Le Kyklos, épisode 5
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Le Kyklos, épisode 5
Les pleurs déchirants résonnaient dans le couloir sinistre de la réserve, ricochant sur les murs comme des lames de cristal. Chaque sanglot, chaque reniflement donnaient naissance à un torrent de larmes glaçantes qui semblaient suinter des murs eux-mêmes. Anaïs, le cœur battant à tout rompre, sentit la peur s’insinuer dans ses veines. D’abord paralysée, puis submergée par une terreur viscérale, elle se rua vers la porte, prête à affronter l’entité spectrale qui se dressait dans l’embrasure. Antoine tenta désespérément de la retenir, ses doigts frôlant le vide là où le bras d’Anaïs aurait dû se trouver. Laurent, le visage déformé par l’effroi, essaya lui aussi de l’arrêter, mais en vain. Elle s’était déjà engouffrée dans les ténèbres, aspirée par une force invisible. Les garçons, le sang pulsant dans leurs tempes, se lancèrent à sa poursuite. Leur course effrénée prit rapidement une tournure cauchemardesque. Le couloir s’étirait devant eux, la porte semblant fuir leur approche. Leurs regards se croisèrent, emplis d’une terreur indicible, avant qu’ils ne reprennent leur course infernale. Leurs jambes s’agitaient frénétiquement, mais chaque foulée ne leur faisait gagner que quelques centimètres dans ce tube infernal. Anaïs, comme possédée, se jeta sur la forme spectrale, mais au lieu de rencontre une certaine résistance, elle bascula dans un abîme d’obscurité. Le voile fantomatique reprit forme après son passage, arborant un rictus démoniaque, puis fit claquer violemment la porte. Le bruit résonna en laissant les garçons pétrifiés par une peur primitive qui voulait se nourrir d’eux.
— Anaïs ! hurla Antoine avec toute la force que pouvaient lui donner ses poumons et ses cordes vocales.
Laurent ne perdit pas de temps à hurler. Il se lança de nouveau dans une course contre le couloir, dépassant Antoine d’un bond désespéré. L’enfilade entre les étagères garnies de peluches semblait vouloir s’étirer à l’infini, les murs palpitants en rythme péristaltique. La rage dévorait les traits des deux garçons. La fureur coulait dans leurs veines, telle une lave incandescente, fusionnant avec l’adrénaline pour créer un cocktail toxique qui les propulsait en avant. Antoine, les yeux injectés de sang, gagnait du terrain sur Laurent. Chaque foulée résonnait dans ce corridor et faisait l’effet d’une cavalcade sauvage. Mais le Kyklos n’allait pas leur laisser la moindre chance de victoire. Soudain, surgissant des ombres, un ours en peluche gigantesque prit vie. Ses yeux, auparavant de verre inerte, s’illuminèrent d’une lueur malveillante. Sa patte, transformée en masse de chair putréfiée, s’abattit sur le visage d’Antoine avec une violence inouïe. Un craquement écœurant retentit alors que le membre de tissu se déchira sous l’impact. Avant qu’Antoine ne puisse reprendre ses esprits, deux autres peluches, gonflées de vers grouillants et de fluides nauséabonds, l’écrasèrent contre une étagère. Une avalanche de petits oursons, gueules béantes dégoulinantes de bave mousseuse, l’ensevelir alors sous un monticule de peluches hostiles.
La fillette était là, recroquevillée dans un recoin sale, entre deux murs fissurés suintants de moisissure. Le plafond percé laissait sourdre une lumière maladive. À ses pieds, un ourson en peluche, éventré, gisait dans son propre rembourrage de coton souillé qui s’échappait de sa bedaine béante. La tête enfoncée dans l’angle de murs décrépis, le visage dissimulé dans ses petites mains potelées, elle se laissait aller à d’intenses pleurs mêlés de sanglots qui se répercutaient sur les murs. Parois des hoquets gutturaux venait chercher un peu d’air dans une spirale de détresse qui n’en finissait pas. Anaïs, les yeux embués de larmes face à ce spectacle, s’approcha de la petite fille, avec une lenteur calculée.
