

VIS.ET.HONOR
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VIS.ET.HONOR
Part 1
Depuis les Ides de Mars de la huit cent vingt-septième année depuis la fondation de Rome, une atmosphère lourde de pressentiments et de ferveur guerrière règne sur le camp retranché d’Isca Silurum, que nos anciens nomment encore Burrium. Là, derrière les fossés, les palissades et les tours de garde, la discipline romaine impose son ordre face à l’inconstance des tribus barbares qui, tapis au-delà des collines du Nord, guettent la moindre faiblesse. Notre Imperator, Caesar Vespasianus Augustus, venait à peine de ceindre la pourpre. Son accession au pouvoir, après les convulsions sanglantes qui suivirent la chute de la dynastie Julio-Claudienne, avait restauré l’unité des armes et l’espoir des provinces. Mais, dans le même temps, l’Empire encore vacillant laissait ses frontières vulnérables, ouvertes aux incursions des peuples farouches qui n’avaient jamais plié devant l’aigle de Rome.
Je suis Lucius Cerasus Cato, soldat de la Legio II Augusta depuis quinze années. Mes souvenirs me ramènent souvent à mes premiers jours d’incorporation : une époque où l’adolescent, fils d’un simple boulanger d’Herculanum, dut se transformer en homme de guerre. Dès l’aube, sous la clameur des trompettes, il nous fallait enfiler la lourde lorica hamata, cette cuirasse d’anneaux dont le poids écrasait nos épaules à chacun de nos mouvements. Je découvris alors combien notre cingulum, ce ceinturon militaire orné de plaques métalliques, n’était pas seulement un signe de virilité martiale, mais un véritable soutien qui répartissait le fardeau du fer sur nos corps endurcis. Lorsque les exercices cessaient enfin, il ne nous restait pas de répit : il fallait briquer jusqu’à l’éclat le moindre élément de notre équipement, polir les plaques argentées de la ceinture, faire miroiter le casque, entretenir le pugio et le gladius, et frotter avec soin le vagina orné de décorations précieuses. Les premiers mois furent pour moi une épreuve quotidienne, un supplice qui ne s’achevait qu’avec la chute brutale dans le sommeil, tant la fatigue accablait mes membres. Mais, au fil des semaines, la rigueur du camp forgea mon corps et mon esprit, m’éloignant peu à peu de la douceur oisive de ma jeunesse sur les rivages de Campanie.
J’ai d’abord servi en Bretagne, sous l’autorité de Vespasien, auquel Aulus Plautius, notre legatus, avait confié des opérations lors de la conquête de l’île. Puis, quelques années plus tard, je fus témoin des sanglants désordres civils. En l’an 822 de notre Rome, la bataille de Bédriac vit s’affronter les partisans de Vitellius et ceux d’Othon. La Legio II Augusta elle-même fut divisée : une partie de nos frères d’armes se rangea sous l’étendard de Vitellius, tandis que nous demeurions fidèles à Vespasien. Je me souviens encore de ces heures décisives, du tumulte des armes et du fracas des enseignes. Lorsque la victoire de notre camp fut assurée, nous reçûmes l’ordre de regagner la Bretagne, pour reprendre le fil de notre mission dans ces terres froides et inhospitalières.
C’est à l’issue de ces campagnes que nous établîmes nos quartiers permanents à Burrium, non loin de l’embouchure de la rivière Usk, où s’éleva bientôt le camp que l’on appela Isca Silurum. La discipline interdisait formellement aux soldats de contracter mariage ; mais Rome est pragmatique, et nous autres légionnaires savons trouver mille détours à la loi. Nombreux sont ceux qui, à défaut d’épouses reconnues, entretiennent compagnes ou concubines. Pour les moins chanceux, restent les lupanars, dont les fresques éclatantes et les plaisirs tarifés ont fait la renommée de cités comme Pompéi. J’y pénétrai jadis, en compagnie de mon ami Marcus Lucretius Fronto, fils d’une famille éminente. Lui seul, grâce à sa fortune, pouvait se permettre de fréquenter régulièrement ces lieux où les lupae offraient mille talents. Pour ma part, une seule visite me suffit à satisfaire ma curiosité. Marcus, aujourd’hui, est devenu un notable respecté de Pompéi, héritier d’une splendide domus ; moi, je poursuis encore le labeur des armes, loin des marbres polis de Campanie.
Pourtant, j’ai mon propre trésor. Depuis mes premières années de service, mon cœur appartient à Carola. Elle n’est pas mon épouse – la loi militaire me l’interdit – mais elle est plus précieuse que tous les butins de guerre. Sa naissance fut singulière : fille d’une esclave germanique, elle fut reconnue par son père, citoyen romain, qui finit par affranchir sa mère et l’épouser malgré les obstacles. De telles unions restent rares, mais Carola incarne pour moi la force tranquille de ces métissages que forge l’Empire. Nous nous rencontrâmes quelques jours à peine avant mon incorporation, et depuis lors, nos destins sont liés. Je rêve du jour où, libéré du service, je pourrai enfin, devant les dieux, officialiser cette union.
Quinze ans de solde ont grossi peu à peu ma bourse, bien que la paie du légionnaire demeure modeste et que l’entretien de l’armement consume une large part de nos revenus. J’avoue aussi céder parfois à la tentation des ornements militaires, moins par vanité que par respect de mon statut. Si les dieux, Mars et Minerve en tête, daignent m’accorder encore dix années de vie et de service, j’aurai alors quarante-deux ans ; Carola en comptera trente et un. Alors nous pourrons, loin des tumultes du camp et des ordres du centurion, goûter la douceur d’une petite ferme près d’Herculanum, sous le soleil ardent de la Campanie, et y laisser s’épanouir notre amour à l’abri des fureurs du monde.
Part 2
La vie d’un légionnaire, lorsqu’elle n’est pas rythmée par le tumulte des campagnes, se déroule dans l’enceinte du camp avec une régularité presque immuable. L’aube, à peine chassée par le clairon, nous arrache à la torpeur du sommeil. Nous sortons de nos tentes ou de nos baraquements de bois, encore engourdis par le froid humide qui suinte des collines. Le premier geste est toujours le même : vérifier l’intégrité de nos armes, car un glaive mal entretenu ou une courroie de cuir rompue peut, au jour de la bataille, coûter la vie à son porteur. Les optiones, toujours vigilants, inspectent nos rangs et ne tolèrent aucune négligence.
