Chapitre 21
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Chapitre 21
Chapitre 21
Timéo, 6 octobre
Le ciel est gris aujourd’hui. Les adolescents ont fabriqué plein de nuages pendant la nuit en soufflant dans des tubes à bulles de savon. La première fois que je les ai vus faire cela, c’était lorsque Gaston, le prisonnier tatoué, s’était échappé grâce au jet-pack de Justin. Je me souviens des éclairs que les ados avaient jeté sur lui, mais aussi de la tempête, puis de l’ouragan créé par Gaston et qui avait failli emporter de nombreux Humains. Heureusement que Dimitri était intervenu avec sa horde de monstres pour empêcher la catastrophe. J’étais en salle de cinéma ce jour-là et comme toute la jeunesse du royaume, j’avais profité du spectacle en toute sécurité. J’ai appris récemment que depuis que Gaston est passé dans la machine à purifier, il accompagne souvent les ados pour des sorties grâce à son jet-pack. Je sais même qu’il adore faire apparaître les éclairs de foudre. C’est un phénomène météo que le fascinait quand il était sur Terre et depuis qu’il est royaume, il est heureux de pouvoir en être à l’origine.
Maintenant que les nuages sont là, c’est aux enfants d’intervenir pour faire tomber la pluie. Munis d’arrosoir, Dimitri et Sophie m’ont invité à les suivre dans leur aventure. Tandis que je me demande où ils vont chercher l’eau, ils m’entraînent dans un dédale de couloirs où je n’ai jamais mis les ailes. Arrivés devant une porte, Dimitri me demande :
- Tu es prêt à découvrir le mystère de l’eau de pluie ?
- J’en meurs d’envie !
Son arrosoir posé sur son avant-bras, Sophie frappe des mains, aussi excitée que moi à l’idée de partager leur secret. Tout doucement, Dimitri ouvre la porte. Un jardin lumineux apparaît devant mes yeux et je découvre des toboggans de plusieurs centaines de mètres de haut. Sur ceux-ci de l’eau s’écoule qui termine sa chute dans des citernes devant lesquelles des enfants font la queue pour remplir leurs seaux. J’ai bien envie de savoir ce qu’il y a tout en haut et d’où provient toute cette eau.
- Viens voir, me dit en Sophie en me prenant par la main.
Nous longeons un toboggan qui nous emmène de plus en plus haut où l’air est de plus en plus chaud.
- Nous sommes où ici ?
- Dans la maison du soleil, me répond-elle. C’est ici qu’il dort la nuit et qu’il se repose quand il pleut. Bien caché derrière les nuages, de la Terre, on ne peut plus le voir.
- On va pouvoir aller jusqu’à lui ? J’aimerais bien le rencontrer si c’est possible.
- C’est là que je t’emmène. Quand il est en veille, sa chaleur est moins intense que lorsqu’il est actif ; ce qui nous permet de l’approcher.
Je suis impressionné. Il y a quelques minutes, je voyais un ciel gris et maintenant, je me retrouve baigné de soleil dans un jardin verdoyant rempli de toboggans et de cuves d’eau.
- Ca ne me dit toujours pas comment l’eau apparaît sur les toboggans.
- Un peu de patience, Timéo !
Dimitri sourit en me disant cela. Comme d’habitude, en raison de mon hyperactivité, cette remarque a quelque peu le don de m’agacer. J’essaie de prendre sur moi car je sais que je serai bientôt fixé. Mes amis m’attirent de plus en plus haut jusqu’à ce que j’aperçoive une grande plateforme conique où se rejoignent tous les toboggans. Je commence à suer en raison de la température qui a encore augmenté. Le soleil ne doit plus être très loin.
- Nous voici chez le maître des lieux, me confirme Dimitri.
- Bonjour Gédéon, comment vas-tu aujourd’hui ? lui demande Sophie.
- Très bien, merci. Je vois que vous avez un petit camarade aujourd’hui.
- Timéo aimerait bien savoir comment on fabrique l’eau de pluie.
