duché de Bourgogne, elle avait connu un essor remarquable grâce avant tout au développement du secteur industriel. Tissage et vente des étoffes en lin dans toute l’Europe, manufacture de tapis, industrie du cuir, tout cela a enrichi Louvain. Ce nouvel essor a suivi une disette dans le courant du XIVe siècle quand les Anglais, partenaires privilégiés, avaient décidé de produire eux-mêmes les textiles qui avaient fait les beaux jours de la ville deux siècles plus tôt. La peste avait fait le reste décimant ses habitants par milliers et aggravant encore, s’il en était besoin, l’activité artisanale de la ville.

Mais tout ceci n’est qu’un lointain souvenir.

Lorsqu’il parvient sur la Grand-Place, Vésale, comme chaque fois, est saisi par la beauté et la majesté des lieux. L’Hôtel de Ville, gigantesque châsse de pierre claire aussi ciselée qu’une dentelle est l’œuvre de plusieurs architectes que l’Europe entière vient célébrer. L’ouvrage, dont chaque pignon est surmonté de trois tours, est considéré comme un chef-d’œuvre de style gothique brabançon. Lui faisant face, l’église Saint-Pierre, reconstruite dans le style gothique flamboyant au XVe siècle, après qu’un incendie eût réduit en cendre la collégiale romane, fait image de parent pauvre comparée au travail de ciselure de l’Hôtel de Ville. Circonscrivant la place, les maisons bourgeoises flamandes aux pignons en gradins distillent leurs chaudes nuances sur des façades de briques ocre ou jaune bien souvent percées d’une fenêtre en leur centre, rendant l’ensemble moins austère.  

  Si les drapiers de Flandre, célèbres, bénéficient d’une stature internationale, les maroquiniers allemands quant à eux, proposent un vaste choix d’objets en cuir et des fourrures, prisés par les bourgeois locaux. Les cuirs cordouans venus d’Afrique du Nord sont les plus recherchés, mais les peaux de chagrin, ces peaux tannées de chèvres rapportées des régions froides, plus fines, permettent un travail plus délicat et ont leurs amateurs.    

Tout ce petit monde occupe la Place, regroupé par corporation, exposant tissus ou fourrures sur des tréteaux au-dessus desquels une tente les garde de la pluie. Les draps viennent aussi du royaume de France et de villes comme Arras, Chalons, Provins notamment. D’autres artisans      proposent aux louvanistes des objets de luxe tels les soies, l’orfèvrerie, sans oublier des pièces en provenance des confins de la Méditerranée. Ce sont les Italiens qui acheminent jusqu’ici les épices qui suivent la route de la soie depuis l’Inde, atteignent Venise puis sont vendues une petite fortune dans ces villes du nord, et elles viennent égayer le quotidien des habitants de ces contrées où le ciel est souvent gris. Pareil pour ces fruits gorgés de soleil, aux couleurs éclatantes, cultivés dans de contrées inconnues pour beaucoup, si différents de ceux qui poussent ici.

Vésale regarde sans les voir ces marchands venus de tous les horizons. Il n’est pas venu pour eux.  

Au loin, un brouhaha confus lui fait tourner la tête. Une foule compacte gesticule, vocifère, s’apostrophe. Il lui faut jouer des coudes pour se rapprocher de ce petit monde. Il s’agit uniquement de buveurs de bière, pour qui, l’alcool aidant, le ton monde et les convives s’interpellent, se provoquent, se défient.

Soudain, son œil inquisiteur remarque à quelque distance un attroupement entourant une estrade. Sur celle-ci, trois personnes s’affairent.

Le cœur du jeune homme s’accélère. Bien que Vésale soit depuis peu à Louvain, cette estrade, imagine-t-il, est celle qui sert aux autodafés, devenus presque banals depuis que Luther a brûlé la bulle papale. Ce mouvement de contestation qui gagne l’Europe du Nord éclabousse le Brabant.

Mais aujourd’hui, il s’agit de tout autre chose.

Le jeune homme se rapproche de cette foule muette qui n’a d’yeux que pour le spectacle. Un homme se retourne et lui sourit. Surpris, Vésale reconnaît Gemma Frisius, son ami d’enfance et le vieux complice louvaniste des cimetières de la région. Jeunes étudiants, bravant les interdits, André déterrait les cadavres tandis que Gemma, malgré son handicap moteur au niveau des jambes, les réceptionnait, aidé d’un apprenti qui faisait disparaître le corps ou ce qu’il en restait dans un sac, avant de le hisser sur ses épaules et de ramener dans la cave de Gemma ces cadavres de suppliciés qui seront disséqués à la lueur des bougies. Non que l’université et l’église n’interdisent expressément ces actes, mais ils restaient sévèrement contrôlés et limités. De ce fait, les corps disponibles en amphithéâtre étaient des charognes putréfiées où rien ne ressemblait plus à rien.

C’était en outre sans compter sur l’odeur pestilentielle qui s’en dégageait et l’argent qu’il fallait distribuer à toute une chaîne d’intervenants : professeur, prosecteur sans oublier les gardiens et les hommes de main qui transportaient et lavaient les corps, le travail terminé.

