Le Kyklos, épisode 03
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Le Kyklos, épisode 03
L’esplanade du port s’animait lentement, les chaises des cafés semblaient s’agiter sous le vent matinal, comme des créatures enchaînées. Les meilleures places, celles à l’ombre, face aux bateaux, s’offraient rarement aux promeneurs malgré la forte diminution de la foule. Anaïs connaissait bien sa ville et son café. Arrivée la première, elle avait choisi une place baignée d’un soleil trompeur, particulièrement intéressante pour le matin, mais qui serait à l’ombre vers 11 heures. Laurent était à la boulangerie attenante et commandait chocolatines et cappuccinos. Il revint s’asseoir avec le petit déjeuner au moment même où Antoine tirait une chaise grinçante, la faisant obliquer vers Anaïs.
— On pousse les sacs à dos et on dégage les téléphones ! ordonna, Laurent.
— Merci Laurent, lança Anaïs. Avec l’arrivée d’Antoine, elle n’avait plus besoin d’avoir l’œil sur sa messagerie.
— Bonjour tout le monde, salua Antoine.
— Alors, c’est quoi le programme aujourd’hui ? On va au Ponton ?
Sa suggestion à la baignade fut immédiatement engloutie par un silence oppressant. Anaïs avait plongé dans le regard d’Antoine et Antoine dans l’œil couleur café au lait de sa grande tasse.
— OK, je vois, fit Laurent décontenancé. Petit-déj d’abord !
Dans un silence pesant, les trois commencèrent à déchiqueter leurs viennoiseries. L’un préférant tremper, l’autre alterner et le troisième, séparer le plaisir gustatif. Les bruits de mastication résonnèrent alors, comme la succion d’un os à moelle. Seule Anaïs, seule, leva les yeux, observant les deux garçons avec un regard qui semblait percer leurs âmes.
— On continue de jouer au con ou on décide de parler d’hier ? Sa voix claqua comme un fouet, figeant le temps et l’espace autour d’eux.
Le morceau de chocolatine de Laurent resta suspendu, gouttant son liquide brun dans la tasse. Antoine, pétrifié, gardait son morceau en sursis à quelques centimètres de sa bouche.
— Antoine, reprit Anaïs d’une voix glaciale, je crois que tu as des choses à nous raconter. J’espère que tes virées en solo n’étaient pas toutes comme celle d’hier, ça me mettrait en colère de savoir que tu y allais seul.
Un frisson parcourut le corps d’Antoine, son visage se décomposant sous le poids de souvenirs indicibles.
— C’est la première fois, murmura-t-il, à peine audible. C’est la première fois que ça arrive.
Laurent, cherchant refuge dans son rituel de trempage, semblait vouloir se noyer dans sa tasse. Son idée de la baignade venait de se briser sur l’écueil de sa soirée d’hier. Alors, il porta toute son attention à bien égoutter la chocolatine, afin de faire durer, non pas le plaisir, mais le moment où il devrait parler à son tour. Tant qu’il ne lèverait pas la tête, il était persuadé qu’on le laisserait tranquille.
Antoine jeta un œil à son copain, puis rassembla son courage pour affronter le regard inquisiteur d’Anaïs.
— D’habitude, il ne se passe rien, commença-t-il d’une voix tremblante. Je m’inspire du lieu, je cherche dans les décombres des morceaux de passé, comme des pages déchirées de l’intimité de ceux qui ont fréquenté le Kyklos. C’est ça qui me plaît dans l’urbex. M’imprégner du lieu, ressentir l’histoire, imaginer les gens déambuler et restaurer le film de leur vie.
— Sauf que le film hier, c’était pas vraiment un documentaire, lança Anaïs.
Laurent trouva le moment idéal pour approfondir sa concentration en laissant retomber chaque nouvelle goutte de café au même endroit que la précédente.
— Hier, poursuivit Antoine, son visage blêmissant, je ne sais pas ce qui s’est passé. On était à peine entré que j’ai senti un froid glacial me saisir. Comme si la mort elle-même m’avait touché. Et puis, ce bruit…
Le regard de Laurent cessa de se porter sur les ondes de propagation des gouttes, pour se focaliser sur la viennoiserie. Il n’avait plus vraiment envie de la porter à sa bouche.
— Quel bruit ? demanda Anaïs.
— C’était un bruit de succion, de mastication… comme si quelque chose se nourrissait dans l’obscurité.
— Je n’ai rien entendu, coupa Anaïs. Par contre, je t’ai bien vu t’envoler au travers de la pièce. Et, cette marque ?
— Je crois que c’est un peu comme un chien qui te mord si tu t’approches de sa gamelle pendant qu’il mange.
— C’était pas un chien, finit par lâcher Laurent, incapable d’en supporter davantage.
— On t’écoute Laurent, dit simplement Anaïs pour ne pas le réfréner dans son envie de cracher le morceau.
— C’était un rat. Un énorme rat, un rat monstrueux aussi gros qu’un chien.
Avant qu’Anaïs ou Antoine ne le coupe sur sa lancée, il préféra tout déballer.
— Je sais très bien qu’un rat de cette taille n’existe pas, mais il était aussi gros qu’un Terre-Neuve ou un Saint-Bernard, peu importe. Je l’ai vu sortir de l’ombre quand il a frappé Antoine.
— Il n’y avait rien Laurent, rétorqua Anaïs.
Toutefois, son propos se déchira lorsque la trace sur la joue d’Antoine lui revient à l’esprit. Elle pouvait presque la revoir aujourd’hui tandis que la lumière éclairait sa peau hâlée par le soleil.
— Je n’ai rien vu, confirma Antoine. J’ai juste entendu ce mélange de sons et puis j’ai reçu cette gifle. Tellement forte.