Le soleil se met à rire bruyamment. Je suis si surpris et apeuré que je me cache derrière Sophie en me cramponnant à ses ailes. En voyant ma réaction, Gédéon rit encore plus fort, de plus en plus fort. Je n’ose plus bouger. C’est alors qu’une larme coule de son œil et atterrit sur la plateforme juste en-dessous de nous. Je viens de comprendre. C’était donc ça le secret. Je commence à me détendre tandis que Dimitri fait mine de frapper dans la main de Gédéon en lui adressant un clin-d’œil. J’imagine qu’il se brûlerait s’il le touchait réellement. Je lâche Sophie et attend que Gédéon se calme.
- Vous m’avez fait une de ses peurs !
- J’ai bien vu, me répond-il, un large sourire aux lèvres. Et tu veux savoir comment j’arrive à remplir autant de citernes ?
- Evidemment que ça m’intéresse !
- Eh bien c’est grâce à Dimitri et d’autres enfants qui ont le pouvoir de me faire rire. Ce sont leurs blagues qui fabriquent mes larmes.
- Vous voulez dire que toute la pluie qui tombe sur Terre provient de vos larmes de rire ?
- C’est bien ça, Timéo. Tu as tout compris.
- Waouh ! J’adore votre superpouvoir.
Je suis bluffé. Je n’aurais jamais pu imaginer cela. Je me tourne vers Dimitri et le félicite
- Ben dis donc, tu en as des sacrés pouvoirs, toi ! Je comprends pourquoi Séraphin t’a recruté.
- Tout à fait ! Quand j’ai sauté du pont, j’aurais pu rester en vie et sans doute me retrouver handicapé, mais j’ai eu la chance que Séraphin ait besoin de moi. Ce qui est loin d’être le cas de nombreux jeunes qui souffrent sur Terre. Je regrette quand même mon geste quand je vois le chagrin de Maman. J’ai bien compris qu’elle ne s’en remettra sans doute jamais, même si le temps atténuera quelque peu sa peine. Je me rends compte maintenant qu’il y avait d’autres solutions, mais à l’époque, j’étais aveuglé par ma détresse.
- Un jour, Séraphin m’a expliqué qu’il ne pouvait pas recruter toutes les personnes qui vont mal et que bien souvent leur vie sur Terre finit par s’améliorer. Parfois, il suffit d’une main tendue pour revoir la vie en couleurs.
- Ce qui me fait encore plus de peine, c’est de voir que Maman se sent coupable alors qu’elle n’y est pour rien. Elle a fait ce qu’elle a pu pour m’aider et je donnerais cher pour pouvoir le lui dire de vive voix.
- Je comprends, répond Gédéon. Tu pourrais peut-être voir avec un petit camarade pour lui faire passer le message dans un rêve, non ? Tu en penses quoi ?
- C’est une excellente idée. Merci. Je ne t’embrasse pas, mais le cœur y est.
Nous éclatons de rire tous les quatre.
- Allez, c’est pas tout ça, intervient Sophie. Nous avons des nuages à arroser aujourd’hui.
Nous redescendons en nous laissant glisser dans un toboggan et annonçons notre arrivée par nos cris de joie. En bas, la file d’attente a bien diminué. Dimitri et Sophie remplissent leurs arrosoirs et je suis heureux de voir l’envers du décor. D’habitude, j’observe la pluie tomber sur la Terre depuis la salle de cinéma, mais là, je me retrouve au cœur de l’action. Je mesure ma chance. Dommage que Titouan et Tifanie ne soient pas là.
- Tu vois Dimitri, m’explique Sophie, en fonction de notre geste et si nous sommes nombreux ou pas sur le même nuage, il pleut plus ou moins fort. Quand on verse doucement, ça donne une pluie toute fine.
Ces mots me donnent à réfléchir sur les quantités de pluie qui tombent sur la Terre.
- Mais alors, comment se fait-il qu’il y ait des régions où il ne pleut pratiquement pas et d’autres qui subissent des inondations ?
- Dans le désert par exemple, c’est très difficile de faire tomber la pluie car quand nous y arrivons, il y fait tellement chaud que toute notre eau s’est évaporée pendant notre voyage. Nous n’y allons que rarement, car c’est décourageant et que cela nous semble inutile de déverser seulement quelques gouttes.
- Je comprends, mais alors, à l’inverse pourquoi en déverser quand il y en a déjà trop dans une région ?
