Tout ne peut pas être storytellé
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Tout ne peut pas être storytellé
Si sur LinkedIn le moindre croc dans un gâteau donne lieu à des envolées lyriques sur la puissance entrepreneuriale de l’auteur, il convient de rappeler que non, tout ne peut pas faire l’objet du storytelling.
Mais à cette époque de grande mise en scène numérique, il est tout à fait compréhensible que de tels débordements puissent exister. Peut-être même sont-ils des signaux d’alerte sur notre culture de l’émotion.
Pour illustrer, reparlons de l’erreur monumentale de communication qu’a fait France Info hier soir sur Twitter.
FranceInfo Plus : quand l’information devient spectacle
Commémorer les attentats du 13 novembre 2015 n’est pas une mince affaire. Et nous, communicants, savons quel challenge nous avons à devoir trouver des façons de surfer sur les événements, en tentant d’éviter à tout prix le badbuzz.
Si l’expression peut choquer, surfer reste pourtant le meilleur terme : attraper une vague au bon moment, en tentant de garder l’équilibre et en priant pour qu’aucun squale ne sorte du rouleau pour nous dévorer.
D’ailleurs, ce squale, FranceInfo Plus en a fait l’expérience [1] :
L’équipe communicante a décidé de commémorer les attentats du 13 novembre 2015 en élaborant une série de tweets storytellant ce qu’il s’était passé cette nuit-là. L’idée était sans doute de « revivre » cette expérience, comme les rédactions aiment bien titrer, de raviver des émotions souvent douloureuses et brutales – pour ne pas dire traumatisantes.
Le principal problème étant que FranceInfo tweete cela sans contexte.
L’agence déroule les annonces. Une image, un sous-titre avec une heure, un bilan. Et dans une année particulièrement tendue où les catastrophes s’enchaînent, alors même que Samuel Paty a été assassiné moins d’un mois auparavant, la confusion, si ce n’est la peur, est nécessairement au rendez-vous.
Se pose alors la question de la suite décisionnelle qui a conduit à cette idée… de merde.
À la rédaction de FranceInfo, un communicant a eu une idée, très mauvaise, mais qui a semblé emballer tous les décideurs alentours, jusqu’à ce que le CM se retrouve en train de tweeter les textes sans doute préparés depuis le matin.
Dans les starting-blocks, les yeux rivés sur l’horloge, prêt à envoyer ? Ou pire : rédigés et planifiés dès vendredi 9h, pour que tout se mette en place, retraçant en léger différé un événement qui a secoué une bonne partie de la France ?
Émotion, montée, climax, dernier appel à l’émotion. L’hommage se transforme en opération de comm’ pour apprenti-storyteller. Ce qui était sans doute son idée du siècle, exposée tout tremblant dans la salle de brainstorming se révèle être une démonstration de mauvais goût et un cas d’école d’erreur stratégique.
Sous les excuses, les insultes continuent de fuser, quelques internautes saluent au contraire l’idée en invoquant le devoir de mémoire et la nécessité de ne pas « vivre dans le déni ».
Entre voyeurisme morbide et effroi empathique, les réactions montrent que le storytelling n’est pas la réponse universelle.
Informer ou divertir ? Voilà bien longtemps que les médias ont tranché
« Bourgogne, 21h. Tandis que la ville de Doubs s’endort paisiblement après une journée de labeur, dans une cave d’une des tours qui surplombent la cité, l’horreur suit son cours. À l’abri des regards indiscrets, loin des oreilles qui pourraient entendre et porter secours, se joue un drame qui traumatisera à jamais les habitants. […] »
Ce genre de présentation, qu’elle soit à l’écrit ou à l’oral au cours d’un reportage, vous le connaissez très bien. Sur TF1, BFMTV, FranceInfo, sur France Inter, dans le Figaro, ce que les journalistes vont qualifier de « mise en contexte » avec beaucoup de complaisance est en réalité du storytelling, et vous le savez instinctivement.
On appelle ça du « journalisme narratif »
Dans le document analytique « Fictions du réel : le journalisme narratif » [2], Nicolas Pélissier et Alexandre Eyriès expliquent :
« C’est ainsi que, loin de se limiter à une simple retranscription des faits et des évènements authentifiés, le journalisme s’est progressivement assigné une mission supplémentaire : celle de raconter des histoires pour adoucir la description sèchement objective du réel. […] »
Dans leur analyse, Pélissier et Eyriès rappellent que cette tendance provient – sans surprise – des USA, où le New Journalism [3] a proliféré, explorant toutes les branches narratives possibles. De la description poétique comme nous venons de voir au journalisme gonzo porté et encore symbolisé par Hunter S. Thompson (Las Vegas Parano), le New Journalism est un mouvement qui s’exportera partout dans le monde.
Et si les deux auteurs distinguent pourtant storytelling et journalisme narratif, concluant que le second serait une réponse journalistique à l’hégémonie du premier, de mon côté, je serais autrement moins fascinée par le procédé et plus implacable.
Ce qu’ils appellent dans leur texte « fiction du réel » revêt à mes yeux les atours du « marketing du réel ».
Pélissier et Eyriès prennent le parti de penser que ce choix stylistique et moral est fait dans le noble but de permettre au lecteur de ne plus être rebuté par l’horreur froide des faits, et donc de mieux les intégrer pour mieux les traiter. Là où moi, de ma fenêtre de storyteller, j’y vois une façon de vendre non plus l’information, mais l’émotion qu’elle suscite et cela à différentes fins :
- L’engagement, via le partage et le commentaire
- L’adhésion politique, via une juxtaposition d’informations
- La fidélisation, via notre addiction pour le récit, qui nous pousserait à privilégier les rédactions sensationnelles (et nous penserons très fort à Paris Match)
Car il est difficile, à la lumière des réseaux sociaux, de continuer de jouer les aveugles sur l’impact de ces postures narratives. Impossible, même, de ne pas voir que la course à l’émotion nourrit une bête immonde qui ne s’embarrasse jamais des faits.
Hoax, Fake News, attentats canulars montés en épingle [4], film complotiste déguisé en documentaire [5], ce journalisme narratif a ouvert une boîte de Pandore en permettant à l’émotion de polluer l’information.
Parce que nous n’avons rien à gagner à « adoucir la description sèchement objective du réel », il est peut-être temps d’interroger les récits que nous livrons et qui tissent de plus en plus une culture massive de l’émotion.
La narration ne peut être un outil cathartique qu’à partir du moment où la nature de l’émotion est interrogée. Or, il m’apparaît qu’à l’ère de la consommation du sensationnel, le temps et l’effort nécessaires à la réflexion sont balayés au profit de la seule réactivité.
On écrit et on planifie nos récits avec la même précipitation qu’on les efface lorsqu’ils sont rejetés. La narration se trouve alors vidée de son sens, son but n’étant plus que de remplir un vide que l’on imagine, souvent à tort, comme devant être comblé.
Un vide qui, dans une société qui ne serait pas hystérisée, serait empli de sentiments et de doutes, que chacun interrogerait pour mieux se comprendre, et mieux comprendre le monde qui l’entoure.
Un vide, que notre société de consommation et de possession ne peut admettre.
Notes et références :
[1] L’archive du thread fait par FranceInfo
[2] « Fictions du réel : le journalisme narratif », N. Pélissier & A. Eyriès
[3] « The New Journalism » T. Wolfe
[4] La fausse prise d’otages aux studios d’Ubisoft à Montréal
[5] Le film Hold-Up