Les deux hommes s’étreignent, heureux de se revoir après les trois années d’absence d’Andréas parti étudier à Paris. La guerre débutée en début d’année entre François 1er et Charles Quint a rendu possibles ces retrouvailles. Le pays Brabant, après la mort de Charles le téméraire, duc de Bourgogne, est dorénavant dans les mains des Habsbourg par le mariage de sa fille, Marie de Bourgogne, avec Maximilien 1er. Mariage fêté en 1477 qui, une nouvelle fois, donne de nouveaux maîtres au Brabant. Et Paris est dorénavant une étape interdite pour les futurs étudiants.

Le jeune homme qui fait face à Vésale est son contraire. De petite taille, la peau laiteuse, le cheveu paille, son visage, marqué par le froid, couperose un visage osseux. Il porte un pourpoint cramoisi doublé de fourrure, une toque de la même couleur masquant le haut du crâne et sa fraise est froissée et un peu défraîchie.  Paralysé des jambes depuis l’enfance, il repose sur une chaise à roues poussée par un serviteur. Le regard clair qu’il tourne vers son ami respire l’intelligence. 

  ­— Te voilà devenu Louvaniste, cher Andréas…

  — Par la force des choses ! Il n’est plus possible de poursuivre son cursus à Paris comme tu t’en doutes. Mais toi, que deviens-tu depuis notre passage au monastère des frères de la vie commune et nos incursions dans les cimetières ?

  — Je poursuis mes études à Louvain. Outre la médecine je vais suivre le cursus de mathématiques et de cosmologie qui m’intéressent au plus haut point. Et, partant de là, me lancer dans la cartographie…    

Un sourire illumine son visage.

  —  Et comme tu le vois, je n’ai pas pu m’empêcher de voir de quoi il retourne !

Vésale est redevenu grave. Ses yeux fouillent l’espace, se posent sur la table à tréteaux sur laquelle repose un corps dénudé. Un homme à ses côtés s’apprête à officier. Deux aides l’entourent et apostrophent les badauds pour qu’ils viennent assister à une leçon d’anatomie. Les trois personnages sont revêtus de sombre. Près de l’officiant, un aide l’assiste, un tablier blanc sale enfilé sur sa robe. Au bout de l’estrade, trois jeunes enfants et deux femmes, l’une assez âgée, toutes éplorées subissent l’humiliation suprême de voir leur mari, fils et père condamné par la justice, subir une deuxième peine, celle d’être disséqué en place publique.

  Le soleil perce les nuages et amène une éclaircie qui redonne vie et couleur au corps marmoréen étendu sur le dos.

L’homme de l’art en profite pour entamer sa macabre besogne en incisant d’un geste brusque et théâtral le cadavre sur toute sa longueur, traçant une ligne médiane à l’aide d’un couteau grossier. Un liquide sombre sourd de l’ouverture profonde cherche son chemin et dégouline sur le sol, éclaboussant les bottines de l’homme de l’art et de ses aides, déclenchant des cris d’effroi et de dégoût par la foule tétanisée.

Très vite, le professeur détache les organes internes qu’il tend à son aide en les nommant d’une voix docte et suffisante avant que ce dernier ne les dépose dans un panier à ses pieds.

Vésale, horrifié, contemple ce massacre.

Un coup d’œil à la famille le révulse. La femme du condamné pleure sans bruit, n’osant se faire entendre de peur d’être encore plus humiliée. La femme âgée a fermé les yeux et semble suffoquer. Les enfants se tordent les mains qu’ils introduisent dans leur bouche.

Le spectacle est insoutenable !

Mais Vésale ne peut s’empêcher de regarder, de juger les propos du professeur qui, comble d’horreur, n’a aucune connaissance de l’anatomie humaine et décrit des organes qu’il ne peut situer.

Le mépris fait place au dégoût. Pourquoi est-il venu voir cela !

Vésale se retire sans un mot, abandonnant son ami.

À pas pressés, il prend du champ avec la scène irréelle à laquelle il vient d’assister. Il en fait le serment. Jamais, au grand jamais, il n’acceptera de tomber dans une telle médiocrité. Le corps humain ne mérite pas d’être traité de la sorte, et comment pourrait-on prétendre le soigner lorsque l’on ne sait pas comment il est fait !

Le jeune homme court jusqu’à l’épuisement dans cette ville de Louvain où il réside depuis peu et qu’il déteste déjà, refermée sur elle-même et austère. Il vient y passer son baccalauréat de médecine et soutenir sa thèse. Puis il partira loin d’ici. En Italie, peut-être… Venise, Padoue…là il pourra poursuivre son immense travail, l’œuvre d’une vie s’il ne faiblit pas, un devoir nécessaire, mais en aura-t-il le temps et l’autorisation ?

Il court sans s’arrêter, à perdre haleine, cherchant à repousser les souvenirs qui affluent malgré lui et occultent toute autre pensée.

Photo : gettyimages

 

 

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