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5-Départ pour Paris (1533-1536)

5-Départ pour Paris (1533-1536)

Publicado el 16, ago, 2023 Actualizado 16, ago, 2023 Salud
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5-Départ pour Paris (1533-1536)

 

 Je vais avoir 18 ans et un seul désir : quitter Louvain. Mais pour aller où ? Montpellier me tente comme Padoue ou Tolède. Solliciter une chaire d’anatomie dans ces villes est prématuré, mais y étudier traverse mon esprit. Quitter la grisaille dont je suis coutumier pour y découvrir une ville ensoleillée sous un climat à la douceur permanente…je passe à Bruxelles pour retrouver ma famille. J’y découvre un François qui a grandi et mûri avec qui les discussions vont bon train bien que cela attriste mon père qui craint que mes morbides attirances ne troublent l’esprit de son plus jeune garçon. Le soir je traîne avec lui dans Bruxelles où ensemble nous assistons à l’Ommegang qui fête tous les ans l’arrivée dans notre ville de la statue en bois de la Vierge Marie, transportée près de deux siècles plus tôt d’Anvers à Bruxelles grâce à un batelier. La Vierge nous apparaît, comme chaque été, transportée dans la ville lors d’une pieuse procession et ramenée dans sa chapelle du Sablon depuis qu’elle y a été déposée, protégeant Bruxelles pour les siècles à venir. Dans une taverne, où nous finissons la soirée, bien que François n’ait que 11 ans, nous conversons une grande partie de la nuit, si heureux de nous retrouver et d’évoquer notre vie à venir et nos souvenirs passés. Ma mère se dit fière de mes résultats et fonde en moi beaucoup d’espoir, soulagée que j’échappe au monotone métier d’apothicaire qui m’était destiné. Quant à mon père sans trop me le montrer, il n’est pas en reste, ayant entendu parler de mes prouesses lors des dissections. S’il réprouve mes actes qu’il ne comprend pas et lui répugne, lui aussi me prédit un grand avenir. Mais déjà mon départ approche. Ayant choisi Paris pour poursuivre ma formation médicale, mon père me tend une bourse bien remplie et une lettre dont je dois faire bon usage. C’est une lettre de recommandation de Nicolas Florenas, ami des parents et dont l’influence est grande à la cour de Charles-Quint où il est médecin et qui a insisté pour que j’aille dans cette ville. Ce médecin, très écouté par l’empereur, croit en mon avenir et m’a poussé à brusquer mon départ. À celle-ci, mon père joint une lettre personnelle destinée à Jacobus Sylvius (Jacques Dubois de son nom français), le seul médecin digne de considération selon lui et « amateur » comme il me le chuchotera, de cadavres en putréfaction. Mon départ est émouvant, car j’abandonne François, heureux pour moi qui me sourit et me félicite, un père qui grimace machinalement un sourire, et ma mère éplorée qui peine à garder un visage serein.

  J’atteins Paris après une dure semaine de coche dans un état de grande fatigue et de crasse innommable. Mais me voilà rendu. Il ne me reste plus qu’à m’inscrire à la Faculté de Médecine avec ma lettre de recommandation et une attestation d’appartenance à la communauté catholique et me présenter chez le célèbre Jacobus Sylvius après m’être installé chez l’habitant et avoir vigoureusement décrassé corps et habits. Même si Paris n’est pas forcément l’université où j’aurais voulu aller, je sais que cette ville possède les universités les plus célèbres de toute l’Europe et les étudiants s’y pressent, venant de toutes les régions et de tous les pays. Le hasard est espiègle. Je trouve à loger chez l’habitant, rue de la Grange aux Belles, qui donne sur le gibet de Montfaucon. Une nouvelle fois, je cohabite avec les corps des condamnés à mort. Mais cela fait bien longtemps que la pestilence qui se dégage des charniers m’est indifférente. Le gibet est érigé sur le sommet d’une éminence afin que l’on puisse voir de loin les exécutions et que cela serve à détourner des crimes ceux qui auraient eu un malin penchant à les commettre. Après la révolte des cabochiens qui relance la guerre de Cent Ans, l’échafaud est agrandi et transformé en portique à seize piliers, disposé sur deux niveaux, permettant de recevoir jusqu’à cinquante corps : tant marauds, assassins ou fripons que les corps des suicidés dont l’église réprouve l’acte et damne les âmes.

