5. Clan Destin - Le vertige
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5. Clan Destin - Le vertige
Il est parfois des réveils qui sont plus rapides que d’autres.
Celui-là en fut un. Une pluie battante surprit les captifs, juste avant l’aube, sur les bords du potager où ils avaient dormi. Curieusement, cette averse les boosta d’une énergie d’enfer. Ils riaient, s’envoyaient des mottes de boue à la figure. Ils en étaient couverts de la tête aux pieds lorsque les villageois passèrent devant eux, pour rejoindre la hutte « réfectoire ». L’un d’eux les somma, en dialecte, de se mettre à l’abri. Manon le regarda et lui fit signe qu’elle ne comprenait pas, avant de continuer ce jeu stupide.
Adossé à la porte du réfectoire, Salween observait, un peu songeur, ses quatre « invités ». Élias était loin d’avoir digéré sa défaite de la veille. Il s’arrêta un moment et le défia mentalement en le fusillant des yeux :
« Tu ne nous auras pas, bouffon. Je ne serai qu’un sale gamin qui t’empêchera de tourner en rond, tu regretteras de nous garder ici ! »
La pluie redoubla. Lassés du jeu, les quatre jeunes se douchèrent jusqu’à reprendre une couleur naturelle. Ils se dirigèrent, flegmatiques, vers le réfectoire. À proximité de la hutte, ils entendirent quelques éclats de voix.
— Chiche qu’ils discutent de notre bataille de boue, lança Manon.
À leur entrée dans la salle, les conversations cessèrent et un silence pesant s’installa.
— Gagné ! observa Élias, amusé.
Salween se tourna vers eux, l’œil sévère. Il leur parla dans sa langue tranquillement. Élias le fixa un instant en imitant la mimique que son gardien lui avait octroyée la veille, lors des allées et venues des hélicoptères. Salween lui répéta calmement la phrase qu’il venait d’énoncer. De plus en plus frondeur, Élias éprouva un malin plaisir à lui chantonner avec un petit sourire sarcastique, les mains écartant les oreilles, en balançant la tête :
— Je ne comprends pas !
Les quatre s’assirent sur le sol dans un coin de la hutte avec une galette au miel, en riant encore. Salween arriva et se planta devant Élias. Celui-ci le dévisageait, largement moqueur.
— On est passé à la leçon deux de «Zen, pour les nuls » ? demanda-t-il, toujours aussi narquois. Tu viens pour ta séance d’exercices ?
Salween lui envoya un regard contrarié, soupira puis s’accroupit pour être à la même hauteur. Il lui désigna la nourriture en articulant :
— Slall !
— Je dois répéter ? Slaf, c’est ça ? rétorqua agressivement l’
— Élias, murmura Félix, tu cherches la bagarre !
— Je m’en fous ! On est en guerre. Ce bouffon peut toujours courir. Je la parlerai pas sa foutue langue ! lança-t-il.
Salween soupira, excédé ; il fixa Manon et répéta :
— Slall
Avant que Manon réagît, Élias s’interposa et dit :
— Touche pas à Manon. Si t’as un problème avec moi, c’est avec moi que tu le règles. Je te jure que si toi ou un de tes copains touche à un cheveu de Manon, je le tue !
Le silence avait bétonné la hutte. Les trois compagnons le fixèrent, atterrés.
— Ça va, murmura Manon ! Je peux me défendre toute seule.
— On l’apprendra pas ta foutue langue, continua Élias. On n’en a rien à cirer de ton manitou et de son jugement à la con.
— Arrête, supplia Zoé, à mi-voix.
— Pourquoi ? se déchaîna Élias. Qu’est-ce que tu veux qu’on apprenne de ces primitifs !
En un mouvement, Salween empoigna le garçon par les bras et le releva de force.
— Un peu trop compliqué comme exercice ! le nargua encore Élias, avant que Salween lui tordît le coude dans le dos.
— Tais-toi, petit ! murmura Salween, furieux.
Sans lâcher sa prise, Salween le poussa vers l’extérieur du réfectoire. En se contorsionnant pour apercevoir Manon, Élias lui cria encore :
— Manon reste, avec les autres !
— Manon n’a rien à craindre, murmura Salween. On ne lui fera aucun mal.
— Lâche-moi, alors !
— Oh que non ! Tu n’es pas qu’un sale gamin, je vais te le prouver. De plus, je t’attends depuis assez longtemps pour que je ne regrette rien ! Maintenant, avance, petit.
