LE POU ET LA PUCE
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LE POU ET LA PUCE
Quand la nuit tombait à l'ombre de Saint-Médard, l'animation quittait la rue du marché et gagnait le quartier des tavernes de Maubert.
Là, les escholiers et les goliards fêtaient joyeusement leur pauvreté dans une ivresse lubrique et agressive. Rixes et luxure menaient la danse des fous, et la nuit prenait des allures dangereuses.
Un bien enivrant parfum aux relents de liberté que plus d'un bon bourgeois respirait en cachette - comme Maître Simon, quand gente Dame Aupais veillait sa vieille mère hors les murs.
Un soir, à la taverne du "Bon Vivant", il entendit en compagnie de Sire Hain et de Maître Guillard, l'histoire suivante. Pierrot le Goliard disait la tenir d'une servante d'un drapier qui fournissait quelques uns des seigneurs de la cour récemment installés sur les bords de la Bièvre.
Il était une fois un Mystérieux Chevalier Rouge qui dormait dans un beau lit aux draps blancs. Mais il n'y était pas seul. Un vieux pou nommé "Traîne-ça-là" y menait une vie agréable, dégustant à loisir le sang du chevalier pendant son sommeil.
Le vieux pou avait su développer l'art de piquer son hôte de façon indolore. Et le temps s'écoulait paisible au milieu des somptueux draps blancs du Mystérieux Chevalier Rouge.
Un jour cependant, une puce nommée "A-Moi-Tout", errant de-ci, de-là, arriva dans ce lit. Elle était jeune et intrépide, avait grand soif de sang, de vie et de plaisir, peu lui importait la marche du monde.
Elle se répétait : "Là où je suis, je suis chez moi, et tout ce que je vois est à moi". Elle vint et vit que les draps étaient beaux et que le chevalier était bon. Alors… Mais le vieux pou veillait.
Il lui dit : "Qu'est-ce que tu fais là, toi ? Je ne t'ai pas invitée à partager ma couche. Que crois-tu ? Qu'il suffit d'arriver, de voir et de vouloir ? Non ma petite, passe ton chemin, et fais comme les autres : va te chercher ton propre lit.
La puce répondit : "C'est trop fatigant de faire ce que tu dis. De nos jours les places sont chères. Nous sommes nombreuses et les bons vivants se font rares. Fini l'âge d'or où il y avait un ventre pour tous. J'ai faim, j'ai soif et j'ai fait une longue route. Fais-moi un peu de place vieux pou, car tu as tout ce qu'il te faut ici.
- Non, non, reprends ton chemin, je n'ai pas envie de partager ma couche te dis-je.
La puce ne bougea pas d'un pouce. Elle reprit :
- Sais-tu qu'il n'est pas convenable de parler ainsi pour un pou de chevalier. Tu te dois à une certaine bienséance vis-à-vis de ton maître sous peine que ta honte ne rejaillisse aussi sur lui.
Tu n'as pas n'importe quel maître, tu ne peux donc te tenir comme n'importe quel pou !! Aimerais-tu que j'aille me plaindre du sort que tu me réserves de-ci, de-là, et qu'on dise de toi : "Regardez donc le vieil avare, comme il est pingre et méchant pou !"
"Traîne-ça-là", le vieux pou du Mystérieux Chevalier Rouge, n'apprécia pas tellement ce discours.
- Que me dis-tu ? Qui me jugerait ?
- Mais tout le monde, tu sais, tes frères poux, mes sœurs puces, mais aussi nos amis les morpions, les cancrelats et les taignes. Bref, toute la société des parasites. Tous te jugeraient d'un sale œil. Il serait mieux pour toi de m'accueillir le sourire aux lèvres, et de me demander si j'ai fait bon voyage et ce qu'il me manque pour être heureuse. Alors, je te répondrais comme je suis joyeuse de te revoir, te confierais les soucis qui m'ont conduite jusqu'ici et comme ton aide me serait précieuse en ces temps de misère.
Nous déciderions alors quoi faire ensemble pour nous satisfaire. Voilà ce qui convient aux gens de bien, lorsqu'un hôte, même indésirable vient dans leur maison.
Le vieux pou réfléchit un instant. C'est vrai qu'il était bien nanti chez le Mystérieux Chevalier Rouge. Ca ne lui plaisait pas de partager sa couche, mais cela lui plaisait encore moins d'avoir mauvaise réputation auprès des autres parasites.
Il se décida à faire une place à cette maudite puce. A peine installée à ses côtés "A-Moi-Tout" lui confia :
- Tu sais vieux pou, je dois t'avouer n'avoir jamais piqué homme de bonne condition. Ceux que j'ai pu infester avaient une saveur trop salée, ou trop piquante. Ils étaient amers ou acides ; mais jamais je n'ai goûté un sang doux, comme ce chevalier semble posséder. Si donc tu m'en fais la grâce, je me donnerai bien du bon temps avec lui.
L'appétit du plaisir et celui de la gloire font marcher le monde des hommes comme celui des poux. C'est pour eux qu'on se donne de la peine. S'ils n'existaient pas, personne n'obéirait à personne.
Qui mentirait ? Qui honorerait les malfaisants, sans espoir de gloire et de richesse ? Cette danse-là serait bientôt désuète, et les jeunes puces ne trouveraient guère refuge chez les vieux poux !
Cependant "Traîne-ça-là" s'inquiéta de l'impatience de son invitée.
- Tout doux la belle, lui dit-il, on n'attaque pas le Mystérieux Chevalier Rouge à la sauvage. Il y faut un savoir-faire, une grâce, un art dans la manière, bref, de la technique et de l'expérience. Choses que tu ne peux acquérir en un tour de main. Attendons qu'il dorme profondément et laisse-moi le piquer d'abord, j'en ai l'habitude. Il ne sentira rien, et lorsque la chose sera faite, tu prendras ta part, mais avec douceur afin de ne pas le déranger.
Les yeux exorbités par la convoitise "A-Moi-Tout" répondit :
- Oh ! Vénérable, je ferais bien ainsi. Tu piqueras le chevalier le premier et à ta façon.
Tandis qu'ils parlaient l'un avec l'autre, le Mystérieux Chevalier Rouge se mit au lit et s'assoupit. Mais la puce, dans l'ardeur excessive de sa gourmandise, le mordit pendant qu'il était encore éveillé.
Comme dit le grand philosophe, le naturel ne peut être changé par des conseils : l'eau, même très chaude, redevient froide. Si le feu était froid, et si la lune brûlait, alors ici-bas le naturel des mortels pourrait être changé.
Le Mystérieux Chevalier Rouge, se sentant piqué de belle façon bondit de son lit et se leva à l'instant.
- Holà ! Que l'on cherche ! Dans cette couverture il y a sûrement une puce ou un pou, car j'ai été mordu.
Il était furieux, et ses serviteurs étendirent vite la couverture qu'ils regardèrent avec la plus grande attention.
"A-Moi-Tout" habituée qu'elle était aux chasses violentes, déguerpit de la couche en un clin d'œil. Le vieux pou quasi paralysé de peur, se cacha comme il put dans les plis de la couverture.
Mal lui en prit. Les serviteurs fouillèrent et farfouillèrent si bien qu'il fut bientôt découvert et rendu responsable du forfait. Qui chez les hommes entend la langue des poux ? On ne perçut même pas son cri lorsque la botte vengeresse du Mystérieux Chevalier Rouge l'écrasa sur la dalle.
Voilà pourquoi les goliards de Maubert au Quartier Mouffetard disaient que les vieux poux feraient mieux de se méfier des jeunes puces.