Après les salutations au signum et à l’aigle de la légion, nous nous livrons aux exercices. La discipline exige que chaque soldat, même vétéran, manie chaque jour le glaive de bois plus lourd que le véritable, afin que ses bras ne s’affaiblissent jamais. Les combats simulés s’accompagnent de sueur, de poussière, et parfois de sang lorsque la vigueur d’un coup dépasse la mesure. Ensuite viennent les marches forcées, où l’on parcourt des milles chargés de tout l’équipement réglementaire, car l’armée romaine considère que la fatigue quotidienne est la meilleure préparation à la guerre.
Lorsque ces tâches sont accomplies, les activités diffèrent selon les jours. Les uns se rendent aux ateliers pour réparer cuirasses, casques ou machines de siège ; d’autres sont envoyés aux carrières, aux forêts ou aux rivières pour extraire pierre, bois et eau nécessaires à la vie du camp. Car un camp de légionnaires n’est pas une simple garnison : c’est une cité organisée. Il possède ses forges où s’activent les armuriers, ses moulins où les esclaves broient le grain, ses boulangeries où l’on cuit le pain noir qui nous nourrit, et même ses petits thermes, héritage de notre civilisation, où l’on se délasse de temps à autre.
La stricte hiérarchie militaire impose un ordre à cette vie commune. Les centurions, redoutés autant que respectés, veillent à chaque détail. Ils punissent la moindre négligence, car dans l’armée, l’exemple vaut plus que la clémence. J’ai vu des camarades condamnés à creuser des fossés sous la pluie battante pour avoir oublié de lustrer leur casque. J’ai moi-même subi, à mes débuts, les châtiments du fustuarium, ces coups de bâton infligés par mes frères d’armes sous l’ordre d’un centurion, et je jure devant les dieux que je ne les ai jamais oubliés. Mais ces rigueurs forgent notre unité : nul ne peut prétendre appartenir à Rome s’il n’a pas appris à plier sous sa discipline.
Le soir, quand la trompette annonce la fin des tâches, une autre vie s’éveille dans le camp. Certains se regroupent autour des foyers, racontant des histoires des provinces lointaines où ils ont servi. D’autres jouent aux dés, perdant en une nuit ce que des mois de solde leur avaient fait gagner. Les plus pieux se rendent aux autels improvisés pour offrir un peu de vin ou de pain aux dieux protecteurs : Mars, Minerve, ou encore les divinités locales que certains soldats adoptent, persuadés qu’elles leur assureront chance et survie. Pour ma part, je préfère alors écrire sur des tablettes de cire, tracer mes pensées, ou simplement méditer en silence sous le ciel obscur, en observant les étoiles qui me rappellent celles d’Herculanum.
Mais ce camp n’est pas un monde fermé. Autour de nos murailles s’est développé tout un peuple de civils : artisans, marchands, esclaves, concubines et enfants. Ce sont les ombres discrètes mais indispensables de la légion. Ils vendent leurs denrées, réparent nos habits, soignent nos maux, partagent nos nuits. Ainsi naissent, malgré l’interdiction officielle, de véritables foyers clandestins, des familles liées à la vie militaire. On dit souvent que chaque camp romain est une semence de cité : et c’est vrai. Les tentes des marchands deviennent des échoppes, les huttes des concubines se transforment en maisons, et bientôt un vicus se dresse au pied des remparts. Isca Silurum n’échappe pas à cette loi.
Les relations avec les indigènes de Bretagne oscillent entre la crainte et l’échange. Certains, attirés par la puissance et les richesses de Rome, viennent commercer avec nous, offrant bétail, peaux et miel contre nos monnaies d’argent ou de bronze. D’autres nourrissent une haine sourde et n’attendent que l’occasion de verser le sang romain. J’ai appris à me méfier des visages trop souriants et des silences trop prolongés. Pourtant, il arrive que des amitiés sincères naissent, que des femmes celtes deviennent compagnes de soldats, que leurs enfants parlent à la fois le latin et la langue rude des collines. Ainsi, peu à peu, l’Empire étend ses racines, non par la force seule, mais par ces unions secrètes qui mêlent le sang des vainqueurs et des vaincus.
Et moi, Lucius Cerasus Cato, je trouve dans ce tumulte réglé une étrange forme de paix. Car si les journées sont dures, elles sont prévisibles ; et si la discipline est implacable, elle nous sauve du chaos. La vie du camp, dans sa rudesse, me garde de l’oisiveté et m’offre le sentiment de participer à une œuvre qui dépasse ma propre existence : l’édification de la Rome éternelle.
Part 3
Les années passaient, et déjà l’illusion d’une paix durable semblait s’installer à Isca Silurum. Mais les Bretons ne connaissent pas le repos : leur esprit indomptable se cabre toujours contre la domination étrangère. Parmi eux, les Silures, ce peuple rude des collines du sud, s’illustrent par leur opiniâtreté. Nul traité, nul serment ne les contraint durablement. Chaque hiver qu’ils supportent accroît leur haine ; chaque printemps les voit reprendre les armes.
C’était au commencement de la saison des moissons que le tumulte éclata. Des villages alliés de Rome furent incendiés dans la nuit, et leurs habitants massacrés. Des patrouilles de cavaliers auxiliaires disparurent sans laisser de traces, hormis quelques lances brisées et des cadavres mutilés retrouvés dans les marécages. La rumeur se propagea vite : les Silures, menés par l’un de leurs chefs charismatiques, levaient de nouveau l’étendard de la guerre. Notre légat donna l’ordre de préparer une expédition punitive.
En l’espace de trois jours, les enseignes furent levées, les vivres rassemblés, les bagages répartis. Nous marchâmes vers l’intérieur des terres, franchissant vallées et collines sous une pluie incessante qui transformait les chemins en bourbiers. Les Bretons connaissent leur sol comme nous connaissons le Forum : ils disparaissent dans les forêts, surgissent à l’improviste pour harceler nos colonnes, puis s’évaporent de nouveau. Ce n’était pas une guerre rangée, mais une guerre d’ombres, où l’ennemi se confond avec la brume.
