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Dépassons la logique financière, le système suivra

Dépassons la logique financière, le système suivra

Publicado el 7, mar., 2020 Actualizado 7, mar., 2020 Economía
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Dépassons la logique financière, le système suivra

Les symptômes ne manquent pas pour alerter gouvernants, dirigeants et populations sur la prochaine crise systémique à venir, financière, économique ou sociale : croissance en berne, politiques de relances par la demande ou la monnaie incapables de rétablir des équilibres durables, bulles financières successives, accroissement des inégalités, tendances protectionnistes des nations, perte de confiance dans les institutions, peuples sous tension, menaces climatiques.

Pourquoi paraissons-nous alors si impuissants à passer enfin d’une logique financière spéculative, implantée dans nos outils et nos esprits depuis 30 ans, à une logique distributive lucidement programmée ? D’autant que la 4ème révolution industrielle pousse à repenser le vieux système de répartition du travail et du capital.

Le choix d’un système distributif et inclusif est en réalité avant tout politique, au sens de fruit d'un consensus citoyen et collectif.

Notre système économico-financier est à bout de souffle, étranglé et aveuglé par l’hyper-concentration.

L’économie financiarisée est malade : économie de l’oligopole, économie de la dette, économie des inégalités. Comment pourrait-il en être autrement ? Depuis 40 ans, tandis que la capitalisation boursière mondiale était multipliée par x55, le PIB mondial a été multiplié seulement par x13 et la population mondiale à peine par x2. La création de valeur financière et monétaire, placée au cœur des outils de pilotage, s’est tellement dissociée de la création de valeur économique, que c’est tout le système de mesure et de distribution de la richesse qui s’est enrayé. Et malgré l’amélioration du niveau de vie global, les peuples grondent.

Nous assistons incrédules à une concentration continue des richesses dans les mains de quelques uns, impuissants à enrayer cette mécanique. Cette concentration des richesses caractérise le poumon même de l’économie, le secteur bancaire et financier. Le bilan des 25 plus grandes banques du monde représente 2/3 du PIB mondial. En France, le phénomène est notable puisque le 1ère établissement affiche un total bilan équivalent au PIB national (en comparaison, la 1ère banque US pèse 13% du PIB américain). Dès lors, comment attendre du système actuel, même éthique et responsable, de nous sortir d’une mécanique d’hyper-concentration et de réseaux d’intérêts qui l’enferme lui-même ? L’injonction paradoxale est trop forte.

Nous sommes pris par des processus mathématiques élaborés, programmés depuis 30 ans au service de la spéculation financière.

La mécanique spéculative à l’œuvre depuis trente ans dans les salles de marché des établissements financiers est sous-estimée. L’ampleur de son impact sur les structures économiques et sociales est ignorée du débat démocratique, volontairement ou non. Pourtant, l’usage de moyens informatiques sophistiqués et l’application de théories mathématiques pointues ont été mis au service d’une logique d’assurance de rentabilité court terme, dissociée des réalités économiques et encourageant mathématiquement la concentration de richesses pour croître[1].

Progressivement, les prix ont fini par ne plus donner aucune information, à l’image des taux d’intérêts devenus négatifs, brouillant la lecture de l’offre et de la demande, altérant la pertinence des outils de pilotage des décideurs. En parallèle, c’est toute l’épargne mondiale, y compris nos retraites, nos impôts et nos assurances long terme, qui a été attirée vers les marchés financiers par espoir de rentabilité court terme.

Ingénieux système où nous sommes finalement tous, « pauvres » ou « riches », pris au piège de l’arbitrage poussant à continuer à pédaler, par peur de perdre ce que nous croyons acquis. Une bombe à retardement planétaire.

Promesse d’un système décentralisé, la technologie blockchain sous-jacente au Bitcoin ou au Libra reproduit les symptômes du vieux modèle.

C’est sûrement conscient de l’impasse du système actuel que quelque initié publiait le 31 octobre 2008 sous le pseudonyme de Satoshi Nakamoto le livre blanc de Bitcoin. Bitcoin est un assemblage de techniques informatiques et cryptographiques, dit de blockchain, qui permet de programmer un système d’échange de valeurs sécurisé sans intermédiaires. L’infrastructure d’un nouveau système financier et monétaire à la fois automatisé, plus rapide, plus sûr, moins cher et distribué entre les acteurs.

Pourtant, à l’issue d’une première phase de maturation de 10 ans portée par des développeurs du monde entier, la technologie marque surtout les esprits par la bulle des ICO (Initial Coin Offering)[2] et le faible nombre de cas d’usage concrets. L’obsession d’un gain financier rapide sur les jetons numériques comme mesure du succès impose de créer de la rareté pour pousser la valeur, ce qui anesthésie mécaniquement les projets misant sur la blockchain pour instaurer de nouveaux modèles économiques distribués et ouverts, sans intention spéculative. Beaucoup de projets se sont retrouvés pris au piège de ce paradoxe spéculation-distribution, ne trouvant alors ni relais ni financements.