- Il peut y avoir plusieurs raisons à cela. Par exemple, ça peut être dû à des enfants du royaume qui font des bêtises ou qui n’ont pas envie d’aller trop loin avec des seaux trop lourds. Ca peut aussi être des ordres donnés par Séraphin pour récupérer des Humains.
Je sens quelques gouttes couler dans mon dos et en levant la tête, je découvre Dimitri qui déverse son arrosoir sur moi avec un large sourire aux lèvres. Je n’ai pas l’intention de me laisser faire sans rien dire.
- Non, mais attends, tu vas voir, toi !
Je suis déjà tout trempé quand je me mets à sa poursuite. Plus rapide que moi, il s’enfuit en continuant de vider son arrosoir puis il s’arrête pour m’observer et éclate de rire :
- Si tu voyais ta tête, Timéo ! On dirait un toutou qui sort de l’eau ! se moque-t-il en pouffant.
Il m’agace. Il m’énerve, même.
- Tu sais ce qu’il te dit, le Toutou ? Va te faire voir !
- Ne te fâche pas, Timéo ! C’est pour rire !
Je ne réponds rien parce que je suis vexé. Je croise les bras et pince les lèvres en lui tournant le dos. Sophie s’approche de moi et me tend son arrosoir. Je retrouve aussitôt le sourire, d’autant plus que je sais que celui de Dimitri est vide. On va voir s’il rigole autant quand c’est lui qui est trempé et s’il ressemble à un caniche ou à un terre-neuve quand ses cheveux sont mouillés.
**
Après notre bataille d’eau, je retourne à l’école de Limes. En classe, l’après-midi continue avec les exposés des élèves. Je prends plaisir à découvrir les passions et les personnalités de chacun. J’ai bien compris pourquoi la maîtresse tient autant à cet exercice en début d’année. Il lui permet non seulement de découvrir les goûts et aptitudes de chacun, mais aussi de mettre en évidence leurs difficultés, leurs lacunes et de pouvoir mettre des choses en place pour y remédier. Elle continue à prendre des notes dans son cahier et à les trier dans ses deux colonnes.
Le prochain exposé est celui de Valentine. Cette gamine est en train de devenir aveugle et l’explique posément, sans tristesse, à ses camarades. Elle les invite à former un cercle entre leur pouce et leur index droit, puis d’en faire un tunnel en serrant les autres doigts contre l’index. Elle fait de même et en fermant un œil, approche le tunnel de l’œil ouvert.
- Vous voyez ? Ma vue se résume à cela : une lumière et un peu de couleurs au fond d’un tunnel. La circonférence du tunnel se rétrécit petit à petit et bientôt, je ne verrai plus rien.
Elle parle aussi de son goût pour l’athlétisme et de son club handisport. Pour terminer, en accord avec la maîtresse qu’elle a mise dans la confidence auparavant, elle propose un petit jeu qui permettra à ses copains de classe de se mettre dans sa peau et de comprendre comment se déroule une course d’athlétisme pour une personne aveugle. Ils enfilent leurs manteaux et se mettent en rang deux par deux dans le couloir d’entrée. Les élèves de droite reçoivent un foulard ; ceux de gauche un chouchou à cheveux. Les premiers se retrouvent avec les yeux bandés tandis que les autres passent le chouchou autour de leur poignet droit. Valentine leur donne ensuite la consigne suivante :
- Je demande aux personnes qui ont le chouchou d’attraper le poignet gauche de leur binôme et de le passer dans le chouchou, puis d’y insérer à votre tour votre propre bras. Vous êtes ainsi tous reliés à un copain ou une copine qui ne voit plus rien.
Quelques cris se font entendre, mélanges d’excitation et de panique. Valentine frappe des mains pour demander le silence puis reprend :
- Maintenant que vous êtes tous, soit dépendant de votre binôme, soit responsable de lui, je vous invite à prendre la direction de la cour.