Élias se tut, interloqué. Salween l’obligea à progresser rapidement vers le potager. Ils dépassèrent la dernière hutte, celle de la vieille femme. Salween s’arrêta sans un mot et, rien qu’à la force du poignet, il plaqua son prisonnier le nez au sol. Deux mains se posèrent sur la tête d’Élias, tandis qu’une troisième personne dont il ne vit que les pieds, assistait sur le côté. La scène se déroula dans un silence absolu. Au bout d’une ou deux minutes, les deux autres individus s’éloignèrent ; Salween délivra Élias de son emprise, lui permettant de se relever. Un peu sonné, Élias se redressa et aperçut le Kadga disparaître dans les bois.
— Suis-moi, l’enjoignit Salween calmement.
Salween s’enfonça dans la forêt. Docilement, Élias lui emboîta le pas. L’homme s’immobilisa devant un grand arbre ; une échelle de corde y était suspendue.
— Monte, ordonna-t-il.
— Impossible, réfuta Élias. J’ai le vertige !
— Je sais ; ne regarde pas en bas ! Monte !
Élias commença à transpirer. Il devint pâle comme une endive. Il jaugea Salween, établissant sa détermination à aller jusqu’au bout de la punition.
— C’est pas une punition, c’est ton travail d’aujourd’hui, déclara Salween, froidement.
Élias ferma les yeux, prit « son mal en silence » et entama l’ascension. Au bout du quatrième échelon, il se mit à trembler comme une feuille morte.
— Ça va, t’as gagné ! largua-t-il en tentant de redescendre.
En un mouvement, Salween coupa une des cordes qui retenaient les barreaux déjà gravis. Il posa la pointe du couteau sur le talon d’Élias.
— Il n’y a pas de gagnant. Monte.
— J’ai pas lu «planer pour les nuls », j’peux pas aller plus haut, souffla Élias. Fous-moi la paix !
Pendant ce temps, les trois autres invités étaient restés dans la hutte-réfectoire et mangeaient leur galette en silence. Les villageois s’étaient mis à discuter entre eux et les haranguaient dans leur langue. Fort du soutien de ses condisciples, celui qu’ils nommaient Ptico était devant eux, toujours aussi menaçant. Tessaoud quitta la hutte précipitamment, puis revint quelques minutes plus tard avec Salween. Celui-ci s’arrêta à l’embrasure de la porte en contre-jour. Il calma directement les esprits par quelques mots, enjoignit son peuple d’entamer la tâche du jour. Il désigna enfin les ados, les mains sur les hanches et, en dialecte, les envoya au potager.
Sans se faire prier, les trois rejoignirent le lieu avec Tessaoud. Manon regarda Salween partir vers une partie de la forêt que personne n’empruntait ; elle fit quelques pas afin de retrouver Élias. Tessaoud la rattrapa immédiatement et lui murmura en la retenant par le bras :
— Personne ne peut aller par là.
— Élias est-il là-bas ? demanda-t-elle, à mi-voix.
— Je ne crois pas, lui souffla-t-il, sur le qui-vive, en scrutant les alentours d’un air inquiet. Pas encore.
Lisu passa à proximité et fixa Tessaoud d’un œil sévère. Tessaoud rougit et entraîna rapidement ses nouveaux compagnons vers le potager. Manon capta clairement que ce petit aparté en langage universel n’était pas toléré et que Tessaoud avait pris des risques en le pratiquant. Elle suivit le jeune homme sans autre commentaire.
Ils étaient à peine à leur place entre deux rangées de légumes que Manon aperçut Salween sortant de la forêt, exactement à l’opposé de l’endroit où elle l’avait vu entrer. Elle plissa les yeux, sans comprendre.
— Ça alors ! murmura-t-elle.
Félix et Zoé se redressèrent et restèrent aussi médusés qu’elle.
— Il joue à quoi, ce bouffon ? lâcha Zoé, sur le même ton.
Salween leur lança un regard hautain, presque amusé par la remarque.
Tout seul sur son mirador, Élias s’était recroquevillé en boule, arrimé à la planche. Qu’est-ce qui l’avait poussé à monter sur ces quatre bouts de bois ? Il n’arrivait plus à le déterminer. Il n’avait pas vraiment pris au sérieux la menace du couteau, mais Salween avait eu dans son regard une autorité qui le dépassait. Dès lors, il avait grimpé ces échelons comme un automate. Une fois qu’il était arrivé sur cette plateforme, Salween avait retiré la corde et était parti sans émettre le moindre commentaire.