— Coucou ma puce, chuchota-t-elle. Viens là. Ma puce ?
La petite fille demeurait immobile. Elle continuait à pleurer à chaudes larmes, entrecoupées de sanglots d’outre-tombe qui faisaient tressaillir son corps frêle. Anaïs, surmontant sa peur, posa une main hésitante sur le bras menu de l’enfant. Lentement, la fillette se laissa attirer hors de son refuge et plongea son visage dans le cou d’Anaïs qui frissonna au contact glacial. La jeune fille se blottit alors comme un chaton innocent se nourrissant d’une chaleur corporelle bienvenue. Anaïs lui caressa les cheveux poisseux qu’un petit nœud rose maintenait attachés. Dans un murmure tremblant, elle entonna une petite comptine sortie de la mémoire de sa propre enfance. Au-dessus d’elles, des gouttes noirâtres s’échappaient du plafond percé et venaient combler le vide laissé par la fillette en s’écrasant sur le sol poussiéreux avec la rigueur morbide d’un métronome. Une petite flaque visqueuse se formait alors et chaque nouvel impact résonnait en un tic-tac d’horloge funèbre.
— Anaïs, recule-toi, avertit Laurent d’une voix dont le ton paniqué ne laissait aucune place au doute.
Anaïs tourna la tête vers Laurent qui se tenait dans l’embrasure de la porte. Sa folle course pour arriver dans la pièce aurait dû le laisser haletant, le visage écarlate et ruisselant de sueur, mais il se tenait figé par une terreur sans nom. Les yeux exorbités, il ne regardait pas Anaïs ; toute son attention, toute son existence se résumait à se focaliser sur la fillette blottie contre elle.
— Quoi ? demanda-t-elle avant de revenir sur la chevelure emmêlée.
Soudain, la tête de la petite fille se mit à pivoter avec une lenteur surnaturelle. Le corps et les épaules restaient figés, tandis que le cou se tordait en une spirale abominable, la peau se déchirant par endroit en formant une tresse de chair palpitante. Le visage qui apparut était une vision cauchemardesque. C’était une masse de chair écaillée, plantée de deux yeux coincés dans des orbites caverneuses. Le nez, morveux, laissait s’épancher un mucus verdâtre qui venait se mêler aux caillots sanguinolents qui s’échappaient d’une bouche aux gencives nécrosées. La tête acheva sa rotation démoniaque, fixant Laurent de son regard infernal. Anaïs, submergée par une terreur soudaine, repoussa violemment la chose contre le mur. Ses pieds battaient frénétiquement l’air, laissant des trainées sur le sol alors qu’elle tentait désespérément de s’éloigner, rampant sur ses fesses dans un mouvement de panique pure. L’abomination qui fut jadis une petite fille jeta un coup d’œil rapide vers Anaïs, ses yeux brillants d’une jubilation malsaine face à la terreur qu’elle inspirait. Puis, avec une lenteur délibérée et sadique, elle fit pivoter le reste de son corps dans un craquement écœurant d’os et de cartilage. Sa chair ondulait, grouillante. Elle planta de nouveau son regard dans celui de Laurent.
— Alors le gros, on a fait un régime ! lança la créature qui ressemblait de moins en moins à une jolie petite fille en pleurs.
— Putain ! cria Anaïs, c’est quoi cette chose ?
— C’est Pauline la sœur d’Antoine, déclara Laurent sans quitter la chose des yeux. Mais ça n’est plus elle. Pauline est morte.
— Ho ! Je ne suis pas morte, Laurent. Je ne le suis plus. Mais toi et la salope qui traine son cul par terre vous pourriez bien le devenir. Pardon, vous allez le devenir.
Laurent, les yeux écarquillés, fixait la monstruosité avec intensité. Ses muscles, tendus à l’extrême, étaient prêts à faire bondir son corps sur la créature diabolique. Anaïs, tremblante et nauséeuse, se relevait tout doucement de peur que Pauline se jette sur elle. Son T-shirt était maculé de cette boue vomitive, échappée de ce qui servait de bouche à la monstruosité ratatinée dans l’angle de la pièce.