Le brouhaha refait son apparition tandis que des éclats de rire répondent aux cris d’effroi. Certains enfants sont tentés de soulever le foulard, mais leur responsable veille à ce qu’il n’y ait pas de triche. Les non-voyants ont bien du mal d’avancer leurs pieds. Hésitants, ils se tiennent en arrière et se font tirer par leurs accompagnants qui rigolent. La même cacophonie se retrouve dans tous les rangs. Descendre la marche qui mène à la cour se révèle un exercice particulièrement laborieux et nombreux sont les élèves à vouloir s’aider du mur. La maîtresse les rappelle à l’ordre :
- Ne vous tenez pas à la porte. Imaginez que Valentine, elle, elle n’aura pas le choix. Elle ne pourra ni retirer le foulard ni se tenir aux objets. Sur une piste d’athlétisme, il n’y a rien pour se tenir, ni se guider. Elle est obligée de faire confiance à son binôme.
Comme la paire Célia-Clara semble un peu plus à l’aise que les autres, Valentine leur propose un petit défi supplémentaire.
- Vous pouvez tous retirer votre foulard et vous mettre sur le côté, sauf Célia et Clara.
- Pourquoi ? s’offusquent-elles en même temps.
- Parce que vous vous débrouillez très bien toutes les deux.
La maîtresse installe une rangée de cônes espacés d’un mètre, comme le lui avait suggéré Valentine.
- Voilà, reprend cette dernière… maintenant Célia, tu vas devoir guider Clara sur le parcours en passant à droite du premier cône, puis à gauche du suivant et ainsi de suite jusqu’au dernier. Quand tu arrives au bout, vous faites demi-tour et vous revenez tout droit en courant.
- En courant ! s’exclame Clara.
- Oui, en courant.
- Mais c’est impossible !
- Je ne te demande pas de sprinter, juste de courir doucement. Il n’y a aucun obstacle. Ne t’inquiète pas !
Pendant l’exercice, les élèves restés sur le côté rient beaucoup, s’amusant des difficultés de Célia à faire comprendre à Clara où passer et des cris de Clara apeurée à l’idée de trébucher dans les cônes. La partie course à pied est encore plus amusante en raison de la démarche de Clara qui lève exagérément les jambes, par peur de heurter quelque chose.
De retour en classe, Valentine reprend sa place et la maitresse donne le mot de la fin.
- Merci beaucoup Valentine pour cette immersion dans ton monde. Je pense que tes camarades n’oublieront jamais ce petit jeu qui leur a permis de se plonger durant quelques minutes dans la peau d’une personne malvoyante ou même aveugle. C’était une très bonne idée.
Sur ce, j’effectue des zigzags dans le ciel. J’ai bien besoin de me dégourdir les ailes, moi. Au loin, j’aperçois Dimitri et Sophie tenant leurs râteaux magiques. Je vais à leur rencontre, excité de revoir un arc-en-ciel.
- Viens Timéo, me dit-il. On va faire une surprise à ma mère, qui intervient dans un lycée.
**
Timéo, fin du chapitre 21
Dans la salle de spectacle, une centaine de lycéens sont en train de visionner un film projeté sur une surface blanche.
- Regarde, c’est toi, Dimitri, sur l’écran.
- Ah oui, c’est le spectacle de Dimitri Delalune, un personnage que j’avais inventé. C’est un roi très distrait à qui il arrive plein de gaffes. Je mimais ses aventures, commente Dimitri, amusé.
Les images défilent. Je découvre mon ami au travers d’un personnage loufoque, tout droit sorti de son imagination. Sur la vidéo, à de nombreuses reprises, j’entends et je vois les enfants rire à gorge déployée. J’imagine que c’est la maîtresse qui les filme. Dans l’auditoire autour de nous, c’est pareil. Les étudiants ont l’air d’apprécier la vidéo, mais quand Gaëlle, la maman de Dimitri, reprend la parole, le silence se fait.
- Voilà, c’était mon fils Dimitri. Il aura toujours dix ans et en dehors de cette vidéo, je n’entendrai plus jamais son rire. Il a mis fin à ses jours l’année dernière.
Un froid parcourt les lycéens, plus personne n’ose bouger. Gaëlle ne se laisse pas gagner par l’émotion. Je devine pourtant l’effort que cela lui demande, malgré sa volonté et sa détermination à dire ce qu’elle a à dire. Je jette un coup d’œil à Dimitri. Sophie lui tient la main ; lui, fixe sa maman les yeux brillants en écoutant attentivement son discours.