Je me souviens d’une embuscade survenue dans un défilé étroit. Nous marchions en ordre serré, les boucliers chargés sur le dos, les javelots en main. Soudain, un cri guttural retentit du haut de la colline : des pierres et des troncs d’arbre roulèrent sur nos rangs. Plusieurs camarades furent écrasés avant d’avoir pu réagir. Déjà les Bretons fondaient sur nous, hurlant, armés de longues épées recourbées et de boucliers peints de symboles effrayants. Pendant un instant, je crus que nos lignes céderaient. Mais la discipline romaine, qui nous fait agir d’un seul corps, sauva la situation. Les centurions aboyèrent leurs ordres ; les boucliers formèrent une muraille compacte, et nos pila furent lancés d’un seul geste. La première vague ennemie s’effondra, empalée ou écrasée contre notre ligne. Alors, le glaive romain fit son œuvre. Court, maniable, il perça les flancs, les gorges, les entrailles, tandis que leurs longues épées, trop lourdes et maladroites, s’emmêlaient dans la mêlée.
Le sang se mêlait à la pluie, et la boue engloutissait les corps. J’entendis encore les cris des blessés, romains et barbares confondus, lorsque le silence retomba enfin sur le défilé. Nous comptâmes nos pertes, puis, sans délai, reprîmes la marche. Tel est le sort du soldat : ni les morts ni les vivants ne ralentissent le pas de Rome.
Les jours suivants, nous ravageâmes méthodiquement les villages des Silures. Le feu réduisait en cendres leurs huttes de bois et de chaume ; les greniers étaient vidés ou détruits ; les captifs, hommes, femmes et enfants, furent enchaînés pour être vendus au marché des esclaves. Ces spectacles, durs à contempler, sont pourtant nécessaires pour briser l’insoumission. Rome ne tolère pas la rébellion. Mais au fond de moi, je sentais poindre un malaise : ces visages déformés par la haine et la douleur ne différaient pas tant de ceux de nos propres familles, si l’ennemi venait un jour jusqu’en Campanie.
La campagne dura plusieurs semaines. À chaque nouvelle rencontre, les Silures perdaient des guerriers, mais jamais leur ardeur. J’en vins à les admirer, malgré la férocité de leurs attaques. Leur courage était brut, farouche, et sans espoir ; il se nourrissait du simple refus de plier.
Lorsque nous regagnâmes Isca Silurum, les enseignes étaient encore couvertes de sang séché et nos rangs amenuisés. Mais nous avions accompli notre devoir : la terreur romaine avait de nouveau frappé, et pour un temps, les collines seraient muettes. Pourtant, chacun de nous savait que ce n’était qu’un répit. Les Bretons ne s’avouent jamais vaincus ; ils se terrent, ils attendent, et tôt ou tard, ils reviennent.
Part 4
Lorsque nous franchîmes de nouveau les palissades d’Isca Silurum, la fatigue nous étreignait plus que les cuirasses. Nos pas étaient lourds, nos visages creusés par la pluie et la boue, nos regards encore hantés par les cris du combat. Mais derrière nous se trouvait la campagne achevée, et devant nous s’ouvraient les portes de notre refuge de bois et de pierre, dressé comme un bastion de civilisation au milieu des collines barbares.
Le retour d’une expédition n’est jamais un simple retour : c’est un rite, une purification nécessaire. Avant même de pénétrer dans le cœur du camp, il fallait accomplir les sacrifices. Devant l’autel dressé près de la porta praetoria, le légat offrit aux dieux protecteurs de la légion — Mars, Minerve, Jupiter Capitolin — des libations de vin mêlé de sang. Les prêtres militaires brûlèrent sur l’autel les entrailles de moutons immolés, cherchant dans les volutes de fumée et dans les viscères les signes de la faveur divine. Chacun de nous, en passant devant l’aigle, élevait la main en salut, comme pour dire aux dieux : me voici revenu, malgré le fer et la boue.
Puis venait la tâche plus sombre : la purification des enseignes. Les signa et l’aigle d’argent étaient déposés sur un autel secondaire ; l’eau pure, les herbes consacrées et l’encens les purifiaient des souillures de la bataille. Car Rome ne tolérait pas que ses symboles demeurent tachés du sang des ennemis ou des frères tombés. Ce rite, sévère et solennel, rappelait à chacun que la légion n’est pas une bande de guerriers, mais un corps sacré où chaque soldat n’est qu’une parcelle de l’âme collective.
Après les sacrifices, nous retrouvâmes nos quartiers. Quelle ivresse de reposer enfin nos boucliers, de déposer le glaive et la cuirasse, d’ôter les sandales cloutées qui avaient meurtri nos pieds ! Dans chaque baraquement, les rires éclataient, dissonants mais sincères, comme pour chasser la mémoire du carnage. Les jarres de vin circulaient, le pain chaud sortait des fours, et les compagnons de tente partageaient les récits des embuscades, les exploits réels ou embellis par l’orgueil.
Mais le camp n’était pas que fête. Ceux qui avaient perdu un frère d’armes déposaient une part de leur solde sur l’autel des Lares militaires, afin que son nom ne soit pas oublié. J’ai vu des soldats, pourtant aguerris, pleurer en silence dans l’ombre d’une palissade, loin des regards, car la discipline exige que les larmes demeurent cachées. La mort est compagne du soldat, mais jamais son absence n’est indifférente.
Quant à moi, après les cérémonies, je me rendis vers le vicus qui s’étendait hors des murs. Là, je retrouvai Carola. Ses yeux s’emplirent de larmes lorsqu’elle vit mes mains couvertes de cicatrices et mes vêtements encore imprégnés de l’odeur du combat. Elle ne posa pas de questions, comme savent le faire les femmes qui portent en elles la patience des dieux. Elle se contenta de me serrer contre elle, et ce simple geste effaça pour un instant la fatigue de quinze jours de marche et de sang.