La pluie avait cessé. Le vent dispersait les dernières gouttelettes accrochées aux feuilles des arbres. Le soleil et une légère brise remplissaient l’atmosphère. Élias se calma totalement. Au loin, quelques hélicoptères survolaient encore les montagnes avoisinantes. Curieusement, Élias observait leur ballet sans amertume, comme si plus rien de sa vie d’avant ne lui importait. Il se reprit, il fallait qu’il résiste, Manon était en danger. Il repensa au conseil de Lisu pour qu’ils digèrent la pilule : « appréhender ces mois comme un temps d’apprentissage ». Apprentissage à quoi ? Leur vie ne semblait pas bien passionnante. D’autre part, il se foutait pas mal de leurs us et coutumes, il ne comptait pas devenir anthropologue. Il tiendrait, malgré Salween et « ses exercices à la con » !
Au début de l’après-midi, il entendit les enfants et ses amis passer en dessous de son arbre. Il resta atone, sur son rafiot. Il n’avait plus vraiment peur de tomber, bien qu’il n’osât pas encore bouger franchement.
Un vautour planait depuis un petit temps au-dessus de lui. Élias l’observait, se demandant quelle proie il avait repérée. L’oiseau plongea entre les branches. Élias ne put voir la proie ; il se réinstalla et somnola.
Une mésange vint le réveiller. Il conversa avec elle tout bas, sans rien dire. Elle le fixa, parut le comprendre et s’envola, revint ; Élias lui sourit puis elle disparut définitivement. Il était émerveillé, ravi. Il avait détendu les jambes, elles pendaient dans le vide en se balançant légèrement.
Le rapace réapparut brutalement à quelques mètres de lui, il se maintint à sa hauteur quelques secondes en le visant méchamment. Élias sursauta. L’oiseau se mit à un niveau supérieur d’une vingtaine de mètres. Il fit quelques tours au-dessus du garçon. L’ado se redressa sur sa plateforme, tandis que le vautour le prenait pour cible et le chargeait. Élias se souvint en un quart de seconde de ce que lui avait dit son prof de gym dans le cadre d’un cours de self-défense, « tes pieds doivent s’enraciner dans le sol ». Facile à dire, mais pas à faire quand on est à plus de vingt mètres de haut ! Mentalement, il imagina ses jambes en prolongation au tronc qui le portait. Le rapace n’était plus qu’à deux ou trois mètres, le jeune se préparait à s’esquiver au tout dernier moment. Un aigle sorti de nulle part attrapa le vautour par le cou devant les yeux d’Élias, qui ne bascula pas grâce à son « enracinement ». Les deux oiseaux se battirent en dégringolant le long des feuillages.
Élias se rassit, soufflé. Il regarda vers le bas, vit quelques plumes, et un homme qui s’éloignait d’un pas tranquille, l’aigle sur l’épaule. Il se souvint du flash que Manon avait eu et se demanda si cet aigle n’était pas, comme la panthère, un rapace apprivoisé pour veiller à la quiétude du clan.
L’ado se calma complètement. Un écureuil apparut à son tour, se frotta à son dos ; Élias en était ébahi et ému. Il rit doucement pour ne pas l’effrayer mais le rongeur s’enfuit…
Il était totalement sous le charme. Son vertige l’avait entièrement quitté, le vent était frais, la vue était belle. Le soleil se coucha. Il en fut fasciné. La nature avait changé : elle était passée par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Il se leva pour mieux contempler ce spectacle :
«Le ciel n’est jamais bleu, chuchota-t-il. Ce matin, il était vert après l’orage, puis il est devenu d’un jaune écrasant. Maintenant, il est orange. Dans une demi-heure, il sera mauve, et la montagne sera bleu foncé. Il faut que je dessine. Je veux redescendre pour peindre mes ciels."
Un bruit de pas attira son attention. Il jeta un œil au pied de l’arbre, sans aucune terreur. C’était Salween. Il lui lança l’échelle sans un mot. Élias l’attrapa comme si la corde était une amarre vers le port. Il descendit, regrettant la fin de son voyage au-dessus des ramures, sur son rafiot. Ils rentrèrent au village, calmement, sans échange, comme quand on quitte une salle de cinéma et que le film vous a soufflé. Élias était abasourdi, toujours dans les nuages, ces nuages verts que formait la cime des arbres.
Salween lui tendit son matériel de croquis et le laissa sur la place. Ses compagnons le retrouvèrent dix minutes plus tard, perpétuellement dans la même posture, caressant son carnet.
— Ça va ? demanda Manon.
— Houhou, chantonna Félix. Réveille-toi ! Où étais-tu ?
— Tu ne devineras jamais, murmura Élias, encore sonné. Vous êtes passés en dessous de moi : j’étais au sommet d’un chêne.
— Tu es monté tout seul ? s’étonna le grand frère, sceptique.
— Un peu forcé, confia-t-il, avec un léger sourire.
Puis il réalisa le voyage qu’il venait d’effectuer et ajouta :
— Félix, je n’ai plus le vertige.