— Je sais très bien qu’il n’y avait rien, lança Laurent. Je ne suis pas débile non plus. Vous n’avez rien vu, sinon vous aussi, vous auriez pissé dans votre froc ! Oui, j’ai pissé dans mon froc et ça me suffit pour savoir que j’ai pas rêvé. Il était là. Peut-être pas pour vous, mais pour moi, il était là.
— On te croit Laurent, déclara Anaïs. Je dis juste que je n’ai rien vu.
Elle avait bien remarqué qu’il s’était fait dessus, mais avait jugé que c’était à lui seul d’en parler.
— Je pense qu’Antoine était le seul à entendre, et toi à voir. En fait, quand je dis que je n’ai rien vu, ça n’est pas tout à fait vrai.
Les yeux des garçons attendaient qu’elle parle. Tous les deux avaient besoin d’entendre qu’elle avait, elle aussi, sa pierre de crédibilité à apporter à l’édifice.
— Je n’ai rien entendu, pas plus que je n’ai vu de rat ou autre chose. Par contre, il n’a plus rien aujourd’hui, mais j’ai vu une énorme griffure sur la joue d’Antoine.
Un énième frisson vint glacer la peau d’Antoine.
— Tu l’as vu ? questionna-t-il. Tu peux la voir encore ?
— Bien sûr que non, Antoine ! Tu crois que je serais à parler d’autre chose que de ta balafre si je la voyais encore ?
Antoine porta sa main à sa joue, sentant sous ses doigts une cicatrice invisible aux autres, mais brûlante et palpitante pour lui seul.
— Anaïs, elle était grande comment cette griffure ? demanda Laurent avec l’espoir d’une petite coupure.
— Elle lui mangeait tout le visage et descendait sur son cou. Comme une main avec des doigts trop longs.
— Où comme une énorme patte de rat, souffla-t-il en posant de nouveau ses yeux sur le morceau de chocolatine qui attendait en pleurant du café dans la soucoupe.
Un silence mortifère s’installa de nouveau à la table, profitant du petit déjeuner tandis que les tables voisines se peuplaient des vacanciers de septembre. Antoine le brisa pour ne pas devenir fou :
— Elle y est toujours.
— La griffure ? demanda Anaïs.
— Oui.
— Je ne vois rien. Et, toi Laurent ?
Laurent releva les yeux à son tour. Antoine tourna la tête vers la droite pour lui présenter sa joue gauche.
— Non, je ne vois rien.
— Ma mère non plus n’a rien vu ce matin, mais moi oui. Dans la glace, elle était là et elle n’était pas jolie à voir.
— Attends, lança Anaïs. Elle fouilla dans son sac pour en sortir un miroir de courtoisie.
— Ben quoi ? Vous avez beau dire « les gars » à tout bout de champ, je reste une fille. Regarde-toi dans la glace.
Antoine, instinctivement, regardait le miroir en offrant davantage sa joue droite. C’était une vaine tentative pour masquer la plaie à l’opposé. Beaucoup trop grande, trop profonde, trop souillée pour ne pas apparaître, la griffure était bien là. Elle commençait de l’ailette du nez avant de sillonner la joue, de descendre le long du cou, puis de se réfugier sous le T-shirt. Jusqu’au creux de la salière.
La réaction de dégoût d’Antoine était suffisamment éloquente pour ne pas attendre de réponse de sa part. Anaïs inclina le miroir en oblique et jeta un œil sur le reflet. Elle baissa le miroir et le rangea sans un mot.
— Inutile de me montrer ça, soupira Laurent en s’avachissant sur sa chaise.
Anaïs n’avait aucune envie de laisser le silence reprendre possession des lieux. Elle sentait bien que les garçons avaient envie de planter la tête dans le sable en espérant que le vent recouvre tout.
— On y retourne ce soir, intima-t-elle.
— Quoi ? s’écria Laurent, horrifié. Non, mais ça va pas. Tu veux qu’on se fasse dévorer ?
Antoine ne bronchait pas. Il n’avait aucune envie de revivre ça, mais le besoin d’y retourner était là, juste sous la griffure et il pulsait comme le pouls dans une artère. Comme si la créature du Kyklos l’appelait au rythme d’un battement de cœur lointain et malsain.
— Laurent, murmura Antoine, Anaïs a raison. Vous n’avez rien entendu, Anaïs et moi n’avions rien vu, et personne ne voit la griffure, sauf dans un miroir.
— Je l’ai vue hier, sans miroir. Je l’ai vue dans la pièce où tu as voltigé et sur le banc aux rizières.
— Et tu ne la vois plus.
— Non, à part dans le miroir, comme toi.
— Laurent, il faut qu’on y retourne, poursuivit Antoine. Pour savoir, pour ne pas devenir fou. Je suis sûr qu’en y allant plus gentiment, en indiquant notre présence, il ne se passera rien. Je suis persuadé qu’on l’a dérangé pendant son repas hier.
Laurent regardait son morceau de chocolatine qui baignait dans une mare de café, prémisse de son corps étendu, baignant dans son sang sur le sol froid du Kyklos.
— Faites chier, souffla-t-il finalement. C’est OK.
Ils scellèrent ainsi leur pacte, ignorant que les ombres autour d’eux semblaient s’épaissir, se réjouissant de leur future venue dans les entrailles du Kyklos.
Jackie H hace 2 meses
Euh, c'est pas Antoine qui cherche sa balafre dans le miroir de courtoisie d'Anaïs plutôt que Laurent ?
Jean-Christophe Mojard hace 2 meses
Décidément !
Merci beaucoup, correction faite.
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