Ainsi s’écoulèrent les premiers jours de repos. Puis la vie reprit son cours : les exercices reprirent à l’aube, les punitions tombèrent sur les négligents, les forges résonnèrent de nouveau. Car dans une légion romaine, le repos n’est qu’un intervalle entre deux combats, jamais une délivrance.
Part 5
Les jours qui suivirent notre retour au camp furent pour moi comme une renaissance. La guerre, avec ses clameurs et ses blessures, s’éloignait peu à peu, remplacée par la douceur discrète des habitudes retrouvées. Dans le vicus, près du marché improvisé qui s’étendait à l’ombre des murailles, je passais chaque soir auprès de Carola. Sa cabane, faite de bois grossièrement équarri et de torchis, n’avait rien de la grandeur de Rome, mais elle abritait un foyer qui m’était plus précieux que toutes les mosaïques des villas patriciennes.
Je me surprenais à goûter aux plaisirs simples : écouter le chant d’une flûte qu’un vétéran grec tirait de ses lèvres ridées, partager un pain chaud avec Carola, voir ses mains fines caresser les plis de ma tunique usée. Elle parlait peu de l’avenir, mais je sentais dans ses gestes la crainte secrète que la guerre m’arrache à elle pour toujours. Chaque soir, lorsqu’elle refermait sur moi la porte de son logis, j’avais la sensation de franchir le seuil d’un autre monde, loin des enseignes, des ordres, du cliquetis des armes.
Pourtant, la vie du soldat ne laisse pas de répit. Au camp, la discipline reprenait ses droits. Chaque matin, au signal de la trompette, nous sortions de nos baraques pour les exercices. Nous devions manier le glaive de bois, plus lourd que l’acier, frapper les mannequins de paille jusqu’à ce que nos bras brûlent de fatigue, courir autour des palissades avec le bouclier sur l’épaule, creuser des fossés ou réparer les murs. La sueur devenait notre pain quotidien. Mais je savais que cette rigueur forgeait plus que nos corps : elle maintenait l’ordre, elle nous rappelait que nous étions Romains, même au bout du monde.
Dans ces instants de routine, les liens entre camarades se resserraient. Avec Sextus, un vétéran venu de Campanie, je partageais souvent la garde de nuit. Il racontait, d’une voix rocailleuse, ses campagnes en Germanie : les forêts sans fin, les marais où disparaissaient des cohortes entières, les embuscades sous la pluie. J’écoutais ces récits comme on écoute un père ; ils me rappelaient que ma propre vie n’était qu’un fil parmi mille dans la trame immense de l’Empire.
Mais il y avait aussi des rivalités, inévitables dans la promiscuité du camp. Marcus Valgus, un Gaulois enrôlé de force, cherchait toujours querelle, ironisant sur mes origines modestes, sur mon attachement à une femme « de boue et de chaume ». Un soir, il me provoqua devant mes camarades. La tension monta, et j’aurais sans doute tiré mon glaive si Sextus ne s’était interposé. Plus tard, le centurion me rappela que les querelles internes affaiblissent la cohorte plus sûrement qu’une embuscade ennemie. J’appris alors à contenir ma colère, à la garder comme une lame sous son fourreau.
Et dans cette alternance de rigueur et de tendresse, de querelles et de fraternité, je découvrais une vérité que Rome elle-même enseigne : la force d’un homme n’est pas seulement dans son bras armé, mais dans sa capacité à supporter les jours sans gloire, les nuits sans bataille, les minutes de silence où l’âme vacille.
Part 6
Au cœur du camp, la fraternité entre soldats n’était pas un choix mais une nécessité. Dans les longues veilles nocturnes, lorsque les étoiles étendaient leur voile sur les palissades d’Isca Silurum, nous parlions peu, mais nous comprenions tout. Les regards suffisaient pour transmettre la confiance, le respect ou l’inquiétude. Avec certains camarades, j’avais tissé des liens plus forts que ceux qui unissaient parfois des familles. Sextus, mon compagnon d’armes de toujours, connaissait chaque nuance de ma voix et chaque tension de mon corps : il savait reconnaître, dans mon silence, quand la peur ou la fatigue m’assaillaient, et il savait alors me protéger, ou simplement rester à mes côtés.
Les rituels du soir nous rapprochaient encore. Après le dîner frugal — pain noir, lard salé, parfois un peu de fromage — nous nous rassemblions autour d’un feu. Certains chantaient des airs repris de la Campanie ou de la Gaule, d’autres racontaient des anecdotes, plus comiques que véridiques, sur les combats passés. Nous riions aux facéties de ceux qui, malgré la gravité de notre vocation, cherchaient toujours à alléger l’atmosphère. Ces instants, fugaces et précieux, servaient à sceller notre cohésion : un légionnaire isolé est une proie facile, mais un groupe uni devient une muraille de fer.
Pourtant, cette fraternité n’était pas exempte de tensions. Les jalousies surgissaient parfois, autour d’une promotion, d’une distribution de solde, ou simplement d’une faveur du centurion. Marcus Valgus, le Gaulois, trouvait toujours matière à contester l’autorité des anciens. Mais la loi du camp, tacite et inexorable, imposait le respect : celui qui trahissait la confiance du groupe s’exposait au mépris et parfois à la punition collective. J’appris ainsi que l’amitié dans la légion est un équilibre fragile entre loyauté et discipline.
Les confidences naissaient dans les heures où le sommeil se refusait. Nous parlions alors de nos familles, des visages laissés derrière Rome, de nos rêves secrets. Je racontais parfois Carola, ses yeux clairs, sa patience silencieuse, et la chaleur qu’elle apportait à mes jours de fatigue. Mes camarades écoutaient avec attention, certains avec une pointe d’envie, d’autres avec une tendresse sincère. En retour, ils me confiaient leurs propres espoirs : un fils qu’ils espéraient revoir, une mère malade, une sœur promise à un mariage qu’ils craignaient. Ces confidences scellaient notre humanité, nous rappelant que sous l’armure, chacun de nous restait un homme, avec ses fragilités et ses attachements.
Il y avait aussi des gestes silencieux de solidarité. Un soldat prêtait son manteau à celui qui grelottait, un autre partageait le peu de vin ou de nourriture qu’il possédait. Lors des marches ou des exercices, nous veillions les uns sur les autres, couvrant le flanc du plus faible, soutenant le bras qui vacillait sous le poids du bouclier. Ces petites attentions, invisibles aux yeux des supérieurs, forgeaient un lien plus solide que n’importe quel serment officiel.
