les pierres du lavoir
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les pierres du lavoir
N o u s étions deux , les pieds nus dans l'eau du lavoir qui faisait une ombre sur notre peau brune. Notre jeu favori était celui des pierres adoucies qui jonchaient le sol au fond de l'eau et que nous choisissions un peu au hasard, mais une fois prises, nos yeux racontaient une histoire que notre bouche s'amusait à rire.
Parfois il nous fallait lever nos pieds glacés et nous étions alors recroquevillés l'un à côté de l'autre le menton sur les genoux. J'ai longtemps regardé son épaule et sa joue, mais surtout son épaule et aussi ses genoux, le pli de son coude et remontant le bras, son épaule toujours, comme l'aboutissement de toute forme, fasciné par sa douceur.
Elle me racontait les chevaux, les poulains qu'elle faisait naître, les veaux et les agneaux. Il fallait qu'elle soit vétérinaire, alors je devais être cavalier pour lui demander son aide. Et nous polissions nos galets au bout de nos genoux par des gestes de frottements efforçant d'effacer toute rugosité.
Notre silence laissait beaucoup de place au bruissement de l'eau , aux trajets subsoniques des mouches ou des frelons traçant dans l'air des lignes abstraites, nos mains travaillaient encore la pierre. Plus avancé dans la matinée, nous entendions le moteur de la camionnette : une 4L bleu-pétrole qui s'arrêtait trois fois la semaine en ce lieu. Alors, nous lancions nos galets en fuyant à toutes jambes sans qu'ils nous éclaboussent. Elle courait pieds nus jusqu'à sa caravane, moi, une fois les sandales mises, j'allais jusqu'à la mienne et prenions chacun le porte-monnaie de nos mères . Elle arrivait toujours bien avant moi devant la maraîchère pour des haricots verts, des tomates, un concombre, quelques poivrons , un melon soupesé et une livre d'abricots. Elle m'attendait et nous repartions avec le noyau dans la bouche, puis un autre et nous nous retrouvions avec un troisième au lavoir pour poursuivre l'aventure.
Nous remettions nos pieds dans l'eau de nos douze ans parce qu'il fallait vite soigner quoi ? Les chevreaux de février, les agneaux de mars et j'avais pour ma part beaucoup de pauvres gens à sauver parcourant l'Ardèche toute sèche dans les villages isolés, ces fermes de pierres découpées, j'étais alors, un galet dans la main, le beau chevalier Templier gardien du Temple et de ses épaules nues.
Nous savions l'issue de nos matinées, de nos jeux improvisés. Aucune partition ne sera écrite. Je n'ai aucune idée de la façon dont nous nous quittâmes. C'est un moment d'éternité que ma jeunesse garde.