J’apprends beaucoup plus tard, devenu habitué du lieu, que les chaînes qui ont remplacé la corde pour suspendre les corps permettent de laisser les cadavres en place jusqu’à la dessiccation complète. Certainement pour marquer les esprits. Nous avons ainsi droit à tous les états de dessèchement des corps et presque l’embarras du choix dans le vol. Comme le clame une chanson en usage, « Du cadavre au squelette, on peut étudier les progrès que les morts font dans la pourriture ».

Dès les premiers mois de l’automne 1533, je commence à suivre l’enseignement des magisters de la Faculté qui a repris depuis le 18 octobre. Chaque matin, me voilà levé à cinq heures, ce qui me permet de procéder à une toilette sommaire qui consiste en un brossage des dents, la taille de ma barbe et le broc d’eau, mis à ma disposition dans la pièce où je dors et étudie, permet un lavage grossier. Dehors la nuit est là pour un moment encore. Dans la cuisine, la servante a disposé sur la table une miche de pain et empli les écuelles du lait fourni par une étable proche. Nous sommes quelques étudiants aisés à dormir chez l’habitant dans des conditions similaires que sont loin de partager tous mes camardes, et ceux qui n'ont pas cette chance louent une soupente, glaciale en hiver, et se nourrissent du strict minimum. Au 15 rue de la bûcherie, la lourde porte de la Faculté est déjà ouverte et un flot d’étudiants encore endormis se déverse dans la petite cour pavée qui mène aux salles d’enseignement. Devant les entrées, quelques pierres massives sont érigées pour que nos maîtres puissent enfourcher sans mal leurs montures. J’admire quelques professeurs. Jean Fernel, avant d’enseigner la médecine a fait des études de mathématiques et d’astronomie. Il professe la médecine avec passion et sa renommée est telle qu’il deviendra le médecin personnel d’Henri II, de son épouse Catherine de Médicis et de sa maîtresse, Diane. Mais je réalise vite combien cet homme demeure un médecin traditionnel ne se résignant pas à rejeter les textes de Galien ou du moins ne remettant jamais en doute ses descriptions anatomiques, les considérant intangibles. Il modifiera cependant sa classification des pathologies distinguant la pathologie pure, c’est-à-dire la maladie, des symptômes de la maladie permettant le diagnostic, ce qui constitue une approche essentielle. En réalité, il dépoussière les ouvrages galéniques sans remettre en cause le moindre écrit de Galien. Et l’on n’est pas un anatomiste réformateur avec une classification. Malgré son immense compétence, il reste un médecin du passé. Les principes hérités du Moyen-Âge sont restés gravés dans son esprit. La maladie, à ses yeux n’est qu’une disproportion entre les quatre qualités de la matière – chaud, froid, humide, sec – ou d’un dérèglement dans l’action des esprits – animal avec le cerveau et les nerfs, vital avec le cœur et les artères ou naturel avec le foie et les veines. Le rôle de la thérapeutique est donc de combattre la cause de l’affection - et non l’affection - pour rétablir l’équilibre des humeurs ou l’accord des esprits. La saignée, l’incision de l’abcès, les purgatifs ou les diurétiques traitent ainsi des humeurs en excès.