- Vous voyez ce garçon qui vous faisait tant rire il y a quelques minutes, il souffrait d’un handicap invisible. Il avait ce qu’on appelle un TDAH (trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité). Si vous l’aviez rencontré, vous l’auriez sans doute trouvé insolent, comme presque tout le monde et vous auriez certainement eu envie de le remettre à sa place. Pourtant, tout comme un enfant sourd ne peut pas se forcer à entendre, mon fils ne pouvait contrôler ni son impulsivité, ni son hyperactivité, ni ses troubles de l’attention. Avec un travail de longue haleine et l’aide de médicaments, nous avions réussi à atténuer certains de ces symptômes, mais pas à les supprimer. Pour autant, est-ce qu’il méritait d’être maltraité ?
Gaëlle s’interrompt, mais personne ne répond à sa question. Je crois qu’elle n’en attend pas d’ailleurs parce qu’elle continue. Sophie tient toujours la main de Dimitri.
- Si je suis là aujourd’hui, c’est donc pour vous parler de tolérance et vous faire réfléchir sur la différence. Je ne suis pas là pour vous juger, ni pour vous donner des leçons. Je ne suis pas une professionnelle, mais seulement une maman endeuillée qui est persuadée que nous pouvons tous, à notre échelle, lutter contre le harcèlement. Vous n’êtes pas sans ignorer que ce fléau prend une ampleur phénoménale depuis l’arrivée d’internet dans toutes les poches et qu’il pousse de plus en plus de jeunes au suicide. Je n’ai pas la prétention de pouvoir changer le monde, mais si je réussis à sauver au moins une vie, mon intervention n’aura pas été vaine. Je n’ai pas de baguette magique ; je vais juste essayer de vous donner les clés pour rendre votre futur plus beau. Vous êtes les adultes de demain et c’est vous qui décidez dans quelle société vous souhaitez vivre et quelles valeurs vous transmettrez à vos enfants. Si on ne fait rien, vous serez tous un jour concerné par le harcèlement, si ce n’est pas déjà le cas actuellement. Et si ce n’est pas vous directement, ça sera un membre de votre famille, un ami ou un camarade de classe. Et là, je peux vous assurer que vous serez choqués et sans doute encore d’avantage si cela se produit dans l’enceinte de l’établissement scolaire. On ne plus faire semblant de n’avoir rien vu ou croire que cela nous concerne pas parce qu’on ne connaissait pas trop cet élève. Je suis sûre que vous êtes régulièrement témoins de moqueries. Même si elles vous semblent anodines, elles ont toutes un impact sur la personne qui les reçoit. Imaginez des flèches lancées sur une victime. Toutes vont plus ou moins la blesser, mais c’est la flèche de trop qui l’achèvera.
Gaëlle se saisit d’un chapeau et ajoute :
- Je suis sûre que vous avez tous déjà subi, au moins une fois dans votre vie, les moqueries de quelqu’un. Je vous invite à écrire pour quel motif sur un bout de papier anonyme que vous plierez en quatre ensuite. De mon côté, je vous fais passer un chapeau dans lequel vous pouvez déposer votre réponse.
- Et si on n’a jamais subi de moquerie, on écrit quoi ? intervient un élève assis dans le fond de la salle.
- Quelle chance tu as ! Je t’invite alors à réfléchir sur ce que tu as pu faire subir à quelqu’un ou pour quelle raison quelqu’un s’en est déjà pris à une personne que tu as côtoyée, que ce soit à l’école, dans la rue ou même dans ta sphère privée.
L’élève se rassied tandis que le chapeau circule et se remplit à vue d’œil. Pendant ce temps, les discussions vont bon train. Gaëlle récupère les réponses et commence à lire à haute voix les premiers papiers qu’elle a dépliés, en faisant une pause entre chacun :
- Parce que je suis grosse, à cause de mes lunettes, en raison de mon appareil dentaire, parce que je suis noir, j’ai vu quelqu’un se faire frapper parce qu’il aime les garçons, je me suis déjà moquée de quelqu’un qui bégayait, j’ai rigolé quand mon pote a fait un croche-pied à un intello qui ramène toujours sa fraise en classe, j’ai pris en photo un jeune avec les oreilles décollées et je l’ai envoyée sur les réseaux avec un commentaire pas très gentil.