— Ho ! Mais je vois que le gros est amoureux de la pétasse du frangin. Il est prêt à risquer sa vie pour elle.
Antoine surgit à son tour dans la pièce. Il percuta violemment le dos de Laurent qui céda sous l’impact. Le monstre se déploya avec une vitesse démentielle, et courut comme une araignée à quatre pattes le long du mur en enfonçant ses doigts profondément dans le plâtre. Sa tête pivota à 180 degrés. Anaïs se réfugia vers l’entrée, derrière Antoine qui regardait, paralysé, la mâchoire amorphe, la bouche ouverte d’incompréhension dans un cri silencieux, étouffé par la vision d’horreur.
— Salut frangin ! se mit à rire Pauline en atteignant le plafond. Elle trottait à présent à l’envers, tout en regardant les trois adolescents. Regardez-moi ce triangle amoureux ! Ça vous tenterait pas un plan à trois ? Moi je mate, je suis trop petite pour me joindre à vous.
— Pauline ? Parvint à articuler Antoine.
— Et qui d’autre connard ? cracha, Pauline. L’autre conne couche avec Mathilde, c’est pas comme ça qu’elle va te filer une autre sœur à dézinguer !
Antoine se pétrifia, saisi d’une rigidité cadavérique. Le fiel déversé par Pauline s’infiltrait dans son corps et son esprit en une multitude de projectiles de glace qui venaient cisailler sa chair et son âme. Pauline tourbillonnait au plafond dans une danse macabre saccadée, accompagnée du cliquetis de ses griffes. Soudain, elle s’immobilisa dans un craquement d’os disloqués et planta son regard malsain dans celui d’Antoine. Chaque seconde de ce contact visuel était une éternité de tourments, révélant des horreurs indicibles tapies dans les profondeurs de leur passé commun.
— Ils savent pas hein ? Y’a que papa, toi et moi n’est-ce pas ? Pauline dessina un sourire ouvert par une lame de rasoir. Je sens qu’on va bien s’amuser. J’ai hâte de voir papa s’occuper de la pouffe devant vous deux. Mais toi, tu es à moi, mon très cher grand frère.
Laurent, les mains tremblantes et couvertes d’une sueur glacée, agrippa les restes mutilés de l’ours en peluche. L’ourson, autrefois symbole d’innocence, gisait, profané, sur le sol maculé de fluides. Avec un cri étranglé mêlant désespoir et rage, il projeta le jouet qui se démembra avant d’atteindre Pauline. Cette arme pathétique, qui en temps normal n’aurait suscité que des rires moqueurs, traversa l’air vicié de la pièce en direction de la créature agrippée au plafond. Chaque seconde s’étirait alors dans une éternité d’angoisse qui suivait la trajectoire de la peluche éviscérée. Pauline n’apprécia pas lorsque l’ourson s’écrasa sur le plafond dans un bruit de serpillère mouillée. Elle darda sur Laurent un regard noir si intense qu’il en sentit sa peau se flétrir. Dans une promesse de tourments, elle lui cracha son venin.
— Toi le petit gros, tu sauras bientôt ce que ressent une chocolatine fourrée d’une barre de chocolat. Et quand tu auras suffisamment dégusté, c’est moi qui te dégusterais.
Alors, à force de convulsions, Pauline déversa un torrent de bile qu’un si petit corps ne pouvait contenir. Avec une agilité surprenante, elle se propulsa au plafond, faisant craquer ses articulations et disparu dans le trou béant, à l’angle de la pièce où Anaïs l’avait étreinte quelques instants plus tôt. Son rire étouffé résonnait dans les murs, amplifié par un écho surnaturel qui laissait entrevoir toute l’étendue des entrailles voraces du Kyklos. Anaïs et Laurent, couvert des miasmes de Pauline, regardaient un Antoine livide, fantomatique, qui faisait presque déjà partie intégrante du complexe.