Parmi mes autres professeurs, deux personnages se distinguent : Jacques Dubois dit Jacobus Sylvius et Jean Gonthier d’Andernach, un allemand dont j’ai déjà eu l’occasion de parler. Ses opinions religieuses, hélas, l’obligeront quelques années plus tard à quitter la France, étant favorable aux idées de la Réforme ! Ces professeurs enseignent en des lieux différents comme le collège de Cornouailles ou le collège de Tréguier pour Jacques Dubois, collèges rattachés à la Faculté de médecine sise rue de la bûcherie, proche de l’Hôtel-Dieu. Cette rue qui va du petit Châtelet à la place Maubert où Étienne Dolet sera brûlé avec ses livres quelques années plus tard, doit son curieux nom au fait que le bois y était entassé et vendu par les négociants aux Parisiens comme bois de chauffage ou de construction. Le collège de Tréguier, érigé sur la montagne Sainte-Geneviève deviendra quelques années plus tard, après sa destruction et celle du collège de Cambrai, le collège royal de France élevé à leur place, que l’on nommera plus tard collège de France, dont Jacques Dubois sera l’un des plus célèbres professeurs. Les cours magistraux, dispensés rue de la bûcherie, sont réservés aux étudiants ayant acquis une formation ès arts que j’avais obtenue à Louvain avec une parfaite connaissance du latin et du grec. Jacobus Sylvius jouit d’une telle notoriété qu’il remplit des salles de 500 étudiants malgré le coût élevé des dissections pour une grande part d’entre nous. Mes journées, bien remplies, alternent donc entre les cours dans divers collèges proches de la rue de la bûcherie, une présence encadrée à l’Hôtel-Dieu et des dissections organisées par la Faculté, fort rares en réalité. Je dois, du reste, corriger une idée erronée, ancrée chez tous les étudiants qui se plaignent de cette rareté, tenant l’église responsable de cette impossibilité à toucher aux corps humains depuis le Concile de Tours en 1163. En fait, l’église n’a prononcé aucun anathème sur la chirurgie et l’anatomie et la phrase que l’on murmure à tous propos « ecclesia abhoret a sanguine » - l’église hait le sang – n’a jamais été rapportée. L’église refuse que chez les défunts on sépare les os de la chair, ce qui permettait d’enterrer le corps en un autre lieu, comme ce fut fait pour le roi Louis IX après avoir fait bouillir ses os quand il mourut à Tunis durant la 8e croisade. Elle reste tout de même réservée pour ces dissections qu’elle ne tolère qu’à peine et refuse que le cœur, siège de l’âme selon Aristote, soit examiné.   Ces corps mis à disposition pour la Faculté sont donc de deux à trois au maximum par an. Le souverain mépris que les médecins portent aux chirurgiens barbiers participe à cet ostracisme et le peu de corps livrés au doyen par le lieutenant du Châtelet se fait en vertu d’un privilège royal accordé à la Faculté. Leur état de putréfaction est tel que bien souvent le maître ne demande au barbier ou au prosecteur de ne toucher que les parties toutes superficielles et d’éviter d’explorer les viscères ou la cage thoracique. La dissection a lieu de préférence en hiver, les corps se conservant ainsi plus longtemps. De plus, celle-ci est payante et le coût en est assez élevé. Entre le corps du supplicié, le bourreau et ses valets, les frais du transfert en barque depuis le quai des Célestins jusqu’à la bûcherie, les honoraires pour le docteur, le barbier et le bedeau, la somme s’élève à plus d’un écu. Montant acceptable pour moi qui dispose, grâce à mon père, d’un peu d’argent. Mais c’est loin d’être le cas, comme je le disais, pour la majorité des étudiants dont la famille peine à subvenir à leurs besoins et qui vivent dans des galetas. Ceci n'est encore rien si la dissection présente un quelconque intérêt. Je constate très vite que nos maîtres entrent dans l’amphithéâtre affublés de leur robe cramoisie, s’installent dans une cathèdre posée sur une estrade et ânonnent en parfait latin les descriptions faites par Galien 1300 ans plus tôt, désignant d’une baguette et d’un geste vague et imprécis les parties anatomiques qui apparaissent sous le couteau du barbier ou du prosecteur. À aucun moment, nos maîtres ne daignent contempler vraiment ce que le prosecteur coupe inélégamment, car disséquer serait   un terme impropre. Dépité et frustré, je ne peux m’empêcher de marquer mon mécontentement au bout de quelques présentations qui s’apparentent à une farce.