Gaëlle s’arrête pour boire une gorgée d’eau et permettre aux élèves de s’imprégner de ces phrases.
- Je constate que vous avez été plutôt inspirés par ce jeu. Je ne vais pas toutes les lires parce qu’une question me vient à l’esprit : qui, parmi vous, aurait répondu la même chose si je vous avais interrogés verbalement ? Levez la main si c’est votre cas.
Seulement cinq personnes s’exécutent.
- C’est tout ? interroge Gaëlle.
Les élèves acquiescent silencieusement.
- A votre avis, pour quelles raisons ?
Plusieurs lycéens lèvent le doigt en attendant qu’on leur donne la parole. Gaëlle les invite tour à tour à s’exprimer.
- Ben, c’est difficile d’avouer qu’on s’est déjà moqué de nous. C’est la honte.
- Puis surtout, on ne voudrait pas qu’en le disant, ça donne l’idée à des personnes de nous ennuyer à ce sujet. Souvent, on essaie plutôt de cacher nos défauts ou nos complexes que de les mettre en évidence.
- Inversement, si on a fait du mal à quelqu’un, on n’a peut-être pas envie de le dire tout haut.
- Quelqu’un qui se fait harceler, en général, il ne le dit pas.
- C’est plus facile d’avouer quelque chose sous anonymat.
Quand ils ont tous fini de s’exprimer, Gaëlle reprend la parole :
- Vous avez raison. C’est un sujet très tabou. Quand on subit des moqueries, on n’a pas envie d’en parler et quand on fait du mal à quelqu’un, on n’a pas forcément envie de le reconnaître ou on a tendance à minimiser les faits. Et quand on sait que le harcèlement commence bien souvent par une simple moquerie, je trouve important de prendre le problème à sa base. Nous avons vu avec Dimitri jusqu’où les incessantes brimades peuvent mener. D’ailleurs, pour vous, c’est quoi le harcèlement ?
- C’est quand on s’acharne sur quelqu’un.
- Tout à fait. Pourtant, ce n’est pas toujours facile de savoir quand le harcèlement commence. Ça part bien souvent d’une broutille. Ca peut être au départ un jeu, une simple dispute, une petite pique, mais quand cela se répète, ça devient du harcèlement. Qui parmi vous s’est déjà moqué de quelqu’un au moins une fois dans sa vie ?
Quasiment toutes les mains se lèvent et chacun des élèves se retourne pour voir si tout le monde fait comme lui.
- Et si maintenant, je vous demande : qui a déjà harcelé quelqu’un, qui va lever le doigt ?
Personne ne réagit.
- Je ne suis pas étonnée que personne ne se manifeste. J’ai la même réaction dans toutes les écoles où j’interviens. Vous êtes tous d’accord pour dire que vous avez déjà manqué de respect à quelqu’un au moins une fois dans votre vie, mais aucun de vous n’est un harceleur. Comme dans le cas de mon fils, on ne peut rejeter la faute sur une personne en particulier. Le harcèlement, il l’a vécu depuis tout petit, tout le temps, par différentes personnes, des adultes et des enfants. Personne ne se sent responsable de sa mort, à part sans doute un peu la dernière personne qui lui a fait du mal avant qu’il ne mette fin à ses jours. Pourtant, elle n’est pas plus coupable que les autres, pas moins. On ne peut pas nier que tout le monde a sa part dans responsabilité dans ce qui lui est arrivé. Ce sont chacun des coups-bas qu’il a reçus mis bout à bout qui sont devenus du harcèlement. Chacun d’entre nous est capable d’encaisser quelques moqueries, quelques coups-bas, quelques coups, mais quand cela se répète sur plusieurs jours, mois, années, cela devient un enfer pour la victime. C’est comme une boule de neige qui grossit de plus en plus et qui finit par écraser la victime. On peut aussi comparer cet effet à la goutte d’eau qui fait déborder un vase : c’est l’insulte ou le coup de trop qui fait passer la victime à l’acte. Ou comme je l’ai dit tout à l’heure, la flèche de trop. Comme ce mal se propage sournoisement, c’est très difficile pour une victime de déterminer à partir de quel moment cela devient du harcèlement, d’autant plus quand il s’agit de faits isolés de différentes personnes, dans des conditions très différentes. A quel moment se plaindre à un adulte et que lui dire, que dénoncer quand on a toujours connu des brimades ?