Ainsi, la légion n’était pas seulement un corps de guerre, mais une communauté d’hommes unis par le fer, par le sang et par la confiance. Dans ces alliances silencieuses, dans ces éclats de rire au milieu des cendres de la bataille, j’apprenais chaque jour ce que signifiait être romain : non seulement se battre pour l’Empire, mais vivre, souffrir et espérer avec ceux qui partagent la même destinée, côte à côte, jusqu’au dernier souffle.
Part 7
Quelques semaines après notre retour, les rumeurs d’agitation dans les collines du sud parvinrent jusqu’aux murs d’Isca Silurum. Les Silures, jamais véritablement soumis, avaient de nouveau levé les armes. Cette fois, leurs raids étaient plus audacieux : des convois de vivres furent attaqués, des fermes incendiées, et même un petit fort romain fut assiégé avant que nos frères d’armes n’arrivent à temps pour briser l’attaque. Le légat ordonna une expédition punitive de plus grande ampleur, et notre cohorte fut choisie pour marcher en tête.
Dès l’aube, les enseignes furent levées. Les tentes furent repliées, les bêtes de somme harnachées, et chaque légionnaire reçut ses ordres précis. Nous marchions en colonnes serrées, les pila prêts à être lancés, les boucliers levés contre les embuscades. La terre des collines se changeait en bourbier, la pluie fine perçait nos vêtements et trempait nos sandales cloutées. Mais dans ce froid et cette fatigue, la fraternité que nous avions forgée au camp devint notre armure invisible. Sextus, toujours à mes côtés, me murmurait des conseils, me soutenant dans chaque pas où le sol semblait vouloir m’engloutir.
L’ennemi surgit à l’improviste dans une vallée étroite. Des silhouettes bondissaient des bois et des rochers, hurlant des invectives que nous ne comprenions pas, mais dont le sens était clair : la mort pour chaque romain qui tomberait entre leurs mains. Nos pila volèrent, frappant les premiers rangs ennemis ; les glaives s’entrechoquèrent dans un fracas métallique. La mêlée fut terrible : chaque soldat combattait à la fois pour lui et pour le camarade à ses côtés. La cohésion de la ligne, maintenue par des années de discipline et de confiance mutuelle, nous sauva. Sextus reçut un coup qui aurait pu être fatal, et je me précipitai pour le soutenir, ressentant dans son souffle la même inquiétude qu’un frère pour un frère.
Les Silures, plus nombreux que prévu, nous repoussèrent plusieurs fois, obligeant la cohorte à se reformer sans cesse, à lutter contre la fatigue et la peur. Chaque embuscade semblait plus perfide que la précédente : les collines se remplissaient de pierres, de branches et de cris, et il fallut toute notre expérience pour ne pas perdre le contrôle. La fraternité entre nous, cependant, ne faiblit jamais. Nous étions liés par la sueur, par la faim, par le sang. Un légionnaire tombé n’était pas oublié : deux ou trois frères d’armes se précipitaient pour le protéger, pour l’extraire du combat ou, si nécessaire, pour le venger.
Après trois jours de marche, d’affrontements et de nuits blanches, nous atteignîmes un plateau où le chef des Silures avait rassemblé ses forces. La bataille finale se déroula dans un tumulte indescriptible. Les ordres des centurions fusaient par-dessus les cris et le fracas des armes, chaque geste de chaque soldat devenait vital. À mes côtés, Sextus et d’autres compagnons formaient un mur humain ; nous avançions, reculions, nous couvrions et nous frappions, toujours ensemble. Le plateau fut pris seulement au prix d’efforts surhumains, de pertes nombreuses et de cris qui resteraient gravés dans ma mémoire.
Lorsque le silence tomba enfin, nous comptâmes les survivants et enterrâmes les morts. La fraternité, éprouvée par le fer et par le sang, avait tenu. Les larmes, discrètes, se mêlaient à la pluie qui tombait encore, et chaque geste de consolation — un bras autour d’un épaule, une main serrant celle d’un camarade — scellait à jamais ces liens indestructibles. Nous avions vaincu, mais chacun de nous savait que la guerre ne se terminait jamais vraiment : elle n’était qu’une succession de combats, et la fraternité était ce qui nous permettait de survivre et de revenir, encore et encore, jusqu’au jour où Rome déciderait de nous rappeler.
Part 8
Lorsque nous revînmes au camp, l’air lui-même semblait différent, comme s’il portait le souffle de notre victoire. Les palissades d’Isca Silurum, habituées à nous voir repartir et revenir épuisés, nous accueillirent cette fois sous un soleil timide, éclatant malgré la pluie fine des jours précédents. Les enseignes s’élevèrent, l’aigle de la légion scintilla sous les rayons, et dans chaque regard des habitants et des soldats se lisait un mélange de fierté, de soulagement et d’admiration.
Les civils qui vivaient à l’ombre des remparts — artisans, marchands, femmes et enfants — se pressaient sur les routes de terre battue pour saluer le retour des légionnaires. Certains avaient préparé de modestes guirlandes de fleurs, d’autres apportaient du pain frais et du vin. Les regards des femmes et des filles suivaient nos pas, curieux et respectueux, comme si la simple présence d’un romain victorieux apportait un éclat de sécurité dans leur quotidien incertain. Nous n’étions plus seulement des soldats, nous étions le bras de Rome, la manifestation tangible de sa puissance et de sa protection.
Dans le camp, les centurions firent aligner les cohortes. Le légat, imposant dans sa toge, prononça quelques mots solennels sur l’ordre, le courage et la gloire retrouvée. Nous étions acclamés, non pas pour notre nom ou pour notre prestige, mais pour l’unité que nous avions montrée et pour les sacrifices consentis. Les tambours et les cornes résonnèrent sur les collines, et pour un instant, la rigueur militaire laissa place à la célébration : rires, accolades et chants improvisés se mêlaient dans une étrange harmonie.