 —  On apprend davantage sans bourse délier en fréquentant l’étal des bouchers !

Ce cri de colère fait grand bruit bien que là n’est pas le but, et est repris aux dissections suivantes dans ces caves sombres et malodorantes de la rue de la bûcherie où les sièges sont très inconfortables et l’odeur infecte par manque de ventilation. Si les étudiants ne se privent pas de colporter cette phrase qui les amuse, ce sont surtout les bourgeois aisés qui s’en amusent. Oisifs et curieux, ils viennent, payent leur écot, restent fort peu de temps, écœurés par ce qu’ils voient, indisposés par l’odeur malgré le linge parfumé qu’ils plaquent sur leur nez et repartent sitôt entrés, n’oubliant pas, déçus de la séance, de rapporter ma remarque en l’enjolivant.  Elle fait rapidement le tour de la Faculté et ne me fait guère apprécier de mes maîtres d’autant qu’après quelques séances similaires je m’efforce de les convaincre de me laisser pratiquer les dissections et je suis aussitôt jugé d’une prétention insupportable.

Pendant la matinée et cinq fois dans la semaine, je me rends dans les salles de l’Hôtel-Dieu. Sous l’assistance de maîtres et de chefs de service, nous déambulons devant les malades, terme le mieux à même de décrire notre fonction, car nous ne nous en approchons guère. Tout au plus, posons-nous quelques questions sous le regard attentif d’un maître. 

  Il ne reste pas grand-chose du plus vieil hôpital de Paris, dont les premières pierres furent élevées au VIIe siècle, par l’évêque Saint Landry. Puis des constructions modernes ont émergé au XIIe siècle, initiées par Maurice de Sully, avec aussi la cathédrale Notre-Dame, lors de son accession à l’épiscopat de Paris en 1160. Le nouvel Hôtel-Dieu, en plein cœur de la capitale, s’étend du portail sud du parvis de Notre-Dame à la rive gauche de l’île de la Cité. Le pont au double rejoint ces deux parties et a été affublé de ce nom, car pour l’emprunter on doit s’acquitter d’un double denier pour traverser la Seine à pied. Ils doivent servir à agrandir l’hôpital et en augmenter les effectifs. Quand j’arrive à Paris, l’Hôtel-Dieu connaît une crise financière sérieuse due en partie à une mauvaise administration. La gestion de l’établissement assurée jusqu’alors par un maître et un prieur est désormais aux mains de gouverneurs laïcs qui ne rendent compte des deniers publics qu’une fois l’an. Très insuffisant pour le pouvoir royal qui y met son nez afin de gérer au mieux les dépenses. La population porte aussi désormais un regard critique sur la pauvreté et les gestes de générosité envers les plus démunis deviennent rares. Le petit peuple est maintenant considéré comme une menace pour la société. Ces dons qui disparaissent et dont la vocation était sanitaire amènent une dégradation des locaux. Le matin pour franchir la porte d’entrée de l’hôpital, je dois passer le parvis de Notre-Dame, véritable cour des miracles où campent les indigents qui quémandent quelques sous, les camelots, les bateleurs et les coupe-jarrets à l’affût d’un mauvais coup. À l’entrée du bâtiment, une foule de miséreux traîne en guenilles attendant qu’une place se libère, très habile manière de recevoir gîte et couvert. Mais le pire est à venir. Les salles, petites, sont surpeuplées.  On y entasse plusieurs malheureux sur un même grabat, souvent tête-bêche pour être moins serrés. L’air est irrespirable, chargé d’exhalaisons malodorantes qui suintent de ces misérables carcasses. Effluves de sueur des corps à l’agonie, des vomissures, de la puanteur des gangrènes, de l’odeur prégnante des urines infectées ou autres remugles quand ce n’est pas des plaies nécrosées ou bouffées par la vermine, sans oublier les excréments des gisants.

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