Gaëlle s’interrompt. Personne ne bouge.
- Certains enfants arrivent parfois à en parler, mais ce n’est pas pour autant que leur vie devient rose. Il arrive qu’ils doivent changer d’école pour s’éloigner de leurs agresseurs et revoir ainsi leurs rêves à la baisse. Parfois, cela les sauve, mais pas toujours. Il arrive fréquemment que les mêmes problèmes resurgissent dans d’autres établissements ou d’autres villes… et vous savez pourquoi ?
Personne ne lève la main.
- Je vais vous le dire : c’est parce que la différence dérange. Il suffit de pas grand-chose : un défaut physique, un tic de langage, une façon de s’habiller, et même plus grave encore, son année de naissance. L’année dernière, un scandale de cour de récréation éclatait au grand jour. On apprenait que les jeunes nés en 2010 sont victimes de harcèlement à cause d’un mouvement de rejet apparût sur les réseaux sociaux. Comme vous l’avez compris, les critères sont nombreux et injustes. Comme mon fils ne pouvait pas changer sa personnalité, comme on ne peut pas changer son apparence physique et comme on ne peut pas changer son année de naissance, c’est à la société d’accepter chaque personne telle qu’elle est. La semaine prochaine, je vous parlerai de l’effet de groupe, parce qu’à plusieurs, on se sent plus fort et plus légitime de faire du mal à autrui. Bonne fin de journée à tous.
Après avoir rangé son matériel, Gaëlle sort de l’établissement scolaire tandis que les élèves retournent dans leurs classes respectives. Nous la devançons. Quand elle arrive à la hauteur de sa voiture, Dimitri se rend compte, paniqué, qu’il a oublié d’emporter sa montre équipée de l’intelligence artificielle Amitia. Sans elle, ses mouvements saccadés l’empêchent de projeter l’eau et de créer un arc-en-ciel. Sophie me tend son râteau en m’adressant un clin d’œil, puis prend Dimitri par la main. Mon ami se positionne au-dessus d’une flaque d’eau, y pose son râteau et tel un joueur de golf qui se concentre avant de frapper, il attend que Sophie se place devant lui et pose ses mains sur les siennes.
- A trois, on y va. Tu es prêt ? lui demande-t-elle.
Dimitri acquiesce. Sophie lance le décompte.
- Un, deux, trois.
Un magnifique arc-en-ciel apparaît au moment où Gaëlle démarre sa voiture. Elle ressort aussitôt pour le prendre en photo. Son visage s’éclaire d’un sourire tandis que des éclats d’admiration font briller ses pupilles. Quelques clics plus tard, la photo se retrouve sur les réseaux sociaux. Je suis heureux pour Dimitri que je regarde rayonner de bonheur. Sophie m’adresse un nouveau clin-d’œil avant de me rejoindre. De son côté, Dimitri s’installe dans l’habitacle de la voiture, puis dépose un bisou sur la joue de sa maman. Nous nous approchons de lui.
- Si tu savais comme je regrette mon geste, murmure-t-il à l’oreille de sa maman en posant sa tête sur son épaule.
Des larmes roulent sur ses joues. Sophie et moi décidons de lui laisser un peu d’intimité tandis qu’il continue son monologue.
- Je te promets que je continuerai à faire apparaître plein d’arcs-en-ciel pour colorer ton quotidien, assombri par mon départ. Chante, danse et souris à la vie. Sais-tu que quand tu ris, je ris aussi ? Je suis très fier de toi, de ce que tu accomplis sur Terre et je ne suis pas pressé que tu me rejoignes. Nous aurons toute l’éternité pour en profiter. Je t’aime Maman. Prends bien soin de toi.
Sophie et moi sommes en train d’admirer l’arc-en-ciel et lorsque Dimitri nous rejoint, Sophie le serre tendrement dans ses bras. Nous reviendrons ici dans une semaine pour la prochaine intervention de Gaëlle dans ce lycée.
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