Pour moi, ces instants étaient un baume sur les blessures du corps et de l’âme. J’aperçus Sextus, ses traits fatigués mais souriants, et je compris que la fraternité que nous avions forgée avait résisté au chaos de la bataille. Chaque bras autour d’une épaule, chaque poing serré dans une main amie, scellait le souvenir de l’épreuve partagée. Les légionnaires parlaient de leurs exploits, mais chacun savait que la véritable victoire résidait dans la survie du groupe, dans l’indéfectible loyauté de ceux qui avaient combattu à nos côtés.
Plus tard, lorsque le tumulte se calma, je me rendis vers le vicus pour retrouver Carola. Son visage, lumineux malgré les épreuves, reflétait toute la gratitude et l’inquiétude accumulées pendant mon absence. Elle m’attendait, simple et fidèle, et pour un instant, la guerre, la boue, la peur et la fatigue disparurent. Ses mains dans les miennes, nous partagions le silence d’un foyer retrouvé, un silence qui valait tous les triomphes de Rome.
Les jours suivants furent consacrés au nettoyage et à l’entretien du camp. Nous remplacions les palissades abîmées, réparions les tentes et les fours, et veillions à ce que chaque enseigne et chaque arme retrouvent leur éclat. Mais l’âme du camp avait changé : les légionnaires parlaient davantage entre eux, échangeaient leurs souvenirs de la campagne et, dans les veilles nocturnes, confiaient leurs peurs et leurs espoirs. La victoire avait renforcé notre fraternité, et chacun comprenait que le véritable triomphe ne se mesurait pas seulement au nombre de lances brisées ou de collines conquises, mais à la solidité des liens qui nous unissaient.
Ainsi, Isca Silurum retrouvait sa routine, mais elle avait désormais le parfum de la gloire et de la camaraderie, et pour un soldat romain comme moi, chaque sourire échangé, chaque accolade fraternelle, chaque regard reconnaissant d’une femme ou d’un enfant, rappelait pourquoi nous servions Rome : non seulement pour étendre son empire, mais pour maintenir au cœur de ces terres lointaines la force de l’ordre, de l’humanité et de la fidélité partagée.
Part 9
Lorsque les jours reprirent leur cours, sans le tumulte des marches ni le fracas des armes, je me surpris à contempler le camp avec un regard différent. La discipline demeurait, les exercices se poursuivaient, mais une lente mélancolie se glissait dans mes pensées. Assis sur un tertre proche des remparts, je regardais le vent agiter les bannières, et je sentais pour la première fois le poids du temps écoulé : quinze années passées sous l’enseigne de Rome, chaque jour inscrit dans la sueur, la fatigue et parfois le sang.
Carola venait souvent me rejoindre à cette heure, silencieuse, apportant avec elle la chaleur et la familiarité d’un foyer que je n’avais jamais possédé dans la légion. Nous parlions peu : un regard, un geste suffisaient à exprimer ce que les mots ne pouvaient contenir. Je pensais à notre vie future, à cette ferme près d’Herculanum où le soleil baignera nos jours et où nos mains, désormais libres de l’acier, cultiveront la terre plutôt que la guerre. Je songeais à Carola, à sa force tranquille, à l’intensité de ses yeux, et à la chance inouïe que j’avais eue de la rencontrer juste avant mon incorporation.
Dans ces moments de silence, je méditais aussi sur les compagnons que j’avais perdus et ceux qui étaient restés à mes côtés. Sextus, Marcus et les autres formaient désormais un cercle indéfectible dans ma mémoire. Leur loyauté, leurs rires partagés au coin du feu, leurs mains tendues dans les moments de fatigue ou de peur, étaient le véritable trésor de mon existence de soldat. Je réalisais que Rome nous façonnait, certes, mais que la fraternité que nous avions construite était ce qui nous rendait humains au milieu de la discipline, de la rigueur et de la violence.
Parfois, je prenais le temps de parcourir le vicus et d’observer les habitants : les enfants jouant près des fourneaux, les artisans réparant les outils ou les habits, les femmes qui se penchaient sur le linge étendu pour sécher sous le soleil. Je songeais à l’ordre fragile que nous maintenions ici, à l’Empire qui se propageait non seulement par le glaive, mais par ces vies quotidiennes que nous protégions. Ces instants simples me rappelaient que le monde que nous défendions avait des racines invisibles mais solides : l’amour, la famille, l’amitié, la confiance.
Et la nuit, lorsqu’un silence lourd s’abattait sur le camp, je me couchais en pensant à l’avenir, au temps que je pourrais enfin passer avec Carola, à la maison que nous construirions, aux récoltes que nous moissonnerions, aux rires d’éventuels enfants résonnant dans les collines d’Herculanum. Rome, les campagnes, les batailles resteraient derrière moi, gravées dans ma mémoire, mais je savais que ce que je désirais le plus, c’était cette tranquillité douce, cette intimité partagée, et le sentiment de construire une vie à la mesure de nos efforts, loin de la brutalité du monde militaire.
Dans ces instants de réflexion, je compris que la vie de soldat ne se résume pas aux victoires ou aux pertes, mais aux choix que nous faisons, aux liens que nous entretenons, et à la manière dont nous portons notre humanité malgré le fer, la discipline et les souffrances. La guerre forge l’homme, mais c’est dans la paix, même fragile et éphémère, que l’âme se reconnaît. Et c’est avec cette certitude, dans la lumière déclinante du soleil sur les palissades d’Isca Silurum, que je retrouvai pour un instant la sérénité, sachant que, quoi qu’il advienne, j’avais trouvé ma place — et mon cœur — au-delà des batailles, auprès de Carola, au creux d’une vie que je rêvais de bâtir loin de l’acier et du sang.
Part 10
Les années suivantes s’écoulèrent dans une alternance constante de marches, de missions et de veilles au camp. Les grandes batailles devinrent plus rares, remplacées par des patrouilles le long de la rivière Usk, des escortes de convois de vivres et de munitions, et la surveillance attentive des collines alentours, toujours propices à une embuscade des Silures. Chaque mission, bien que moins spectaculaire qu’une campagne ouverte, exigeait la même discipline, la même vigilance, et renforçait la cohésion de la légion.