Même l’annonce du Libra, la monnaie d’échange du futur écosystème économique emmené par Facebook, interpelle par sa logique de captation des richesses et du pouvoir, en dépit de l’intérêt que susciterait l’ouverture massive à un modèle redistributif et inclusif de par la rémunération versée aux utilisateurs en échange de l’usage des services. Etonnante capacité du système en place à concentrer les énergies d’un nouvel écosystème, qui se réclame pourtant d’une logique libertaire de décentralisation, sur l’obsession de rentabilité financière plutôt que sur l’usage économique.

Le reflet systémique de la logique financière sur la blockchain vient du cœur même des techniques de programmation.

Pour fonctionner, les plateformes nécessitent d’organiser le réseau informatique selon un schéma dans lequel les « participants » sont programmés pour assurer des échanges sans tricher. Il s’agit d’algorithmes mathématiques appelés « protocoles de consensus » ; il en existe une vingtaine (proof of work, proof of stake, proof of authority, proof of activity, etc).

Ces algorithmes reposent néanmoins sur un pêché originel : ils sont tous pensés depuis les années 80 selon la formulation du problème des généraux byzantins, consistant pour instaurer la confiance du réseau à rechercher un participant leader pour chaque transaction et à l’engager par une récompense financière[3]. C’est ici que vient se reproduire la logique financière, gangrénant la technologie et conduisant paradoxalement à une concentration et un ralentissement du réseau pour faire monter le cour financier de la récompense.

En portant la confiance du réseau dans la motivation d’un leader plutôt que dans la qualité du contenu, la logique informatique conduit à l’inverse du but recherché : plutôt qu’un système distribué, le système aboutit à une décentralisation de la concentration autour de nouveaux acteurs (mineurs, investisseurs, …). La maladie se déplace mais le virus demeure.

Une économie inclusive est possible, mais elle nécessite de la lucidité politique pour sortir de l’intoxication financière.

Le changement de système de l’hyper-concentration à la distribution est inéluctable car même si nous sommes pris dans une logique spéculative, l’envahissement de « l’homme » par « l’espèce-machine » (intelligence artificielle, objets connectés, automatisation des processus) accélère le besoin d’adapter la structure du travail, du capital et des sociétés.

C’est ce que défend la logique lucide de la « utility economy » qui intègre l’impact des technologies en accordant une valeur économique intrinsèque aux contributions intellectuelles et à l’usage par l’homme des produits et des services, au-delà de la seule production. Cette logique permet d’inclure chaque humain à la création de richesse globale, qu’il soit producteur ou utilisateur ou les deux. Une solution à la disparition inévitable d’une grande partie du travail productif, à ce stade encore masquée entre chômage et bulle de l’emploi (ubérisation, bullshit jobs).

Que ce soit dans le conflit ou l’adhésion, notre système mutera vers une nouvelle distribution des richesses basée sur chaque utilisateur.

Technologiquement, il est déjà possible de penser les protocoles de consensus en privilégiant la distribution, sans la confondre avec la décentralisation. Mathématiquement, l’enjeu consiste à penser le réseau comme une armée sans chaîne de commandement, à appliquer une logique de marché qui consiste à atteindre un accord régulier entre acheteur et vendeur. La digitalisation de l’information permet en outre d’associer aux jetons (« tokens ») des informations non-financières et d’aller vers des indicateurs qui prennent en compte tout le réel, intégrant des indicateurs de performance, d’impact sur l’environnement, de bien-être de type « satisfaction utilisateur » ou d’impact sociétal et environnemental.

Politiquement, il s’agit de réglementer et responsabiliser la programmation des algorithmes selon une approche qualitative, sans promesse de rentabilité financière mais avec une logique de back-testing, de responsabilité et de sanction. Il s’agit d’indexer les réserves de valeur, donc les monnaies, non plus sur l’or mais sur l’usager, donc l’humain. Avec des risques induits à encadrer (notation sociale, manipulations, censures, influences). Une révolution collective, impossible sans clairvoyance des régulateurs.

Que choisiront les gouvernants limités par une logique de concentration et des réseaux d’intérêts? A quel point sommes-nous nous–mêmes influencés ou cyniques face aux changements à opérer? A quel point sommes-nous capables de risquer de perdre collectivement de la sécurité court terme pour construire un modèle plus inclusif et pérenne, mais inconnu?

Le temps, qui semble parfois s’accélérer, le dira vite...

 

[1] « Le mensonge de la Finance. Les mathématiques, le signal-prix et la planète », Nicolas Bouleau, préface Gaël Giraud, Les Editions de l’Atelier, février 2018

[2] ICO : mode de financement consistant en l’émission de jetons numériques représentant un usage ou une valeur proposée à l’acheteur par l’émetteur.

[3] « Decentralization : the big problem for blockchain », Giuseppe Gori

Article paru initialement en Novembre 2019 dans le rapport "LIBRA et l’économie du token, un scénario sur 10 ans"  sous le titre "En réponse à la prochaine crise, le choix assumé d’un modèle inclusif appelle à une autre conscience politique." https://www.iconomie.org/tag/libra/

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