Je participai ainsi à de nombreuses escortes : des familles de colons, des vivres destinés aux forts isolés, des prisonniers barbares conduits vers les centres de détention. À chaque instant, la moindre erreur pouvait être fatale, car les Silures connaissaient chaque sentier, chaque marécage, et n’hésitaient pas à fondre sur un convoi mal protégé. Ces tâches quotidiennes, moins glorieuses que les grandes batailles, forgèrent néanmoins mon endurance et mon sens stratégique. La prudence devint une seconde nature ; l’observation attentive du terrain et la lecture du comportement de l’ennemi me furent enseignées par les centurions et les vétérans.
Dans ces périodes plus calmes, la fraternité de la légion se révélait dans les détails : partager un morceau de pain grillé autour d’un feu improvisé, protéger un camarade contre la fatigue et les engelures de la nuit, écouter les récits d’anciens combats et en tirer des leçons pour soi-même. Sextus restait mon confident le plus sûr, mais de nouvelles amitiés se tissaient également, avec des légionnaires plus jeunes ou récemment incorporés. Chacun apprenait à respecter l’expérience de l’autre, à tolérer ses faiblesses et à célébrer ses forces.
Le camp offrait également des instants de loisir et de distraction. Les veillées de contes, les chants autour du feu, les concours de course ou de lancer de javelot permettaient de relâcher la tension accumulée et de renforcer les liens entre soldats. Dans ces moments, je me surprenais à sourire librement, à rire de petites facéties ou des maladresses des plus jeunes, et à sentir que cette vie rude était rendue supportable par l’entraide et la camaraderie.
Malgré l’intensité de mes missions et la proximité constante de la guerre, mes pensées revenaient souvent à Carola. Les lettres que nous échangions lorsqu’il m’était permis de quitter le camp étaient un souffle d’humanité dans le tumulte quotidien. Son visage, ses mots, sa tendresse, me rappelaient ce que j’avais à protéger au-delà de l’Empire : un foyer, un avenir, un amour que ni la guerre ni le temps ne pouvaient effacer.
Au fil de ces années, je pris conscience que ma carrière n’était pas seulement une suite de campagnes ou de combats, mais un apprentissage quotidien de la patience, de la discipline et de l’endurance morale. Chaque convoi sécurisé, chaque colline surveillée, chaque prisonnier conduit en lieu sûr représentait une victoire silencieuse, moins éclatante que celles célébrées au retour triomphal, mais tout aussi essentielle à la grandeur de Rome.
Ainsi s’écoulèrent les saisons : entre l’acier, la boue et les marches, la vie de légionnaire me façonnait. Elle me préparait à l’avenir que j’espérais, avec Carola, à la fin de mon service. Et dans chaque effort, chaque fatigue, chaque veillée partagée avec mes frères d’armes, je savais que la gloire ne résidait pas seulement dans la victoire, mais dans la fidélité à ses compagnons, dans l’honneur de son devoir et dans la patience silencieuse qui construit les vies humaines, même au cœur des terres lointaines et sauvages de Bretagne.
Part 11
Avec les années, mon corps ressentit les marques de l’acier et de la marche. Les épaules, endurcies par la lorica hamata et le poids du bouclier, se faisaient plus raides ; les genoux grinçaient après les longues patrouilles dans les collines et les marécages bretons. Pourtant, mon esprit demeurait vif, et chaque expérience, chaque combat, chaque mission accomplie nourrissait la sagesse acquise au fil d’une carrière qui approchait de sa fin.
Le légat et les centurions me considéraient désormais avec un mélange de respect et de confiance. Les jeunes légionnaires venaient souvent me demander conseil, non seulement sur le maniement du glaive ou le placement du pilum, mais sur la manière de soutenir un camarade, d’organiser une patrouille, ou simplement de conserver son calme dans l’urgence. Je leur racontais les campagnes passées, de la bataille de Bedriacum aux affrontements récents contre les Silures, en insistant moins sur la gloire que sur la discipline, la cohésion et la fraternité, véritables remparts contre la mort et la peur.
Les missions demeuraient, certes, mais elles étaient plus mesurées. Les patrouilles longues, les marches harassantes ou les assauts brutaux laissaient place à des escortes stratégiques et à la consolidation des postes avancés. Ces tâches moins périlleuses me permettaient d’observer les hommes autour de moi, de renforcer la cohésion de la cohorte, et parfois, dans le calme du soir, de me laisser aller à la contemplation du paysage : les rivières serpentant entre les collines, les forêts profondes où la lumière se faufilait à peine, et les ciels immenses où le soleil se couchait en larges teintes dorées.
Et puis il y avait Carola. À mesure que la fin de mon service approchait, mes pensées se concentraient sur elle et sur notre avenir. J’imaginais les terres fertiles près d’Herculanum, les récoltes, les journées passées à cultiver la vigne ou à entretenir une maison simple mais accueillante. Je voyais ses yeux clairs me regarder avec fierté et tendresse, nos mains se rejoindre après une longue journée, et notre foyer s’épanouir dans la tranquillité que la guerre ne pouvait atteindre. Chaque marche, chaque veillée, chaque conseil donné aux plus jeunes légionnaires était pour moi une préparation à ce futur, un entraînement à la patience et à la responsabilité qu’impose la vie civile après l’acier et le sang.
Mes derniers exploits militaires furent moins spectaculaires que ceux de ma jeunesse, mais ils furent tout aussi significatifs. La reconnaissance d’un convoi sauvé, la neutralisation d’un petit groupe d’insurgés, la sécurisation d’un fort isolé ; autant de gestes silencieux qui maintenaient la paix et la stabilité dans notre région. À chaque succès, les regards de mes compagnons et le sourire des civils renforçaient ma conviction que la véritable gloire d’un légionnaire réside dans la protection des vies humaines autant que dans la victoire sur l’ennemi.
Lorsque le moment approcha enfin — cette décennie que j’avais envisagée depuis mes premiers jours dans la légion — je sentis un mélange de satisfaction et de mélancolie. Les amis perdus, les frères d’armes tombés au combat, les batailles remportées et les veilles partagées me revenaient en mémoire avec une clarté poignante. Mais la perspective d’un foyer auprès de Carola, la possibilité de vivre enfin pour nous et non pour l’Empire seul, m’apportait un bonheur tranquille, une récompense plus douce que toute acclamation ou honneur militaire.
Ainsi s’achevait ma carrière. Rome m’avait façonné, la guerre m’avait endurci, mais c’était dans la fraternité des légionnaires, dans l’amour patient de Carola et dans le quotidien simple que je trouvais la véritable grandeur. Mon corps rejoindrait bientôt la vie civile, mais mon esprit et mon cœur demeureraient à jamais marqués par ces années de service, par l’acier et la poussière, et par cette certitude que la plus belle victoire d’un homme est celle qui lui permet de bâtir un monde de paix et de tendresse autour de ceux qu’il aime.
Part 12
Le jour tant attendu arriva enfin. Après une quinzaine d’années passées sous l’enseigne de Rome, je reçus mes papiers de libération, scellant la fin de mon engagement dans la LEG II AUGUSTA. Les adieux furent empreints d’émotion : les centurions me serrèrent la main avec gravité, certains camarades laissèrent échapper un souffle que l’on devine entre la fierté et la tristesse, et Sextus, fidèle jusqu’au bout, me fixa longuement sans un mot, ses yeux reflétant les souvenirs de tant de veilles et de combats partagés.
Isca Silurum, avec ses palissades et ses chemins de terre, semblait plus petite que dans mes souvenirs, mais chaque pierre, chaque palissade portait l’empreinte de notre vie commune. Je passai une dernière fois devant les tentes, les fours et le campement d’entraînement, saluant les lieux où j’avais vécu tant de douleurs, tant de rires et tant d’efforts. La légion continuait son œuvre, mais pour moi, cette étape était définitivement close.
Le voyage vers Herculanum se fit à pied et à dos de mule, accompagné de quelques compagnons qui, comme moi, achevaient leur service. Chaque colline traversée, chaque rivière franchie, me rapprochait de Carola et de la vie que nous avions rêvée dans les soirs solitaires du camp. Je me remémorais les longues marches en Bretagne, les embuscades des Silures, les veilles glaciales et les feux improvisés : tout cela avait forgé mon corps, mon esprit et mon cœur, et m’avait préparé à savourer pleinement la liberté à venir.
Lorsque, enfin, les contours familiers de la côte et des collines d’Herculanum apparurent, un souffle d’émotion m’étreignit. Les vignobles, les champs baignés de soleil, et les ruelles de la ville côtière me rappelaient mon enfance, les odeurs de pain chaud et de mer mêlées au parfum des pins. Et là, sur le seuil de notre modeste demeure, Carola m’attendait. Son visage rayonnant exprimait à la fois l’impatience et le soulagement, et lorsque je franchis le pas, nos mains se rejoignirent, nos regards se lièrent, et le monde de l’acier, de la discipline et des batailles disparut derrière nous.
La ferme que nous avions choisie était simple, mais fertile et lumineuse. Chaque matin, le soleil se levait sur les collines et éclairait les vignes et les oliviers que nous cultivions ensemble. Nous avions la terre, le temps et l’amour pour remplir nos journées. Les efforts d’autrefois, les marches, les combats, les veilles au froid et dans la boue, prenaient désormais un sens nouveau : ils avaient préparé notre patience, notre endurance et notre capacité à apprécier le quotidien.
Dans la douceur des premières années de notre vie commune, je retrouvai la sérénité que la guerre m’avait toujours refusée. Carola et moi travaillions côte à côte, partageant les joies simples : semer, récolter, cuisiner, écouter le vent dans les collines et le chant des oiseaux. Parfois, nous évoquions les années passées, les batailles, les camarades tombés et ceux encore vivants, et dans ces souvenirs, nous trouvions la gratitude et l’humilité.
Ainsi, loin des tambours et des trompettes, loin des ordres et des marches forcées, je découvris la plus grande victoire de ma vie : le bonheur tranquille et le foyer partagé avec celle que j’aimais. La légion avait fait de moi un homme, mais l’amour et la paix de cette terre près d’Herculanum me donnaient enfin l’entièreté d’un destin accompli. Le soleil baignait notre modeste domaine, et dans cette lumière dorée, je compris que chaque combat, chaque veillée, chaque effort avait conduit à ce moment : la plénitude d’une vie choisie et aimée, loin du fer et des batailles, au cœur d’une paix retrouvée.
FIN
Glossaire annoté
I. Termes militaires
- LEG II AUGUSTA : Deuxième légion d’Auguste, active en Bretagne, symbole de discipline.
- Contubernium : Unité de huit légionnaires partageant une tente.
- Lorica Hamata : Armure en mailles de fer, flexible et protectrice.
- Cingulum : Ceinturon portant le gladius, symbole de statut et discipline.
- Gladius : Épée courte pour combat rapproché.
- Pugio : Dague romaine.
- Vagina : Fourreau de l’épée ou du pugio.
- Legatus : Officier supérieur d’une légion.
- Centurion : Commandant d’une centurie (~80 hommes).
- Pilum : Javelot lourd pour affaiblir l’ennemi.
- Cohors : Subdivision de la légion, composée de plusieurs centuries.
II. Termes religieux
- Imperator : Général victorieux, puis titre impérial.
- Caesar : Nom de famille impérial.
- Augustus : « Vénérable », titre honorifique impérial.
- Mars : Dieu de la guerre, protecteur des légionnaires.
- Minerve : Déesse de la sagesse et stratégie.
- Vénus : Déesse de l’amour et de la beauté (symbolique).
III. Termes sociaux
- Lupanar : Maison close romaine.
- Vicus : Village ou quartier civil autour du camp.
- Domus : Maison urbaine de notable.
- Affranchi : Esclave libéré.
- Cingulum décoré : Ceinturon orné reflétant statut et discipline.
IV. Termes géographiques
- Isca Silurum (Burrium) : Camp fortifié de la LEG II AUGUSTA en Bretagne.
- Usk : Rivière stratégique en Bretagne.
- Bretagne (Britannia) : Province conquise par Rome.
- Bedriacum : Lieu de bataille en Italie.
- Herculanum / Pompeii : Villes côtières de Campanie, lieux de naissance et d’attachement familial.

